Projet Chorus : tout se passe aussi mal que prévue

Encore un flot de critiques pour Chorus, le pharaonique projet de refonte de la gestion comptable de l'Etat basé sur SAP. Après une première salve en début d'année, la Commission des Finances précise ses griefs. Et met en cause la gouvernance d'un projet où technique et organisation ne semblent toujours pas avancer de concert. Pour les prestataires impliqués sur le projet, il est toutefois trop tard pour ergoter. La priorité est aujourd'hui au déploiement du cœur comptable dans tous les ministères. Et rien d'autre.

Après un premier rapport de la Cour des comptes s'inquiétant des dérives de Chorus, le gigantesque projet de mise en place d'un nouveau système comptable pour l'Etat s'est attiré une seconde volée de bois vert cet été. La charge provient de la Milolf (Mission d’information de la commission des Finances sur la mise en œuvre de la LOLF, loi organique relative aux lois de finances). Dans un document publié en juillet, et passé inaperçu dans la torpeur de l'été, cette dernière "approfondit et complète le premier rapport d’information publié en janvier dernier à la suite de l’enquête demandée à la Cour des comptes". Basé sur des entretiens avec des responsables de ministères ou de services déconcentrés de l'Etat - les futurs utilisateurs de Chorus -, ce rapport "approfondit et complète" surtout les critiques émises en début d'année, alors que les déploiements de l'application basée sur SAP ont démarré cet été à grande échelle (voir encadré en bas de page). Et va un plus loin, en fournissant une liste de 21 recommandations visant à corriger les dérives du projet, voire à éviter un blocage pur et simple.

 

La paye des fonctionnaires et Chorus déconnectés
Avant même son lancement officiel - ce n'est que cette semaine que l'Opérateur National de Paie (ONP) a choisi le consortium chargé de réaliser la solution (Accenture-Logica-Sopra sur base HR Access) - le projet de futur système de gestion de la paye des quelque 3 millions de fonctionnaires prend une torpille par le travers de la part de la Commission des Finances. Dans son rapport, cette dernière souligne les questions qui se posent sur la cohérence entre Chorus et le futur SI Paye, deux applications complémentaires. Le futur SI Paye, sur base HR Access, devant dialoguer avec les systèmes d’information des ressources humaines (SIRH) des ministères, "qui seront reconstruits autour d’un noyau commun de l’éditeur SAP (le même que pour Chorus)". Un SAP qui, dans le cadre du dialogue compétitif organisé par l'ONP, vient précisément de perdre la compétition pour la réalisation du SI Paye.
 
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Car, en filigrane de ce document, transparaissent clairement les guerres de pouvoir qu'ont réveillé Chorus. Notamment l'angoisse des ministères de voir Chorus se transformer en outil de flicage au service de la direction du Budget. "L'inquiétude demeure que Chorus soit un élément de recentralisation au profit notamment de la direction du Budget", relevait ainsi le député du Nouveau Centre Charles de Courson, membre de la Milolf, lors de son audition devant la Commission des Finances. Bref, la LOLF et Chorus seraient "instrumentalisés" par le Budget pour recentraliser la gestion des finances de l'Etat, alors que la réforme visait précisément à redonner plus d'autonomie aux gestionnaires locaux. "Tout le projet est pollué par des considérations politiques", reconnaît une source qui connaît très bien Chorus et suit le projet depuis ses origines, sous couvert d'anonymat. "Chorus n'est qu'un prétexte pour changer l'organisation de l'Etat. Mais l'organisation cible a-t-elle été suffisamment préparée en amont ?", s'interroge un autre acteur en prise directe avec le projet. Avant de soupirer : "les politiques seraient bien inspirés d'aller rencontrer des dirigeants du privé qui ont appuyé la réorganisation de leurs services sur un ERP." On a le droit de rêver.

Première cible : une gouvernance trop technique

En substance, les obus de la Milolf se concentrent sur trois cibles. Primo, la gouvernance du projet, accusée d'être trop technique. "Plusieurs ministères ont indiqué à la Mission (la Milolf, ndlr) que le fait que le COS (le comité d'orientation stratégique de Chorus, càd. l'organe de gouvernance, ndlr) se réunisse moins fréquemment qu’en début de projet place l’AIFE (Agence pour l’informatique financière de l’Etat, qui pilote le chantier au quotidien, ndlr) en situation d’interlocuteur unique des ministères et accroît la tendance aux relations bilatérales. Au sein du COS, la présentation des choix sous un angle exclusivement technique ne facilite par la compréhension des enjeux", indique le rapport. Et de citer ce qu'il qualifie "d'exemple le plus parlant" de cette prise en compte insuffisante des aspects organisationnels du projet, à savoir la réorganisation des services déconcentrés de l’État. En effet, alors que le projet était déjà lancé, la réforme générale des politiques publiques (RGPP) s'est traduite par une réorganisation dans lesdits services déconcentrés. Hormis la Justice, la Défense et l’Éducation nationale, qui conserveront leurs services propres, les tâches comptables des autres ministères seront regroupées au sein de services régionaux.

 

Chorus en faits et chiffres

* Coût total 2006-2015 (y compris maintenance de Chorus) : 1,1 milliard d'euros.

* Sur les 255 applications financières des ministères (hors applications du Budget) :

- 78 seront remplacées totalement ;
- 6 seront remplacées partiellement ;
- 5 seront remplacées partiellement et interfacées ;
- 55 seront interfacées en l’état ;
- 58 ne seront ni remplacées ni interfacées ;
- Reste 53 applications dont le sort n'a pas été fixé.
Notons que ces chiffres, fournis par Jacques Marzin, directeur de l'AIFE, à la Mission de la Commission des Finances, sont sensiblement différents de ceux donnés par le ministre Eric Woerth, lors de son audition devant la Commission des Finances en janvier dernier.

* Les déploiements s'effectuent par vagues, espacées de 6 mois, chacune correspondant à une nouvelle version de Chorus :

- v1, juin 2008 : 100 utilisateurs, périmètre très réduit ;
- v2, janvier 2009 : 400 utilisateurs de plus, périmètre fonctionnel étendu, mise à jour en avril avec le module de gestion immobilière (RE, plus de 1 000 utilisateurs concernés) ;
- v3, juillet 2009 : 2 000 utilisateurs de plus (avec le début des déploiements dans les "gros" ministères, démarrant par l'Education Nationale) ;
- v4, janvier 2010 : 11 000 utilisateurs de plus (ministère de la Défense, de la Justice, reste de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur et de la recherche, plus une partie du périmètre pour les ministères de l’Écologie et de l’Agriculture, expérimentation dans les préfectures). C'est une des étapes clefs, un sujet prioritaire pour l'AIFE. Un acteur de projet parle de "pression démentielle" sur cette version ;
- v5, juillet 2010 : 3 500 utilisateurs supplémentaires ;
- v6, janvier 2011 : derniers déploiements (sur 10 000 utilisateurs restant) ; périmètre fonctionnel complet sur le cœur comptable devant permettre une certification des comptes de l'Etat par la Cour des comptes.

* Les prestataires : pré-sélectionnés via un accord-cadre, les SSII chargées du déploiement sont retenus ministère par ministère. Pour l'heure, les élus sont :

- Education Nationale : BearingPoint-Sopra ;
- Défense : BearingPoint-Sopra ;
- Intérieur : Logica ;
- Ministère de l'Écologie, du Développement et de l'Aménagement Durables (Medad) : Capgemini-Logica.

Mais les modalités de ce regroupement restent bien floues, comme en témoignent plusieurs sources directement impliquées sur le projet, à des niveaux très divers. Sous couvert d'anonymat, l'une d'elles remarque : "avec cette réforme, le préfet n'est plus l'ordonnateur central pour un certain nombre de tâches. D'autre part, les départements ne sont pas tous alignés sur les mêmes processus. Bref, sur le plan organisationnel, l'environnement n'est pas stabilisé". Une lacune de taille dans la mise en place d'un système comme SAP, où la rigueur et l'alignement des processus constituent des facteurs bien identifiés de réussite. Même si l'un des acteurs directement en prise avec le projet explique que l'organisation n'a pas besoin d'être alignée à 100 % sur la cible pour le gros déploiement de la fin d'année (11 000 utilisateurs quand même), des incertitudes doivent encore être levées à ce niveau.

 

Seconde cible : moins pour le même prix ?

Second motif d'inquiétude de la Milolf : les fonctionnalités. Les critiques s'articulent selon deux axes. D'abord, les ministères craignent que le progiciel ne fournisse pas le même niveau de fonctionnalités que les applications qu'il est censé remplacer. "Plusieurs ministères ont indiqué à la Mission qu’ils avaient subordonné l’abandon d’applications ministérielles à la « condition de non-régression » en termes fonctionnels par rapport à la situation actuelle", indique le rapport qui fait notamment état des questionnements de l'Intérieur sur deux de ses principaux applicatifs (Gibus et Gesfi). La mise en œuvre de Chorus-RE, le module de gestion immobilière, avec ses fonctions a minima ne sont pas là pour rassurer. "Les besoins en matière de gestion immobilière n’ont pas été recensés avec suffisamment de précision, certains ministères – sinon la totalité – n’ayant pas été consultés sur ce point", s'énerve la Milolf, qui écorne au passage la gestion de projet de l'AIFE.

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Autrement dit, si Chorus ne fait pas au moins aussi bien que les 89 applications qu'il est censé remplacer (totalement ou partiellement), les ministères menacent de conserver leurs systèmes en l'état. Avec les coûts qui en résulteront, plombant d'autant le retour sur investissement que doit amener un projet qui dépasse le milliard d'euros (voir tableau ci-dessus). Pour une de nos sources, l'intérêt est évidemment de greffer petit à petit les applications périphériques au cœur comptable SAP. Et de citer l'exemple de la gestion des stocks. "Mais ce sujet n'a pas été abordé d'emblée car il est trop conflictuel ; rappelons que l'AIFE n'est pas responsable des applications ministérielles". Pour un autre interlocuteur, cette exigence des ministères semble tout bonnement ubuesque : "une clause de non-régression, mais pour qui ? Rappelons que, pour la Cour des comptes, les systèmes actuels ne sont pas satisfaisants. C'est un vrai problème au niveau de l'Etat dans son ensemble".

 

Jacques Marzin, putching-ball indéboulonnable ?
 
Dans son rapport sorti en juillet, la mission de la Commission des Finances ne se prive pas de "charger" l'AIFE (Agence pour l’informatique financière de l’Etat, qui pilote le chantier, ndlr) : engagements non fiables, promesses non tenues, manque de transparence, etc. Et va même jusqu'à manier l'ironie grinçante : "l’AIFE indique que le déploiement de Chorus s’effectue de façon échelonnée dans le temps, selon les ministères, pour éviter les risques inhérents au « big bang ». Il est vrai que l’étalement de fait du déploiement annihile tout risque en la matière, même virtuel…" Des saillies qui visent directement Jacques Marzin, le directeur de l'AIFE, fréquemment pris pour cible et pas vraiment en odeur de sainteté dans plusieurs ministères. Pourtant, selon nos interlocuteurs, le siège du pilote de Chorus n'est pas si éjectable qu'il y paraît. "De toute façon, personne ne veut de ce job", s'amuse l'une de nos sources.
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Plus gênant à court terme, le chantier de reprise des données, permettant de basculer l'existant dans Chorus lors de "l'extinction" des applications ministérielles, semble avoir été mal préparé. "L'outil de bascule est un peu trop générique. Le sujet s'annonce très chaud notamment à la Défense, où les volumes sont considérables, mais aussi à l'Education nationale", remarque une source. Un point sur lesquelles convergent tous les spécialistes que nous avons interrogés, même si pour l'un d'entre eux, la bascule ne constitue pas réellement un point de blocage. Avec un basculement de l'Education nationale sans trop de sueur froide dans le courant de l'été (3 500 utilisateurs). L'outil de bascule devrait être amélioré pour la v4 de Chorus, attendue en fin d'année. En attendant, certaines opérations de reprise de données devront être tout de même effectuées à la main.

 

Troisième cible : des calculs de ROI "fragiles"

Sur la base de ces éléments, la Milolf a tôt fait de sortir sa calculette et de s'interroger sur le coût total du projet. En effet, chaque application que Chorus ne remplacera pas entraîne un coût qui, certes, ne plombe pas directement le budget du projet, mais met à mal les hypothèses de retour sur investissement avancées par les promoteurs de Chorus. "Les contraintes budgétaires au niveau de l’AIFE font craindre des reports de charges sur les ministères", résume le rapport. En gros, ce que l'AIFE se refuserait à dépenser pour tenir ses objectifs budgétaires viendrait grever la cassette des ministères. Exemple extrait du rapport : "Certains ministères ont émis des inquiétudes sur la mise en place effective d’interfaces entre Chorus et les applications ministérielles, pour éviter les doubles saisies et gérer de manière synchrone les différents référentiels". Et qui dit double saisie, dit impossibilité de réduire les effectifs comptables de l'Etat, une des cibles premières de Chorus. "La Mission a eu la surprise de constater que les ministères auditionnés ont tous indiqué que le déploiement de Chorus n’entraînerait pas de réduction d’effectifs au-delà de ce qui a été expressément décidé dans le cadre de la RGPP", ajoute le rapport, citant la Justice qui prévoit la suppression de... 2 postes. Et la Milolf de tancer l'AIFE pour son manque de transparence, notamment sur la disponibilité des interfaces entre les applications ministérielles appelées à subsister et Chorus.

Les députés en veulent encore plus

Tout en faisant part de son scepticisme sur le calendrier et le respect des budgets, la Commission des Finances recommande d'élargir la cible de Chorus. Paradoxal ? Oui et non, car, selon la mission de la Commission, ces extensions font figure de prérequis pour que ce projet pharaonique dégage les économies promises lors de son lancement ou réponde pleinement aux attentes de la Cour des comptes. Le rapport enjoint l'AIFE, l'agence de l'Etat qui pilote le projet, de travailler dans trois directions :

- inclure les opérateurs de l'Etat. Ces derniers, notamment les établissements publics, ne sont aujourd'hui pas intégrés à Chorus. Difficulté supplémentaire, leur plan comptable est différent de celui des administrations centrales. La mission réclame donc une "harmonisation" des normes comptables et le lancement d'une expérimentation en la matière.

- mettre en place un service comptable à compétence nationale. La mission estime que Chorus ne pourra dégager toutes les économies promises, sans une réorganisation profonde des services comptables. Et de réclamer "une évolution ultérieure vers un scénario cible comportant des centres de services partagés régionaux organisés dans le cadre d’un service à compétence nationale". Objectifs : pousser la professionnalisation des personnels et l’industrialisation des processus. Pour la mission, seul ce scénario permet d'atteindre le niveau de productivité visé, soit 6 000 actes par agent et par an. Soit une réduction d'effectifs dans les services comptables de l'Etat estimée par la Mission entre 3 500 et 5 200 agents (sur un total de 27 000 selon un recensement de 2007).

- ajouter une comptabilité analytique. Comme en début d'année, dans son premier rapport, la Mission continue de réclamer la mise en place d'une comptabilité analytique, "permettant un contrôle de gestion sans ressaisie des données". Et de réclamer une expérimentation dès la fin du déploiement de Chorus, soit en janvier 2011. L'AIFE (Agence pour l’informatique financière de l’Etat) souligne toutefois qu'il faudra "du temps et beaucoup de travail pour harmoniser la position des ministères sur les objectifs, les mécanismes et le niveau de finesse qu’ils jugent nécessaires à une comptabilité analytique".

Or, sans optimisation des back office comptables, même en remplaçant 80 applications ministérielles, l'Etat laissera sur la table 400 millions d'euros de plus qu'actuellement en 10 ans (voir graphique ci-dessous). La rentabilité de Chorus tient donc tout entière dans les réductions d'effectifs des services comptables. Dans son scénario le plus optimiste, l'Inspection générale des Finances estimait en 2006 que Chorus permettrait une réduction de 8 000 emplois environ. Des hypothèses que, avec un art consommé de l'understatement, la Milolf juge aujourd'hui "fragiles".

chorus roi

Bilan : "too big to fail"

Pour les acteurs en prise directe avec le projet, les points soulevés par la Milolf constituent toutefois presque des débats d'arrière-garde. "Ces interrogations sur le ROI de Chorus relèvent du jeu de dupe", s'amuse une source. "Pour faire des économies, il faut que les modules amont soient interfacés avec le cœur comptable. Or, c'est une décision purement politique". Pour nos interlocuteurs, il est de toute façon trop tard pour faire marche arrière. Il faut désormais déployer, sur une base unanimement jugée saine. "Le potentiel de la solution est supérieur à ce qui est exploitée aujourd'hui. Mais l'AIFE a intérêt à occulter ce point pour l'instant, afin de ménager des améliorations ultérieures", juge une source. "Une fois que les ministères seront rassurés sur le cœur comptable, ils vont tuer peu à peu leurs anciennes applications. Ca commencera dès la v4 de Chorus (fin 2009, ndlr) et ca va s'accélérer avec la v6 (fin 2010, ndlr), où Chorus deviendra l'application maître pour la gestion comptable de l'Etat", explique un autre acteur.

Bref les risques se sont déplacés de la construction de la solution - qui semble désormais bien maîtrisée - aux enjeux du déploiement (bascule, tests, conduite du changement). Et il est désormais trop tard pour faire machine arrière. D'où un léger sentiment de dépit qui s'exprime dans le rapport de la Milolf. Qui écrit ce jugement sévère, mais en même temps signe d'impuissance : "au vu des nombreuses promesses non tenues et des déboires enregistrés depuis le début de Chorus, la Mission ne cache pas son scepticisme sur la fiabilité des engagements pris et des hypothèses formulées. Les responsables de Chorus devront convaincre par des actes et des résultats, plutôt que par des affirmations non confirmées par la réalité au fil du temps". Pour une de nos sources, "on verra les bénéfices de Chorus dans 10 ans". Et non en 2011 ou 2012, comme l'envisagent les hypothèses de ROI les plus optimistes.

 

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