Enquête : premiers couacs pour le projet Chorus, les prestataires font bloc

Une enveloppe budgétaire qui enfle, un retard d'un an, des fonctionnalités de plus en plus dépouillées. La Cour des Comptes dresse un tableau assez noir de Chorus, le futur progiciel comptable de l'Etat. Trop noir aux yeux des observateurs du projet que nous avons interrogés, pour qui le projet connaît des difficultés inhérentes à sa taille, mais continue tout de même sa progression.

Coûts, délais et surtout fonctionnalités. Rien dans le projet Chorus, ce progiciel sur base SAP appelé à gérer la comptabilité de l'Etat, ne trouve grâce aux yeux de la Cour des Comptes.

Dans un rapport rendu public à l'occasion de l'audition du ministre du Budget, Eric Woerth, par la Commission des Finances de l'Assemblée Nationale à la mi-janvier, la Cour, qui audite les comptes de l'Etat, étrille le plus grand projet informatique de l'Hexagone, et certainement un des plus importants au monde.

LeMagIT a interrogé plusieurs sources directement impliquées sur le projet, à des niveaux très divers. Tous ont souhaité garder l'anonymat, pour pouvoir s'exprimer sur ce sujet très sensible.

Mais tous mettent également en avant la sévérité du rapport. "La Cour tape sur l'AIFE (Agence pour l’informatique financière de l’Etat, qui pilote le chantier, ndlr) pour mieux alerter l'ensemble des intervenants, notamment les ministères", note un interlocuteur en SSII. Une façon de dire que, comme c'est classique dans la mise en place d'un ERP, les utilisateurs - ici les ministères - vont devoir caler leurs organisations sur les principes de fonctionnement de l'outil.

D'autant que l'AIFE a choisi de limiter les développements spécifiques au strict minimum, SAP ayant même développé pour l'occasion un module de gestion des marchés publics aujourd'hui intégré à son offre standard. Selon les témoignages que nous avons recueillis, Jacques Marzin, directeur de l’AIFE, n'a pas cédé aux pressions sur cette question des développements spécifiques... ce qui bien sûr a pu lui valoir quelques inimitiés. "La construction de Chorus s'est faite en quatre lots, sans un seul avenant", remarque un responsable de SSII.

Bref, comme le note un observateur ayant suivi le projet depuis ses origines, "fondamentalement, avec ce rapport, tout le monde se réveille un peu tard. A quoi ca sert de flinguer Chorus alors qu'il démarre ?".

De facto, la v2 du progiciel est en production auprès d'un petit panel de 400 utilisateurs environ (avec des fonctionnalités limitées à neuf programmes budgétaires, totalisant environ 10 milliards de dépenses de l'Etat), avant un déploiement plus massif au sein des ministères de l'Education nationale, de l'Enseignement supérieur et de la Recherche. Un contrat portant sur 3 000 utilisateurs, dont la phase opérationnelle commencera en juillet sur une v3 du PGI.

Délais : un an de retard

Alors tout va bien ? Certes pas, comme ne manque pas de le pointer la Cour des Comptes. En bout de chaîne, cette dernière table sur Chorus pour certifier les comptes de l'Etat, elle qui se plaint de ne pas disposer d'un outil suffisamment fiable aujourd'hui.

En novembre, Eric Woerth reconnaissait devant le commission des Finances que le projet avait "pris une année de retard et devrait être opérationnel vers 2011". Alors que, à l'origine, la Cour comptait sur Chorus dès 2010.

Mais, in fine, comme le font remarquer toutes les personnes que nous avons interrogées, un an de retard pour un projet de cette envergure n'a rien de choquant. De grands comptes privés ont fait bien pire... Mais encore faut-il que Chorus sache respecter ses nouvelles échéances.

Ce qui reste à vérifier, le gros des déploiements n'ayant pas commencé. Tout nouveau délai alourdirait la facture, comme le fait remarquer la Cour des Comptes, car il faudrait alors allonger la durée de vie des applications que Chorus est censé remplacer, notamment Palier 2006, l'application qui aujourd'hui prend en compte la LOLF (Loi organique sur les lois de finances, une réforme de la comptabilité de l'Etat). Soit, selon les estimations transmises par la Commission des Finances, 60 millions d'euros par année supplémentaire.

Coûts et rentabilité : "une certaine dérive"

Les aspects budgétaires ont bien sûr reçu le plus d'attention médiatique. "Ce sont pourtant les mêmes bases de travail qu'en 2007", remarque un prestataire. Soit un investissement d'environ 550 millions d'euros (conception, déploiement), auquel s'ajoutent 100 millions par an pour la maintenance. C'est exact.

En réalité, la Cour des comptes reproche surtout aux porteurs du projet d'avoir "oublié" certains coûts, ce qui nuit à la lisibilité budgétaire. Comme les dépenses de fonctionnement de l'AIFE (78 millions entre 2006 et 2011). Ou les coûts d'adaptation des applications dans les ministères, qui, pour s'interfacer avec le système central, devront être amendées. Encore 80 millions selon la Cour des Comptes.

Plus inquiétant, le rapport relève que les hypothèses de rentabilité du projet (le retour sur investissement) sont "fragiles". Rappelons que les gains qui découlent de l'outil proviennent avant tout de la meilleure efficacité de la chaîne comptable de l'Etat. Dans son scénario le plus optimiste, l'Inspection générale des Finances estimait en 2006 que Chorus permettrait une réduction de 8 000 emplois environ, auxquels s'ajoutent des gains issus de l'arrêt de la maintenance d'applications que Chorus remplace.

La Cour des Comptes exhume de son côté une étude du Boston Consulting Group datant de 2004, qui se montrait lui bien moins favorable. Avec des rapports de un à deux ou trois pour les gains estimés sur l'arrêt des applications en place dans les ministères ou sur la productivité de la chaîne comptable.

D'autre part, alors que la partie technique du projet respecte peu ou prou son calendrier, le volet réingénierie des processus, censé amener les fameux gains de productivité, paraît encore un peu en jachère actuellement. D'abord parce que l'organisation des services n'a été décidée que récemment (en juillet 2008), avec une mutualisation interministérielle de la comptabilité au niveau régional, à l'exception des ministères de l'Education Nationale, de la Justice et de la Défense qui, du fait de leur taille, vont conserver des organisations spécifiques.

Dans une lettre à la Commission des Finances, Philippe Séguin, président de la Cour des Comptes, souligne que "cette réingénierie des procédures budgétaires et comptables doit encore trouver sa traduction, notamment dans une réécriture du règlement général sur la comptabilité publique".

Et d'ajouter au sujet du redéploiement des services comptables, qui conditionnent une bonne partie des gains espérés avec la mise en place de Chorus, que les ministères doivent toujours étudier les modalités pratiques de leur réorganisation. En attendant, Chorus sera déployé à L'Education Nationale, puis à la Justice et à la Défense qui, eux, jouent en solo.

Fonctionnalités : moins pour plus cher ?

In fine, au-delà de l'aspect budgétaire pur - qui ne laisse apparaître qu'une légère dérive -, l'essentiel des critiques de la Cour porte plutôt sur le périmètre même de Chorus. Schématiquement, les auditeurs des l'Etat ont le sentiment d'en avoir moins pour globalement le même prix. "Certains ministères s’interrogent encore sur la capacité du nouveau système à satisfaire les attentes de leurs gestionnaires en matière budgétaire et fiscale. Ils craignent que des impératifs techniques et de rentabilité entraînent, pour des fonctionnalités cœur ou avancées, des délestages sur les applications ministérielles", écrit la Commission des Finances.

Bref, pour ne pas exploser leur budget, les promoteurs de Chorus auraient tendance à "oublier" en route une partie des fonctionnalités, qui mécaniquement seraient reportées sur les budgets des ministères. Dégradant d'autant la rentabilité du projet. Une vision que ne partagent pas les experts que nous avons interrogés.

Un prestataire indique ne pas avoir le sentiment d'une réduction de périmètre au travers des appels d'offre qu'il étudie (voir ci-dessous le poids de Chorus dans la future comptabilité de l'Etat). Un autre souligne que "la vocation de Chorus ne consiste pas à remplacer les applications ministérielles, mais à gérer la continuité du processus de suivi de la dépense, depuis le budget jusqu'au paiement. Avec, à la clef, la suppression de nombreuses tâches aujourd'hui manuelles. En somme, ce sont les ressorts classiques de la mise en place de SAP".

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Selon Jacques Marzin, directeur de l'AIFE, l'arrivée de Chorus enverra à la retraite 80 applicatifs ministériels... sur un total de 350. "En dépit de ce que certains imaginent, il n’y aura pas de « grand soir » où seront débranchées les applications ministérielles", explique-t-il.

Le même confesse à la Commission des Finances que 50 autres applications pourraient elles aussi disparaître, mais les ministères veulent vérifier au préalable que les fonctions promises dans Chorus seront bel et bien au rendez-vous. Preuve que le doute existe... La faute sans doute à une prise en compte tardive de ce volet.

La Cour des Comptes cite ainsi un rapport rédigé en mars 2007 par le cabinet Fontaine Consultants, qui observait que la campagne de recensement des applicatifs ministériels n'était pas en phase avec les enjeux de Chorus.

La Cour des comptes s'agace surtout de l'absence dans Chorus de fonctionnalités de comptabilité analytique - qui, il est vrai, faciliterait son travail. En octobre 2007, selon un rapport de la Commission des Finances, ces fonctionnalités devaient faire l'objet d'une intégration ultérieure.

En 2008, selon Jacques Marzin, "il faudrait du temps et beaucoup de travail interministériel pour harmoniser la position des ministères sur les objectifs, les mécanismes et le niveau de finesse qu’ils jugent nécessaires à une comptabilité analytique". Bref, l'objectif d'une intégration de ces fonctions paraît de plus en plus lointain.

Mêmes positions à minima, sur d'autres modules attendus, comme la gestion des stocks (fonction clef pour la Défense notamment) ou celle du parc immobilier. Sur ce dernier module (Chorus Real Estate ou RE), Georges Tron, député UMP de l'Essone, relève que tous les ministères "utilisent actuellement des applications ministérielles spécifiques et personne ne semble en mesure de savoir s’ils pourront les abandonner au profit de Chorus-RE".

Si elles sont toujours officiellement au programme, la mise en oeuvre de ces fonctionnalités dites avancées reste bien flou côté ministères. "Les fonctionnalités avancées, qui auraient dû être proposées dès la version 2, sont reportées à la version 4. Si la liste des fonctionnalités avancées est connue, les décisions et les modalités de leur mise en œuvre seront étudiées en 2009", note la Cour des Comptes dans son rapport.

L'avenir : difficultés passagères ou malaise plus profond ?

Si, finalement, les observations de la Cour des Comptes - dérive légère des coûts, retard, réduction des ambitions - ne sont guère surprenantes pour un projet de cette taille, la question qui se pose désormais concerne l'avenir de Chorus.

Les dérives peuvent-elles s'amplifier ? Non, veut croître un de nos témoins pour qui "c'est un projet bien né" et qui voit dans les rancoeurs que s'est attiré l'AIFE un signe positif. Celui d'une maîtrise d'ouvrage qui sait rester ferme face aux multiples demandes de ses utilisateurs.

Récemment dans un entretien accordé au MagIT, Pascal Rialland, directeur général de SAP France, qui suit de près ce dossier, expliquait : "malgré des embûches comme l'arrivée de la RGPP, je constate que Chorus se déroule conformément aux plans, que la relation entre l'intégrateur Accenture, l'AIFE et nous est très bonne.

Maintenant, il est évident que nous sommes face à un projet de transformation massif. Inévitablement, comme ce serait le cas dans une multinationale d'ailleurs, beaucoup de gens freinent ce type de projet."

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Car, fondamentalement, Chorus masque aussi des enjeux de pouvoir entre les administrations. Le tout alors que l'AIFE ne peut avancer qu'en négociant avec les différents ministères, n'ayant aucune emprise hiérarchique sur chacune des organisations ciblées par le PGI (comme le montre le schéma ci-dessus). Ce qui aboutit à des situations contrastées.

Ainsi, selon les témoignages que nous avons recueillis, le ministère de l'Education Nationale, qui connaîtra les premiers déploiements massifs, semble très impliqué sur le projet et ne pas travailler dans un mode de conflit avec l'AIFE. L'Intérieur semble en revanche plus réticent, il s'est ainsi opposé au Budget sur l'organisation pratique des services comptables déconcentrés.

Philippe Séguin, le président de la Cour des Comptes, voit dans les choix qui ont été faits une gestion de projet "trop technique". "Le recours à l'arbitrage politique sur des choix qui sont déterminants pour l'avenir a été rare et trop tardif", écrit-il. Encore faut-il que l'échelon politique mesure bien les enjeux de ce projet et ses implications sur la durée.

Si Chorus accuse aujourd'hui un an de retard, c'est en grande partie en raison de la mise sur pied de la RGPP (Réforme générale des politiques publiques), plutôt bien encaissée d'ailleurs par le mastodonte. "Si on avait fait le choix d'un développement spécifique au départ pour Chorus, l'arrivée de la RGPP tuait le projet", explique un dirigeant de SSII. Ouf.

Vers une DSI de l'Etat ?

Pas de "sponsor" clair pour Chorus. Un émiettement des projets - Chorus, Copernic (recettes fiscales), Helios (gestion comptable des collectivités), gestion de la paye (SI Paye, pris en charge par l'Opérateur national de paye) - qui fait redouter à la Cour des Comptes des incohérences entre systèmes. Si l'Etat s'est lancé dans une vaste reconstruction de ses systèmes d'information financiers, c'est sans avoir refondu la gouvernance de l'ensemble. Cette dernière reste très éclatée.

Pour la Cour des Comptes, "l'émergence d'une direction des systèmes d'information couvrant tout le domaine des applications financières et budgétaires (y compris Copernic et l'ONP) résoudrait une partie des questions nées du fractionnement des structures".

Une idée à laquelle serait opposée le ministère du Budget, qui y verrait "un nouvel acteur sans valeur ajoutée", toujours selon le rapport. Mais qui fait peu à peu son chemin ailleurs. Un prestataire que nous avons interrogé, et qui préfère garder l'anonymat, explique : "l'idée de passer des silos actuels à une forme d'organisation  transverse, supervisant les RH, la comptabilité et les achats, commence à germer".

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