Bernard Ourghanlian, Microsoft : « les métiers du développement sont dévalorisés »

A l’occasion d’une rencontre sur les Assises de la Sécurité, qui se déroulaient la semaine dernière à Monaco, Bernard Ourghanlian, directeur technique et sécurité chez Microsoft, a accepté de revenir avec nous sur les résultats de l’étude Truffle relative à l’industrie européenne du logiciel. Afin de nous livrer son analyse sur les maux dont elle souffre.

LeMagIT : Récemment, le classement Truffle 100 a dépeint une industrie du logiciel européenne en assez petite forme, surtout comparée à la concurrence nord-américaine. Quel regard portez-vous sur ces résultats ?

Bernard Ourghanlian : L'industrie du logiciel en Europe ne va pas très bien, même si il y a un certain nombre d'acteurs qui continuent de tirer leur épingle du jeu. Mais, leur taille reste beaucoup trop faible. Pour autant, un certain nombre de rachats de belles sociétés françaises, comme Business Objects par exemple, montrent qu’elles peuvent avoir une vraie valeur et une vraie position sur le marché. Parmi les explications, il y a probablement le fait que, par rapport aux grands éditeurs américains, les éditeurs européens ne disposent pas d’un grand terrain de jeu avec une langue unique... A moins de parvenir à entrer dans l’effet réseau qui est le mécanisme naturel de l'édition du logiciel. Mais ce seul facteur ne suffit pas à tout expliquer ; plusieurs phénomènes se conjuguent. Les donneurs d'ordre, qui peuvent être soit les grandes entreprises, soient les ministères, ne laissent finalement que peu de place aux petits éditeurs, aux petites start-ups.

Le Cloud pourrait peut-être constituer une rupture par rapport à ces blocages. Il y a un énorme intérêt pour toutes les start-ups avec, notamment l’absence d'investissement pour l'infrastructure. Lokad, une start-up française que nous avons accompagnée en est un exemple [Lokad a développé un modèle mathématique de prévision de la demande, NDLR]. Leur proposition de valeur est unique au monde. Et ils ont eu 0 euro à dépenser dans l'achat de serveurs, dans la mise en production. La création de valeur est instantanée. Certes, il y a un effort d'ingénierie significatif. Mais dès que leur produit est disponible en ligne, ils peuvent lancer sa commercialisation et se concentrer à 100 % sur l'activité qui crée de la richesse. On pourrait imaginer un cercle vertueux dans lequel un nouvel entrant viendrait, avec un nouveau modèle d’affaire, concurrencer un éditeur de logiciels traditionnel qui ne voudrait pas aller sur le marché du Cloud ou du On Demand. Jusqu’à obliger l’éditeur installé à suivre avec, in fine, une logique dans laquelle le nouvel entrant peut potentiellement prendre la place d'un éditeur traditionnel en innovant beaucoup plus vite. Bref, le Cloud peut permettre la mise en place d'un dynamisme qui, aujourd’hui, n'existe pas : dans le Cloud, on ne paie pas pour voir, on paie quand on consomme. La logique concurrentielle n’est clairement pas la même qu'avec le logiciel classique. 

LeMagIT : Vous avez évoqué la question de la langue. Quel serait votre conseil aux jeunes pousses ?

B.O. : Le premier impératif est de viser tout de suite l'international et, si possible les Etats-Unis. C’est un pays très dur mais, si on y arrive, c'est le jackpot. Mais il y a d'autres handicaps que la langue en Europe. Il y a aussi un problème sur les mécanismes d'appel d'offre des administrations. En France, par exemple, nous n’avons pas encore d'équivalent opérationnel au Small Business Act américain [qui consiste à réserver une part de l'achat public aux PME, NDLR]. En outre, l’une des grandes difficultés, pour le créateur, consiste à s'inscrire dans une dynamique long terme, à se projeter sur la façon de faire grossir son entreprise. Sans parti pris, je vais prendre l’exemple de Bill Gates qui s’est dit, avec Microsoft, « je veux changer le monde ». Ca l’a condamné à avancer. Il ne s’est pas placé dans une logique consistant à dire : « je veux prendre l’argent et me la couler douce au bord de la mer ». C’est cela que le créateur doit apprendre : que vouloir faire l’argent est légitime, mais que l’aventure ne se limite pas à ça. Il n’y a pas de statistique pour étayer ce ressenti mais, à mon avis, ce problème est très répandu. Ce qui est regrettable car, si l’on veut construire les Microsoft, les Oracle ou les SAP de demain, il faut bien quelques start-ups... 

LeMagIT : L’Europe ne souffre-t-elle pas non plus de la fuite vers des pays comme l’Inde de la R&D de ses entreprises ?

B.O. : Le phénomène existe, mais il est lié à plusieurs éléments. D'une part, il y a bien sûr la possibilité de trouver, là bas, des talents moins chers qu’en Europe. Mais il faut aussi reconnaître qu’il y a un vrai pool de compétences en Inde. Regardons la France. Globalement, on produit chaque année un nombre de scientifiques au sens large de moins en moins important. La baisse des effectifs dans ces cursus est visible d'année en année. Et c’est vrai dans toute l'Europe, mais aussi aux Etats-Unis où beaucoup d'étudiants viennent de Chine ou d'Inde. En France, de manière très claire, on assiste à une désaffection pour la science au sens large. Du coup, trouver aujourd'hui sur le marché de bons informaticiens, honnêtement, c'est de plus en plus difficile. Des partenaires me le disent régulièrement. Les métiers du développement sont en outre extrêmement dévalorisés en France. Chez nous, on parle encore de "pisseurs" de lignes [de code]. A travers les méthodes telles que Merise, on a popularisé l'idée qu'il y a le col blanc de l'informatique et le col bleu... Dès lors, la plupart des jeunes informaticiens que je rencontre m’explique que, dans 5 ans, ils veulent être ingénieur ou consultant... mais surtout pas développeur. Le malaise est systémique. 

LeMagIT : Ne rencontre-t-on pas également un problème de financement ?

B.O. : Dans la Silicon Valley, une alchimie existe entre capitaux risqueurs, start-ups, éditeurs ayant pignon sur rue.... il y a tout ce qu'il faut pour aller de l'avant. On ne retrouve cette logique nulle part en France. C’est un vrai problème d’état d’esprit. Il est beaucoup plus facile de construire un modèle mathématique très sophistiqué pour jouer sur les prix des matières premières ou la réassurance. Cela donne l’impression que, finalement, il est simple de modéliser des comportements humains à grande échelle. Du coup, on oublie que financer des start-ups, c'est parier sur des hommes... Las, on produit infiniment moins de valeur au global et on ne donne pas leur chance à tout un tas de gens qui pourraient changer la donne. En tant que citoyen, je trouve ça vraiment choquant.

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