John Roberts, SugarCRM : « J'étais si fatigué du logiciel propriétaire »

"Une industrie grossièrement inefficace". C'est ainsi que John Roberts, le Pdg et co-fondateur de l'éditeur Open Source SugarCRM, voit le monde du logiciel propriétaire. Pour cet ancien d'Epiphany (éditeur de CRM aujourd'hui aux mains d'Infor), dans le logiciel libre, le marketing ne fausse pas le jeu : c'est le meilleur logiciel qui gagne. Idéaliste ?

Ancien chef de produit d'Epiphany (spécialiste du CRM passé aux mains d'Infor), John Roberts a quitté le monde de l'édition propriétaire pour lancer avec deux compères un projet d'application de gestion de la relation client sur SourceForge, le site d'hébergement des développements Open Source. Quatre ans plus tard, ce qui est devenu SugarCRM compte 4 000 entreprises clientes dans le monde et 450 000 utilisateurs.

La société, basée en Californie, emploie 170 personnes et a levé par moins de 46 millions de dollars auprès d'investisseurs. "C'est allé très vite, s'amuse John Roberts. Et j'en suis le premier surpris". Rencontre à Paris, à l'occasion d'une conférence organisée par l'éditeur et son partenaire CarreNet.

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Qu'est-ce qui vous a poussé à vous lancer, en 2004, dans le projet de développement qui a donné naissance à SugarCRM ?

John Roberts : Un sentiment de frustration avant tout et une insatisfaction par rapport à mon travail. J'étais dans la Silicon Valley depuis 14 ans et je me posais des questions sur le modèle propriétaire. Et, à côté, je voyais naître des initiatives comme MySQL ou JBoss, initiatives qui me paraissaient plus efficaces que ce que nous faisions dans le monde du logiciel traditionnel. Ce que je constatais, c'est que les clients avaient souvent d'excellentes idées de la façon d'améliorer le logiciel, mais les vendeurs de logiciels ne les laissaient tout simplement pas faire.

La Silicon Valley est archi-dominée par les gens des ventes et du marketing, pas par les ingénieurs. Et cette population ne pense qu'à enfermer le client pour le faire payer de façon régulière. J'étais si fatigué de tout ce jeu factice, de ces artifices pour emprisonner les clients. La plupart des éditeurs génèrent leurs revenus parce que les clients sont obligés de payer. Cette industrie est grossièrement inefficace.

L'Open Source me donnait un moyen de m'affranchir de ces contraintes du monde propriétaire. Avec les deux autres co-fondateurs de SugarCRM, nous avons donc décidé de prendre six mois pour écrire une application de CRM et ce, de façon ouverte. Nous nous sommes lancés à plein temps, sept jours sur sept, sur ce projet placé sur SourceForge. Je crois bien qu'à l'époque, c'était le premier applicatif de gestion développé en Open Source. Je n'avais d'ailleurs jamais vraiment contribué au code d'un projet Open Source, ce mode de développement était nouveau pour moi.

Le fait est qu'on a reçu beaucoup d'encouragements et d'aide. C'était avant tout une expérience, je ne m'attendais pas à ce que la croissance soit aussi rapide : ça montre que nombreux sont ceux qui s'interrogent sur le modèle propriétaire. Voir ce projet grossir si vite, se propager aussi rapidement grâce à Internet me procure un sentiment étrange. Parfois, je trouve ça difficile à croire.

Quel a été l'accueil du marché ?

J.R.: Je me souviens de notre premier rencontre, en 2004, avec les capitaux-risqueurs. A cette époque, tout le monde était persuadé que l'Open Source était réservé aux logiciels techniques, notamment à l'OS. Nous sommes arrivés en disant nous développions un applicatif métier en Open Source. Que nous allions être des concurrents de Oracle, Siebel, SalesForce ou Microsoft. Et que notre nom était Sugar (soit sucre, ndlr) ! Malgré cela, nous avons levé 2 millions de dollars dès cette première année.

Dans le CRM, existe aussi une alternative vue par beaucoup comme la solution low cost, à savoir SalesForce. Vous vous comparez souvent à cette société dans vos documents marketing. Pourquoi ?

J.R.: J'ai tendance à comparer SalesForce à AOL, le service qui a popularisé Internet. C'était un modèle propriétaire, fermé mais donnant un accès simple au Web. Mais, après quatre ou cinq, les gens ont voulu se libérer de ce carcan. SalesForce, c'est pareil mais dans le BtoB. Ils ont créé un environnement complètement fermé, qu'ils appellent multi-tenant (soit multi-locataires, avec une seule instance pour tous les utilisateurs, ndlr). Ils ont même inventé leur propre langage de programmation, Apex.

Alors que les meilleurs langages de programmation, comme PHP (utilisé par SugarCRM, ndlr) ont été inventés par l'intelligence collective de gens qui se sont unis sur Internet. SalesForce se focalisent maintenant sur Force.com, une place de marché applicative. Mais c'est un projet ridicule ! Si vous avez une idée et que vous écrivez un logiciel, avez-vous plutôt intérêt à le rendre disponible de tous, partout dans le monde, ou juste sur les serveurs de SalesForce, dans un écosystème totalement contrôlé par cet éditeur ?

En termes d'architecture technique, en quoi l'offre hébergée de SugarCRM est-elle différente de SalesForce ?

J.R.: Là encore, les choix de SalesForce appartiennent au passé. Avoir ces grosses bases de données Oracle, cette architecture multi-tenant : plus personne ne fait cela aujourd'hui ! Maintenant, vous avez Linux, MySQL, les architectures en grid, de multiples bases de données. Avec l'architecture multi-tenant, les entreprises n'ont aucun contrôle, en dehors de celui que l'éditeur vous donne. Contrairement aux architectures de clusters MySQL sur lesquelles s'appuient Google, Yahoo ou SugarCRM. Dix ans ont passé pour les architectures à la demande. Et SalesForce n'a pas suivi le mouvement. Le cloud computing évolue, sort du modèle AOL. Avec des coûts plus bas et plus de liberté pour les utilisateurs.

Etes-vous la nouvelle solution low cost sur le marché ?

J.R. : La raison pour laquelle nous sommes meilleur marché ne réside pas dans notre volonté de l'être. Mais parce que nous ne gaspillons pas autant d'argent dans la vente et le marketing. Nous générons la demande en démontrant la valeur de nos produits.

Vous vendez à la fois votre solution en mode hébergé et sur site. Quelle proportion représente le mode Saas dans vos ventes ?

J.R.: 25 % de nos ventes. Ce qui prouve combien le discours de ces vendeurs de technologies qui vous expliquent que le monde va basculer totalement vers le mode hébergé est faux. Je ne crois pas que l'un va définitivement remplacer l'autre. Le mode installation sur site fait et fera encore sens au moins dans les dix ans qui viennent.

Quels sont les avantages du modèle Open Source pour le mode Saas, qui vise tout de même à déléguer l'applicatif à un fournisseur ?

J.R.: C'est le mode multi-instance. Dans le modèle "à la AOL", multi-tenant, vous avez une grosse base de données et un environnement propriétaire. Les utilisateurs sont alors vraiment limités dans leurs possibilités. Je n'ai jamais cru à ce modèle, que j'ai toujours considéré comme une mode marketing. Avec le multi-instance, l'utilisateur retrouve le contrôle. C'est essentiel, car l'essence de la CRM réside dans la différentiation. Avec une seule grosse base de données, vous allez vous reposer sur les mêmes processus métier que vos concurrents ! Dans le multi-instance, l'infrastructure en cluster peut faire fonctionner des milliers d'applications au-dessus de milliers de bases de données en même temps. C'est sur quoi nous avons investi depuis des années.

Quel marché visez-vous, celui des PME ou celui des grandes entreprises ?

J.R.: En développant le projet, je n'ai pas pensé aux PME. SugarCRM a été écrit par des gens qui venaient de l'applicatif pour grandes entreprises. Nous avons donc bâti le logiciel sur la base de notre expérience, répondant aux attentes des grandes organisations en termes de disponibilité ou de montée en charge. Mais le point intéressant, c'est que cette application tourne maintenant sur des serveurs banalisés, dont la puissance est devenue suffisante. Ce qui fait que nous sommes très performants sur le marché des PME, avec des besoins démarrant à cinq utilisateurs. A l'autre bout du spectre, notre offre hébergée regroupe plus de 5 000 utilisateurs, et l'un de nos comptes - une banque - en compte plus de 500.

Voyez-vous la crise comme une menace pour votre activité ou au contraire davantage comme une opportunité ?

J.R.: Personne ne se réjouit des crises économiques, moi pas plus qu'un autre. Mais, dans ces circonstances, je préfère être à ma place, avec un modèle Open Source, qu'être un gros éditeur propriétaire comme SalesForce ou Oracle, avec ces énormes forces de vente à rentabiliser chaque jour. Nous avons, grâce au modèle Open Source, une couverture globale à un coût très bas. Plus nous nous concentrons sur le développement, et plus nous serons performants. Dans l'Open Source, le gagnant c'est celui qui fait le meilleur logiciel, pas celui qui fait le meilleur marketing. C'est ce que j'aime.

Envisagez-vous toujours une introduction en bourse l'année prochaine ?

J.R.: Ce sera plutôt dans 18 mois, quand les marchés auront retrouvé leur santé. En attendant, nous commencerons à dégager des bénéfices dès le premier trimestre de 2009 et notre activité va continuer à croître. Notre situation financière est par ailleurs très saine, avec environ 20 millions de dollars en banque.

Les éditeurs propriétaires expliquent que leurs concurrents Open Source se contentent de copier les fonctions de leurs produits avec quelques années de retard. Que leur répliquez-vous ?

J.R.: C'est tellement drôle. Je suis désolé : tout le monde sait ce qu'est une interface de gestion de contacts depuis 20 ans ! Je crois surtout qu'ils ont peur parce qu'ils savent que l'ingénierie est leur point faible.

En termes de fonctionnalités, pouvez-vous déjà vous comparer à un Siebel ou à un SAP ?

J.R.: Ca prend du temps bien sûr. Nous alignons maintenant 600 000 lignes de code, tout en gardant notre simplicité. Je pense que nous avons le meilleur outil de gestion de campagnes marketing de l'industrie, tout simplement parce qu'il a été bâti pour l'ère de l'Internet. Notre module de SFA (Sales Force Automation, gestion des forces de vente) a toujours été notre point fort. Nous possédons 100 % des composants critiques d'une suite CRM, même si nous n'avons pas tous les modules et que nous ne les aurons probablement jamais. Notre version 6.0, prévue pour le début de l'été 2009, couvrira des besoins de très grands comptes, jusqu'à plusieurs milliers d'utilisateurs.

En savoir plus : lire également l'interview de John Newton, autre ancien d'un éditeur traditionnel parti fonder une alternative Open Source, avec Alfresco (gestion de contenus).

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