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La Sacem teste la blockchain

Pour créer un référentiel mondial d’œuvres et d’interprétations, l’organisme de gestion des droits musicaux se lance dans un PoC avec ses homologues américaines et britanniques. Le projet au long cours s’appuie sur la blockchain privée Hyperledger.

Imaginez : Céline Dion reprend « You Shook Me All Night Long » de AC/DC. Comment rémunérer les frères Young (indépendamment du préjudice moral) ?

La question se pose à la Sacem et aux autres organismes internationaux en charge des droits d’auteurs (170 dans le monde). Le problème à résoudre n’est pas simple. Chaque organisme possède en effet son référentiel et ces répertoires de titres ne sont pas reliés pour former un référentiel commun.

La chose se complexifie encore un peu plus avec les reprises et les différentes versions (les « interprétations ») qu’il faut relier aux œuvres originales. Christophe Waignier, Directeur Ressources et Stratégie à la Sacem, estime qu’il y a en moyenne cinq « interprétations » par « œuvre ». Même si pour certaines (comme « My Way / Comme d’habitude ») on en compte jusqu’à plus d’une centaine dans le monde.

Aujourd’hui, les organismes de gestion ont beaucoup de mal à faire le lien entre les ISRCs (codes internationaux pour les enregistrements musicaux – en clair, les « interprétations ») et les ISWCs (codes internationaux pour les « œuvres » musicales). En grande partie parce qu’il n’y a pas, justement, de référentiel commun d’un pays et d’un organisme à l’autre.

Un référentiel mondial collaboratif et unifié

Pour partager ces bases – qui s’apparentent à des registres où la date d’enregistrement des entrées est primordiale – trois des plus importants gestionnaires de droits (la Sacem en France, l’ASCAP aux Etats-Unis et le PRS au Royaume-Uni) ont décidé de tester une blockchain privée – en l’occurrence Hyperledger, soutenue par IBM.

Le but, précisé par Christophe Waignier au MagIT, est de « créer de nouveaux référentiels, plus collaboratifs » et surtout identiques entre les organismes de collecte.

Un projet de centralisation mondiale des références avaient déjà été initié par le passé mais son coût prohibitif (50 millions d’euros) y avait mis fin. D’où la volonté de voir si une blockchain pouvait répondre au besoin.

Le PoC, en cours de réalisation, concerne uniquement 25.000 œuvres et 75.000 couples œuvres/interprétations. Commencer petit – et en petit comité – était un nécessité pour tester une technologie complexe et encore jeune. Mais elle l’est aussi pour créer l’adhésion au fur et à mesure.

A terme, cette blockchain devrait en effet permette aux 170 organismes de compléter le référentiel commun et à un nombre encore plus important de particpants d’écrire dans le registre (labels, auteurs)… à condition qu’ils l’adoptent. D’où une montée en puissance progressive et programmée pour déminer les pièges et les éventuels dysfonctionnements qui pourraient repousser ces futurs participants.

Une blockchain privée adaptable aux besoins

A la différence d’une blockchain publique (comme Bitcoin), une blockchain privée permet de définir différents niveaux de transparence et différents niveaux d’autorisations sur le registre (quel champs est exposé à qui) pour rendre les accès plus modulaires. Comme sur une base classique.

Elle permet également et surtout de personnaliser les règles et les algorithmes de consensus. La première phase de ce PoC va d’ailleurs consister à déterminer les règles qui – de manière automatisée – permettront de réconcilier les bases de données entre elles.

On peut par exemple imaginer que les titres d’origine française présents dans la base de la Sacem s’imposent aux autres registres. Ce qui permet par exemple de confirmer que « Comme d’habitude » de Claude François et Jacques Revaux est bien l’originale de « My Way » de Paul Anka ou de Sinatra, et non l’inverse. Ou d'indiquer à l'ASCAP que Kenji existe (au cas où des fans expatriés l'écouteraient sur le sol américain). 

En cas de litige, le poids des « nœuds » (des référentiels) pourraient également être pondéré.

Ces règles de résolution de conflits entre référentiels seront discutées cette semaine par les trois premiers acteurs du projet.

Une gouvernance décentralisée pour un registre synchronisé

L’avantage d’une blockchain par rapport à une base classique est de ne pas centraliser l’infrastructure et de décentraliser la gouvernance. « A la différence d’un Data Lake central, chacun crée son environnement. Il n’y a pas un coût central à supporter », explique Christophe Waignier. Pas besoin non plus d’un administrateur.

Au contraire, « on co-opère une base de donnée de référence, de manière décentralisée », précise Luca Comparini, Blockchain Leader chez IBM France.

Pour lui, faire des passerelles « point à point » entre des bases en silos n’est pas vraiment un problème. Mais une base de données de référence décentralisée va plus loin. Si la Sacem envoie une information sur un titre à la base US, puis la même information mais actualisée en Angleterre, il y a immanquablement une « inconsistance de la donnée ». Alors que « la Blockchain permet de l’envoyer à tout le monde, en même temps ».

Spotify, Deezer, Blockchain et Roger Waters

Au final, Hyperledger devrait « améliorer l’appariement entre ces deux ensembles de données (œuvres / enregistrements), optimiser l’identification des ayant-droits, réduire les risques d'erreurs et limiter les coûts », avance IBM, grand architecte technique du projet. Et donc, accélérer l’octroi de licences puisque ce répertoire unifié officiel permettrait par exemple à un service mondial de streaming comme Spotify de s’y référer pour automatiser la remontée des droits en fonction des diffusions.

Que le PoC soit un succès ou non l’avenir le dira (« le projet n’en est encore qu’à ses débuts », admet IBM). Mais l’intérêt de la bockchain dépasse ici, et de toute façon, la simple technologie. Il est également psychologique. « Cela amène à se reposer les bonnes questions », se réjouit Christophe Waignier.

Dans un deuxième temps, a priori cet été, le PoC montra en puissance avec 75.000 titres, 2 millions de correspondances et un ou deux organismes de gestion des droits supplémentaires.

L’usage des Smart Contracts pour automatiser les autorisations de paiements aux ayant-droits et une interconnexion avec l’Intelligence Artificielle Watson pour scorer les liens sont également imaginables. La Sacem et IBM ont par ailleurs déjà signé un contrat pour co-développer en France un outil automatisé de facturation et d’analyse des diffusions sur les médias numériques qui s’appuie lui aussi sur Watson. Deux initiatives qui réconcilieront Roger Waters, légendaire bassiste de Pink Floyd et auteur du tout aussi légendaire « Money », faché avec Deezer, Youtube et autres Spotify ?

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