Comment Thales a placé ses outils de modélisation dans l’Open Source

Faute de solutions satisfaisantes sur le marché, le groupe Thales a choisi de verser ses technologies de modélisation maison dans l'open source afin de créer un standard de fait, faire éclore un écosystème et contribuer à financer l’innovation.

Quand on est l’un des plus gros fournisseurs de technologies de communication militaire ou aéronautique, verser ses logiciels dans l’Open Source n’est pas un phénomène des plus naturels. Pourtant, Thales a fait le choix de la fondation Eclipse pour offrir ses innovations et technologies en matière de modélisation. Une évolution culturelle, politique et enfin technologique que les instigateurs du projet ont bien voulu partager lors de la conférence EclipseCon qui s’est déroulée cet été à Toulouse.

Chez Thales, on cultive avant tout une culture axée sur l’innovation technologique, qui est rarement partagé avec le marché. Le Groupe s’adosse certes aux outils du marché, mais se repose également sur ses compétences internes, lorsque justement, le marché ne répond pas à ses besoins, ni à ses exigences, tant en termes fonctionnels que de productivité de ses équipes. « Nous avons commencé à développer nos propres outils de modélisation car ceux du marché, et d’autres Open Source ne correspondaient pas aux besoins du Groupe, d’un point de vue fonctionnel mais également en termes de maturité », résume ainsi Daniel  Exertier, en charge du Domaine d’Ingénierie Dirigée par les Modèles chez Thales. Alors même que, selon lui, la modélisation est une pièce maîtresse pour l’ingénierie du groupe, notamment pour « améliorer la qualité des systèmes, nos ingénieurs ne parvenaient pas à les utiliser dans leurs projets ».

Il faut dire que ce grand compte français évolue en permanence sur des marchés sensibles, où la technologie et l’ingénierie forment des socles à des solutions et systèmes embarqués ultra-critiques,  associés aux secteurs de la défense, de l’aéronautique, sans oublier celui de la cybersécurité.  A ce titre, le Groupe dispose en interne de la capacité nécessaire en termes de développement pour subvenir à ses propres besoins en termes d’outillage.

Pour ce qui est de la modélisation, « nos opérationnels savaient exactement ce qu’ils souhaitaient et Thales avait en interne la capacité technique à implémenter des solutions répondant à leurs besoins », poursuit Daniel Exertier. Sur cette base, le Groupe a réalisé des « investissements conséquents » pour développer ses propres frameworks et outils de modélisation. «  Pendant plusieurs années, la Direction Technique a donc favorisé le développement, sur la base de l’environnement de développement Eclipse, des technologies de modélisation collaborative et de création de modèles, pour au final en faire des solutions à destination de nos ingénieurs systèmes. »

Toutefois, explique encore Daniel Exertier,  « développer de telles solutions n’est pas au cœur de nos métiers. Nous avons donc décidé de partager nos technologies car nous avons considéré qu’elles devaient être disponibles sous la forme d’un standard de fait ». Si une méthodologie d’évaluation de mise à l’Open Source a bien été bâtie en interne pour calculer précisément l’intérêt d’une éventuelle ouverture, cette stratégie de Thales doit également être considérée à travers le prisme d’une politique d’ingénierie plus globale.  Une stratégie dont l’ambition est justement de pouvoir capitaliser sur les efforts de R&D consentis, ainsi que sur les investissements associés. Il s’agissait également  « d’éviter qu’une autre technologie concurrent finisse par émerger et d’avoir au final à entamer une migration vers celle-ci », reprend Daniel Exertier.

Thales s’est donc mis à partager ce framework technologique sur lequel reposaient tous les outils développés pour ses équipes d’ingénieurs en interne. Presque logiquement, la fondation Eclipse, dont les outils étaient déjà à la base de l’arsenal des ingénieurs chez Thales, s’est imposée. Naturellement ? Oui et non.

Oui, car la fondation constitue une communauté Open Source reconnue en matière de développement logiciel. Mais cette communauté, historiquement sous l’égide des fournisseurs de technologies, a replacé les utilisateurs, essentiellement de l’industrie aujourd’hui, au centre du jeu.  Des groupes de travail Eclipse ont à cet effet été créés, dont PolarSys. « S’appuyant sur l’expérience collaborative acquise avec OPEES [Open Platform for the Engineering of Embedded Systems, un projet dont les travaux portent sur le support longue durée de l’outillage pour l’embarqué], nous avons compris cette nécessité autour des groupes de travail de la fondation Eclipse et celle de nous  impliquer ». « Avec Airbus, Obeo, Astrium et Ericsson, nous avons contribué à la création du groupe de travail PolarSys au sein de la fondation ». PolarSys visait en fait à pérenniser les travaux réalisés dans le cadre d’OPEES et de TopCased, autre plate-forme Open Source de modélisation pour l’embarqué – porté par Airbus notamment.
« Auparavant, la fondation fournissait un outillage essentiellement dirigé par les éditeurs de logiciel. Nous étions face à des problématiques d’intégration et de montée en version. Avec PolarSys, les utilisateurs sont replacés au centre et font la solution.  A eux donc de créer une dynamique », explique Benoit Langlois, Product Lead chez Thales, et architecte de PolarSys. Une approche qu’il estime « nécessaire et bénéfique ».

Obtenir le support de la direction

Mais une question clé devait être réglée : la notion de partage de solutions n’est pas une notion naturelle chez Thales.  Le passage à l’Open Source visait certes à créer un standard de fait en matière de modélisation. Mais également à s’assurer de la pérennité de la technologie tout en ayant la capacité de bénéficier d’un enrichissement issu de la communauté. « Donner pour recevoir », en somme.  « Il a fallu convaincre en interne », note Daniel  Exertier.

« La logique économique » a donc fait partie des éléments facilitateurs pour convaincre. Il s’agissait de « faire en sorte d’utiliser les projets collaboratifs pour innover et faire évoluer les technologies, de financer également l’effort de mise à l’Open Source, et enfin de favoriser l’adoption des solutions par une communauté de partenaires », rappelle-t-il.

Mais ce n’est pas tout. Agiter l’argument économique est certes un premier pas vers l’acceptation. Mais l’ouverture à l’Open Source doit également s’inscrire dans une stratégie industrielle globale, soutenue par la direction. « La décision a été suivie par la direction technique ainsi que par la direction globale de l’entreprise, car cela dote Thales d’un rayonnement technologique en matière d’ingénierie, qui permet au final de rassurer tant les équipes d’ingénierie utilisatrices en interne que les clients du Groupe », commente Daniel Exertier. A ce titre, les responsables de la direction technique chez Thales ont rencontré les responsables de la Fondation Eclipse.

1ère étape : prendre pied dans la communauté

Au-delà de l’aspect technique, la priorité de Thales a été de se familiariser avec le modèle de contribution propre à la fondation Eclipse. Peu aguerri aux mécanismes de partage de l’Open Source, Thales a entrepris de monter progressivement en compétence, par le biais d’un premier projet. Il s’agissait là de mieux connaître les rouages de la fondation Eclipse,  « assimiler les processus, les coûts associés, connaître la communauté, les intervenants, les bonnes pratiques », soutient Benoit Langlois.  Comprendre et assimiler « les règles de codage ou celles liées à l’intégration continue ».  A cela s’est également ajoutée une forte notion de responsabilité, car « nous avons des engagements à tenir auprès d’une communauté. Nous devons être transparents et établir une relation de confiance avec elle », poursuit-il.
Appréhender la communauté passe également par « développer un réseau et  identifier les personnes clés qui ont un impact dans la communauté », commente encore Daniel  Exertier.

Toutefois, Thales, dès le début de sa démarche, a décidé de prendre pied dans l’écosystème Eclipse par l’intermédiaire d’un spécialiste du secteur. Le Groupe a ainsi mis en place une stratégie d’Open Innovation avec Obeo, une PME bien connue du monde Eclipse, avec qui Thales a pu nouer une relation de confiance durable en matière d’innovation. En tant que sous-traitant, Obeo a certes développé un composant avec Thales, mais a également servi de relai avec la communauté Open Source et Eclipse. Obeo commercialise désormais du service autour de ce composant et Thales l’a intégré dans sa plate-forme.

2e étape : partage de la plate-forme technologique

Après cette première étape, Thales a alors débuté la mise à l’Open Source de l’ensemble de sa plate-forme technologique et de ses composants de modélisation au sein du projet Kitalpha, pour fournir un socle technologique complet. Ce processus, actuellement en cours, nous confirme Daniel Exertier, permet de faire entrer Thales dans une 3e phase de stratégie de mise à l’Open Source de ses solutions d’ingénierie dirigée par les modèles.

3e étape : offrir des solutions

Le projet Capella est ainsi la première solution d’ingénierie à destination des utilisateurs finals versée par Thales. Capella est en effet un environnement d’ingénierie dirigé par les modèles à destination de l’ingénierie système et de l’ingénierie des architectures tant logicielles que matérielles, explique Daniel Exertier. Pour Thales, la mise à l’Open Source de cette solution était également motivée par le marché : « Nos cotraitants voyaient un risque à utiliser Capella, car la solution était propriétaire. L’idée a donc été de la standardiser. »

De là, Thales a structuré plus finement son approche et sa politique industrielle liée à l’Open Source et à Eclipse.  Thales propose certes ce socle de base qui permet notamment de réduire les coûts de modélisation, mais conserve des composants à valeur différenciatrice, comme certains qu’ils baptisent « points de vue ». Ceux-ci capitalisent sur le savoir-faire des experts métier et viennent enrichir l’environnement d’ingénierie de base. « On met en Open Source des composants majeurs, mais certains sont conservés pour préserver une avance compétitive », commente Daniel Exertier. Là encore, l’idée est de créer une dynamique communautaire autour de la solution et de favoriser la mise en place d’un terreau fertile pour les membres du Groupe – des utilisateurs donc – afin qu’ils se l’approprient et fassent avancer l’innovation sur ce socle, ajoute en substance Benoit Langlois. Bref, « créer une rencontre et un écosystème autour de PolarSys et de Capella ».

Chez Thales, l’Open Source concerne pour le moment surtout l’ingénierie dirigée par les modèles, mais l’idée est de faire émerger des technologies au sein de PolarSys, et de favoriser l’arrivée d’un atelier d’ingénierie modulaire et intégré Open Source, lance enfin Daniel Exertier.

Aujourd’hui, Thales confirme également mener des travaux dans l’intégration continue  Open Source. Le Groupe contribue ses technologies (Thales Control)  à la communauté Jenkins. Outre ses projets dans PolarSys, Thales contribue également des composants technologiques directement auprès de la fondation.

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