Opinion : Alcatel, un équipementier de plus en plus chinois

La Chine est déjà la principale base de R&D et de production d'Alcatel. Et la cession annoncée d'Alcatel Entreprises à China Huaxin, détenu par le conglomérat d'Etat partenaire d'Alcatel Shanghai Bell a de quoi inquiéter.

Que retiendra l’histoire d’Alcatel ? Celle d’un champion technologique français devenu leader mondial à force d’investissements publics dans la modernisation des réseaux téléphoniques et énergétiques français (Alcatel était connu dans les années 90 comme la Compagnie Générale d’Electricité, puis comme Alcatel-Alsthom avant de se recentrer sur les télécoms sous l’impulsion de Serge Tchuruk) et d’innovation dans la R & D. Ou celle d’une catastrophe industrielle et financière enclenchée à l’ère de Serge Tchuruk et de sa stratégie funeste de "l’entreprise sans usine". Une stratégie qui à fait d’un champion industriel français, une multinationale sans attache, dont on ne sait plus vraiment si au lieu d’être franco-américaine, elle ne serait pas en fait plus chinoise qu’occidentale.

La question mérite d’être posée à la lueur de l’annonce par Alcatel-Lucent du projet de cession de sa division entreprises au chinois China Huaxin (en fait China Huaxin Post & Telecommunication Economy Development Center), une société créée le 21 janvier 1993 par l’Etat chinois et dont le capital, historiquement contrôlé par la SASAC (State-owned Assets Supervision & Administration Commission) - l’agence qui gère les participations de l’Etat dans les entreprises - a été transféré à la China Reform Holdings Corporation en juillet 2011.

Cette China Reform Holdings Corporation, n’est en fait qu’une des 117 « filiales »   de la fameuse SASAC et elle est surtout la société qui détient la participation de l’Etat chinois dans Alcatel Shanghai Bell, la coentreprise chinoise d’Alcatel-Lucent. Nous aurons l’occasion d’y revenir plus loi dans cette tribune. Mais avant d’entrer plus en détail dans les chinoiseries d’Alcatel, un petit retour historique s'impose.

Alcatel et serge Tchuruk : les dates et chiffres clés d’un désastre industriel

1995 

  • Serge Tchuruk arrive à la tête d’Alcatel-Alsthom. Le groupe emploi 195 000 salariés

1996 

  • Lucent est séparé d’AT&T. La nouvelle société emploie 130 000 salariés.

1998

  • Mise sur le marché de GEC Alsthom, qui devient Alstom

2000 

  • Alcatel acquiert Newbridge, un spécialiste de l’ATM en pleine vague Internet…

2001 

  • Mise en bourse de l’activité câbles, Nexans (18.500 salariés)
  • Discours de Serge Tchuruk sur l’Alcatel sans usine
  • Alcatel emploie désormais moins de 100 000 salariés

2002

  • Cession de la microélectronique à ST Micro
  • Sortie du capital de Thomson

2003 / 2004

  • Vente des composants optiques à Avanex
  • Vente des batteries Saft à Doughty Hanson
  • Alcatel n’emploie plus que 58 000 salariés.

2006 

  • Cession des activités satellite, signalisation ferroviaire et communications sensibles à Thales.
  • Fusion avec Lucent : les deux groupes emploient 90 000 salariés

2008

  • Départ de Serge Tchuruk. Alcatel-Lucent n’emploie plus que  77.000 salariés

2013

  • Cession d’Alcatel Entreprises à China Huaxin. 
  • Avant la cession Alcatel-Lucent n’emploie plus qu’environ 68 000 salariés et prévoit de supprimer près de  10 000 emplois. Une fois les restructurations en cours achevées, Alcatel Lucent emploiera moins de salariés que lors de sa fusion en 2006. Pour mémoire en 2006, les deux entités séparées, employaient plus de 230 000 personnes.

Alcatel : un industriel diversifié transformé en spécialiste des télécoms

En 1995, Alcatel Alsthom, alors n° 1 mondial des télécoms (devant Lucent, Nortel et Ericsson) est secoué par l’accusation de surfacturation de France Télécom par une filiale du groupe Alcatel CIT et surtout par la mise en accusation pour abus de bien sociaux de son précédent PDG, Pierre Suard. Suard, qui a été l’architecte de la croissance de la CGE tout au long des années 80 et 90 est alors frappé d’une interdiction de diriger le groupe et est lâché par son prédécesseur, Ambroise Roux, qui pousse un nouveau poulain - Serge Tchuruk - à la tête du groupe.

Habilement, Tchuruk s’empresse de nettoyer les comptes de la firme et de passer de coquettes provisions pour mettre derrière lui les malversations supposées de l'ère Suard (qui l’accusera plus tard dans un livre de l’avoir enfoncé). Pour la petite histoire, un non-lieu sera prononcé en 2006 sur l’affaire des surfacturations à France Télécom et un second non-lieu prononcé en 2008 dans l’affaire de l’abus de bien sociaux. Suard sera en effet réhabilité en Appel en 2009, après avoir été condamné en 1997 à 3 ans de prisons avec sursis de 2 millions de francs d’amende.

Serge Tchuruk va bouleverser en profondeur la stratégie de la firme et transformer un groupe industriel diversifié en un spécialiste des télécoms (une décision qui s’avérera funeste lors de l’explosion de la bulle dans les années 2000, Alcatel ne disposant plus d’aucune activité pour rester à flot, contrairement par exemple à Siemens en Allemagne).

En mai 2001, la firme va même jusqu’à négocier en grand secret une fusion avec Lucent, avec pour objectif  de donner naissance à un titan transatlantique des télécoms, fort à la fois en Europe et aux États-Unis.

À l’époque, la fusion "entre égaux" se négocie, à la stupéfaction des Américains, dans le château des Mesnuls, un château du XVIe siècle propriété d’Alcatel au sud de Paris, où les infrastructures de communications sont pour le moins frustes. Nombre de documents sont ainsi transmis via l’un des rares fax du site. On est pourtant alors en pleine révolution Internet, mais les dirigeants français semblent à mille lieues de la révolution technologique qui est en train de s’opérer (il est vrai que Serge Tchuruk approche alors déjà les 65 ans).

La fusion échouera pour une peccadille : Alcatel tient à avoir plus d’administrateurs au conseil d’administration que les Américains, qui insistent pour une fusion entre égaux. Il faudra attendre cinq années supplémentaires pour que les deux firmes, aux abois, finissent par s’entendre et fusionner. Elles ne sont alors plus que les ombres de ce qu’elles ont été avant la bulle internet.

Alcatel sans usines : la fin d’un empire industriel

Entre-temps, la transformation d’Alcatel en spécialiste des télécoms va aussi s’accompagner d’une mutation industrielle profonde. Moins d’un mois après l’échec de la fusion avec Lucent, Tchuruk confie au Wall Street Journal son souhait de doper les marges de la firme et de transformer Alcatel en une « entreprise sans usines ». L’annonce effectuée le 26 juin 2001, sans consultation préalable avec les salariés, laisse ces derniers et les observateurs du secteur médusés. Car cette décision va signer, définitivement, la fin d’un empire industriel français bâti patiemment pendant plus d’un siècle.

Passé un moment de stupeur, tout le monde comprend que Tchuruk est sérieux lorsqu’il affirme que le groupe, qui à l’époque opère près d’une centaine d’usines, dont plus d’une vingtaine en France, souhaite n’en avoir qu’une douzaine fin 2002.

Et tout le monde comprend aussi que c’est une hécatombe qui s’amorce. Dans les jours qui suivront, Alcatel confirmera et annoncera son intention de se séparer d’une cinquantaine de sites industriels.

Depuis, l’histoire d’Alcatel est jonchée de cadavres, d’usines fermées, de divisions cédées à vil prix. Et une tendance générale émerge. Alors que l’on pensait que la fusion avec Lucent ancrerait définitivement la firme à l’Ouest, c’est en fait vers le Sud-Est Asiatique que se déplace peu à peu le centre névralgique de la société. L’ex-champion français est aujourd’hui plus chinois que jamais.

Alcatel sans usines, ou Alcatel chinois ?

Le cœur du système Alcatel en Chine est Alcatel Shanghai Bell , une joint-venture avec l’Etat Chinois, indirectement contrôlée à 49,99 % par la SASAC (State Asset Supervision and Administration Commission), la commission qui gère les participations de l’Etat chinois.

La participation est en fait logée dans la fameuse China Reform Holdings Corporation, dont une des filiales, China Huaxin, est sur le point de racheter la division entreprises d’Alcatel.

Selon Alcatel-Lucent, Alcatel Shanghai Bell dispose d’un réseau de vente et de service dans 31 provinces chinoises et dans 50 pays. La firme fournit des systèmes d’accès optique, des systèmes LTE, des systèmes de communication IP et des systèmes de cœur de réseau pour les réseaux fixes et mobiles. Selon Alcatel-Lucent, elle a accès à l’intégralité de son portefeuille technologique et joue un rôle principal dans le développement de plusieurs technologies avancés de la firme.

Alcatel Shanghai Bell est en fait tellement chinoise qu’elle bénéficie des mêmes avantages que certains de ses concurrents chinois comme les crédits à l’export des banques d’Etat chinoises. (rappelons que des équipementiers comme ZTE et Huawei sont écartés du marché américain pour moins que ça).

Plus de 14 % de ses salariés du groupe sont aujourd’hui chinois, contre moins de 13 % en France. Et cette proportion devrait encore s’accroître très largement en faveur de l'Empire du Milieu dans les prochains mois, avec la vague de licenciements en cours. Plus significatif, plus du quart des effectifs de R & D sont désormais en Chine, contre moins de 15 % dans l’hexagone (là encore la part des chinois devrait singulièrement augmenter dans les prochains mois).

En fait, Alcatel-Lucent entend se débarrasser de son site industriel d’Eu et ne conservera en France que le site industriel de Calais, spécialisés dans les câbles sous-marins. Ce qui veut dire qu’à l’exception des sites de Meriden aux États-Unis (qui fabrique des équipements radio) et de Greenwich en Angleterre (qui fabrique des câbles sous-marins), il ne restera plus à la firme que ses sites de Shanghai Pudong (accès fixe et mobile) et de Shanghai Songjiang (équipements radio). Au total, ces deux sites industriels ont une surface de près de 170 000 m2 et produisent ses systèmes optiques, ses équipements 3G et 4G, mais aussi ses équipements IP et ses systèmes DSL et fibre.

En clair, quand un client européen achète des équipements réseaux Alcatel-Lucent, il acquiert dans la plupart des cas des équipements fabriqués par Alcatel Shanghai Bell ou par des sous-traitants en Chine.

De l’aveu même d’Alcatel, dans son dernier rapport d’activité, la Chine est aujourd’hui sa plus grande base industrielle et Alcatel Shanghai-Bell l’un de ses principaux actifs. D’ailleurs, une part importante de la trésorerie du groupe est aujourd’hui bloquée dans l’entité chinoise (près de 950 M€ à fin 2012) du fait du contrôle des changes imposé par le gouvernement local.

Est-il vraiment raisonnable de céder Alcatel Entreprise à un chinois ?

Comment faut-il donc aujourd’hui interpréter la cession d’Alcatel Entreprise à China Huaxin ? Les financiers y verront peut-être une bonne nouvelle, la cession devant rapporter près de 268 M€ dans les comptes de la firme, qui en ont bien besoin.

Les salariés, pourront à juste titre s’inquiéter d’un énième transfert de compétences et de savoir-faire français à une entité publique chinoise - et de la perspective de voir leurs emplois peu à peu délocalisés vers l’Empire du Milieu. Ils pourront sans doute se consoler en se disant qu’ils vont désormais participer au développement d’une « société harmonieuse » (sic).

Les clients d’Alcatel Entreprises (qui est le n° 2 du secteur de la commutation en Europe) ont quant à eux de quoi se poser des questions sur leurs choix. Depuis des années, on les bassine sur l’importance de se protéger contre les efforts d’intelligence économique des concurrents et contre les pratiques d’espionnage industriel systématiques des américains et des chinois (sans doute à juste titre comme l'a montré encore une fois le scandale Prism). Et voici que du jour au lendemain, ils découvrent que le fournisseur français qu’ils avaient choisi projette de céder à une entreprise d’Etat chinoise l’activité qui fournit le cœur de leurs réseaux de communication et de téléphonie.

Enfin, l’Etat pourrait bien être le grand cocu de l’histoire. Après s’être beaucoup agité pour faire sortir Alcatel de 10 ans de difficultés, en l’aidant à obtenir de meilleures conditions bancaires et en faisant du lobbying auprès des opérateurs hexagonaux pour qu’ils achètent « français », il prend conscience peu à peu que celui qu’il regarde toujours comme un champion national œuvrant dans un secteur stratégique est en fait de plus en plus une entité dont la technologie est développée et fabriquée en Chine - et dont les activités jugées non stratégiques sont cédées par appartement à des entités chinoises. Il pourrait donc finir par s’interroger sur le bien-fondé de soutenir une société qui aura en 2015 moins de 6 000 salariés en France contre près de 50 000 hors de France.

Le démantèlement de plus 50 ans de stratégie industrielle française dans les télécoms, qui a largement contribué à la fortune d’Alcatel, arriverait alors à son terme. Merci, Monsieur Tchuruk.

A lire aussi sur Internet :

"The rise and demise of Lucent Technologies" (PDF) : un excellent article de recherche sur la croissance et la chute de Lucent, par William Lazonick (CNRS) et Edward March (Dartmouth College)

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