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Les ingénieurs ukrainiens se battent pour sauvegarder le réseau Internet

Les professionnels de l’IT en Ukraine travaillent sans relâche et en courant des risques énormes pour garder l’infrastructure réseau en état de marche, et permettre à leur pays de rester connecté à Internet pendant l’invasion russe.

Ils sont ingénieurs. Ils sont ukrainiens. Ils risquent aujourd’hui leurs vies. Leur spécialité ? Le réseau. Leur mission ? Préserver Internet. Pourquoi ? Pour continuer coûte que coûte à communiquer avec l’extérieur du pays et se battre dans l’espace cyber.

Ces ingénieurs, peu préparés aux conditions de guerre, travaillent depuis des abris anti-bombes.

Quand les bombardements cessent, ils sortent et se pressent pour réparer le plus possible de câbles et de fibres. Ces opérations sont cruciales. Car la guerre militaire se double désormais d’une guerre de communication. Et cette seconde lutte, immatérielle, mais tout aussi stratégique, s’appuie sur l’infrastructure physique et bien réelle d’Internet.

La résistance technologique s’organise aussi depuis l’étranger. Car même si des ingénieurs évacuent les zones occupées par les forces russes et les villes les plus touchées par les attaques, ils continuent d’œuvrer. Où qu’ils soient. D’une manière ou d’une autre.

Jeudi dernier, alors que la deuxième ville d’Ukraine, Kharkiv subissait un bombardement qui l’a presque entièrement détruite, Dmitro Deineka, le directeur général d’un opérateur de datacenter basé en Bulgarie (mais opérant aussi en Ukraine) s’est livré à TechTarget (groupe de presse auquel appartient LeMagIT).

« La situation est terrible », confiait le PDG d’ITL DC alors qu’il tentait d’organiser l’évacuation de ses employés et de leurs familles. « Vous devez bien comprendre que la Russie bombarde des cibles civiles et des infrastructures de communication avec des missiles de croisière, des missiles balistiques et des bombes […] Il y a des incendies partout. Dans certains endroits, il n’y a plus ni électricité ni eau ».

Des « héros » qui font « simplement leur job »

« Nos ingénieurs et une partie de notre équipe de support travaillent depuis des abris […] Ce sont les gars les plus cool du monde », continue Dmitro Deineka.

Cool, mais « dans une situation psychologique très difficile ». Ce qui ne les empêcherait pas d’être déterminés à « faire simplement “leur job” », assure Dmitro Deineka qui leur a demandé en revanche de ne pas rester dans le centre de données.

En Ukraine même, Ivan Butenko, directeur technique d’Omega Telecom (un opérateur qui dessert 140 villes ukrainiennes) confirme que ses ingénieurs risquent leurs vies pour réparer les câbles réseaux coupés par les bombes.

« Ce n’est pas facile », explique-t-il. « Il y a trop de fibres coupées. C’est dur de tout rétablir. Mais nous continuons à gérer nos datacenters et nos réseaux en Ukraine ».

« Parfois, j’ai l’impression que les Russes sont restés bloqués à l’époque soviétique. Ils en sont encore à se dire que les tours de télé, c’est stratégique. »
Mikhail DmitrichenkoCOO de Volia et ancien Country Manager d’OBS en Ukraine

« Nous ferons tout pour que les infrastructures de communication continuent de fonctionner », renchérit-il. « Tous les employés des entreprises de télécommunications ukrainiennes travaillent au rétablissement des services. L’information est plus importante que jamais pour nos habitants ».

La tâche est simple à dire. Beaucoup moins à faire. « C’est vraiment très dangereux », répète Ivan Butenko. Résultat, « certaines villes sont privées de communications depuis plusieurs jours. [Mais] lorsque les hostilités cessent, les ingénieurs réparent les réseaux ».

Mikhail Dmitrichenko, directeur de l’exploitation chez Volia, un opérateur ukrainien de télévision numérique et d’Internet, n’hésite pas à qualifier de « héros » ses ingénieurs et ses techniciens qui sortent maintenir le réseau et les services.

Cet ancien Country Manager d’Orange Business Services en Ukraine lance au passage un pic acéré aux stratèges russes. La Russie a en effet voulu faire taire la télévision ukrainienne qui continuait d’informer les populations sur l’évolution de la guerre. Une frappe sur la tour de télévision à Kiev a fait cinq morts et a entraîné l’interruption de la diffusion des chaînes. La diffusion… hertzienne.

« Parfois, j’ai l’impression qu’ils sont restés bloqués à l’époque de l’Union soviétique », lance-t-il. « Ils en sont encore à se dire que les tours de télévision, c’est stratégique ».

Volia a fourni des téléviseurs et du Wi-Fi aux abris anti-bombes, là où vivent aujourd’hui les habitants des grandes villes ukrainiennes. Il offre également une connexion Internet gratuite aux clients qui n’ont plus les moyens de la payer, suivant ainsi la demande du Ukrainian State Special Information Service (SSIS) qui a exhorté, la semaine dernière, les opérateurs à ne pas déconnecter les personnes qui ne peuvent pas payer leurs factures.

Le SSIS rappelle par ailleurs que la plupart des chaînes Ukrainiennes sont accessibles sur YouTube. Via Internet.

Une « armée IT » ukrainienne de volontaires

Encore selon le SSIS, l’Ukraine aurait subi une vague intense de cyberattaques pendant tout le mois de février – juste avant le début de l’invasion russe le 24 février. En réaction, Mykhailo Fedorov, ministre ukrainien de la transformation numérique, a lancé deux jours plus tard un appel pour constituer une « armée IT » de hackers volontaires pour contre-attaquer la Russie.

Depuis, près de 300 000 personnes se sont abonnées au fil de « l’armée IT ukrainienne » sur Telegram, où le gouvernement du pays publie des détails sur les services Internet russes qu’il souhaite voir attaquer.

Les membres du secteur ont rejoint ce combat, assure Konstantin Vasyuk, directeur exécutif de l’IT Ukraine Association, qui représente l’industrie ukrainienne des logiciels et des services informatiques à l’international.

D’après lui, les informaticiens ukrainiens avec une expérience militaire ont rejoint l’armée régulière, et ceux avec des compétences en cybersécurité ont rejoint « l’armée IT ». Et, chose incroyable, les autres continuent à assurer des prestations pour les clients internationaux pour garder l’industrie IT locale vivante.

« C’est un combat au-delà du front. C’est un vrai combat dans la sphère économique [et IT] », tranche-t-il. « Nous allons nous battre dans la sphère IT », martèle-t-il. « Nous nous battrons par tous les moyens possibles contre l’envahisseur ».

Le 24 février, le groupe Anonymous rejoignait cette lutte.

L’Ukraine contre-attaque en voulant bloquer l’Internet russe

Les entreprises informatiques ukrainiennes avaient anticipé des plans d’urgence pour mettre leurs employés en lieux sûrs et continuer à travailler en cas de guerre, poursuit Konstantin Vasyuk.

Aujourd’hui, la plupart de ces entreprises ont évacué leur personnel des villes les plus dangereuses. Le directeur de l’IT Ukraine Association se réjouit par ailleurs que les 500 plus grandes entreprises internationales aient maintenu leurs demandes de services IT ukrainiens en marque de soutien.

Mais l’association appelle à aller plus loin en boycottant mondialement les fournisseurs russes de technologies. « Arrêtez de travailler avec les entreprises IT russes, elles financent cette guerre », accuse Konstantin Vasyuk.

Côté réseau, et malgré les bombes et les cyberattaques, « pour l’instant, ça tient », constate le porte-parole de l’industrie IT ukrainienne. « [Les Russes] ne peuvent pas bloquer tout [le réseau en] Ukraine. C’est impossible ».

« Ils ne peuvent pas bloquer tout [le réseau en] Ukraine. C’est impossible. »
Konstantin VasyukIT Ukraine Association

Signe que cette guerre touche aussi de près les réseaux, le ministre de la Transformation numérique et vice-premier ministre ukrainien, Mykhailo Fedorov et Andrii Nabok, représentant ukrainien à l’ICANN ont demandé à ce que l’Internet russe soit bloqué. Le but affiché par le gouvernement ukrainien était, dit-il, de mettre fin à la propagande du Kremlin.

Dans sa lettre à l’ICANN, Andrii Nabok demandait la révocation des domaines « . ru », « . рф » et « . su », la révocation des certificats SSL, et la fermeture des deux serveurs racine DNS situés en Russie.

Sans surprise, l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers – l’association à but non lucratif dont la mission est d’administrer les ressources numériques d’Internet (adresse IP, noms de domaines, etc.) – a refusé au double motif que cette demande serait techniquement impossible et qu’elle porterait atteinte à la raison d’être d’Internet.

Pour les acteurs de l’IT, cette guerre oblige à emprunter un chemin de crête. Il s’agit de soutenir la paix d’un côté, sans de l’autre, porter atteinte au Web. Google a par exemple décidé de bloquer des médias officiels russes sur YouTube, mais en continuant à fournir la plupart de ses services (Search, Maps et YouTube), « ce qui permet de continuer à donner accès à des informations et à des perspectives mondiales » dans le pays.

Pendant ce temps, sur le terrain, en Ukraine, grâce à des ingénieurs et des techniciens IT héros du quotidien, le réseau fait comme le roseau : il plie, mais il ne rompt pas.

L’intégralité des propos cités dans cet article a été recueillie par nos collègues de ComputerWeekly, publication sœur du MagIT en Grande-Bretagne.

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