Comment le Pays Voironnais s’est sorti tout seul du désert numérique

L’histoire exemplaire d’une collectivité locale qui s’est organisée pour fibrer elle-même son territoire et le doter d’un datacenter, afin de relancer l’activité de ses entreprises que la mauvaise volonté des opérateurs condamnait.

Sortir du cauchemar de l’absence de haut débit en zone d’activité économique. Située à 25 km au nord-ouest de Grenoble et de son trafic ultra-saturé, l’agglomération de Voiron (Isère) souffre d’un étonnant paradoxe. 

Côté face, elle offre à l’écosystème qui gravite autour des grandes écoles grenobloises (spécialisées en ingénierie, commerce, management...) un cadre de vie idyllique. On y trouve des parcs de bureaux spacieux et abordables pour installer les entreprises, ainsi qu’un accès direct aux principaux axes routiers comme à l’aéroport de St Exupéry, pour satisfaire tous les besoins de logistique et d’approvisionnement.

Mais côté pile, Voiron n’a pas Internet ! Ou si peu : les professionnels qui y travaillent doivent compter avec une connexion ADSL misérable, parfois inférieure à 1 Mbits/s sur les vieilles infrastructures cuivre de France Télécom, avec des coupures plus ou moins régulières selon la distance qui sépare le bâtiment de l’unique nœud de raccordement des environs, exploité par SFR.

Quand le bas débit impacte toute l’activité économique

« C’est bien simple, avec l’ADSL que les opérateurs nous fournissent à Voiron, vous ne pouvez téléphoner en voix sur IP qu’à condition de couper l’accès Internet à tous vos collaborateurs », témoigne Philippe Apeloig, un professionnel local qui sera dès 2014 à l’initiative d’un collectif d’entreprises - PVNum, ou Pays Voironnais Numérique - regroupées pour faire installer la fibre sur leur territoire malgré le manque de volonté des opérateurs nationaux.

Et il ne tarit pas d’exemples épouvantables : « le débit est tellement faible que les salariés qui travaillent ici mais habitent dans la commune voisine de Criel, zone couverte par le haut débit, rentrent à leur domicile pendant les heures de bureau avec des documents sur clés USB afin de pouvoir les envoyer par e-mail à leurs partenaires depuis chez eux. Pire, un fabricant de peinture industrielle a été jusqu’à embaucher quelqu’un à mi-temps, uniquement pour relancer le téléchargement des appels d’offres. Car la vitesse est tellement lente que la sauvegarde de ces documents échoue dans la plupart des cas », dit-il.

« Quant à mon activité, qui consiste à gérer des portefeuilles de valeurs immobilières, elle suppose de consulter régulièrement des cartes de PLU (Plan Local d’Urbanisme, ndr). Avec une connexion normale, je fais glisser la carte, je zoome dessus instantanément dans mon navigateur. Mais, avec l’ADSL de Voiron, il faut compter 30 à 40 secondes pour le moindre rafraichissement de l’affichage ! », ajoute-t-il.

Parmi ces déconvenues, les plus paradoxales sont celles qui concernent les entreprises liées au numérique. « Le cas de Tecknowmetrix (TKM), qui a mis au point une solution Big Data de veille scientifique (Izi’Nov), est emblématique. Son dirigeant a menacé d’installer son siège à Paris, faute de trouver rapidement une solution qui n’empêche pas son activité de fonctionner », raconte encore Philippe Apeloig.

Des opérateurs qui ne fibrent rien pour mieux vendre des lignes spécialisées ?

N’y tenant plus, Philippe Apeloig, par ailleurs syndic bénévole pour le parc d’entreprises de la zone d’activité de Champfeuillet, consulte courant 2013 les opérateurs nationaux dans l’espoir qu’ils se pressent d’installer la fibre dans l’agglomération. Il déchante rapidement : « ils m’ont pris de haut. Ils m’ont annoncé fièrement ne pouvoir nous installer que des lignes spécialisées, à raison de 5 à 20.000 € la prise et 1000€/mois d’abonnement ! Comment voulez-vous que les startups et les PME qui constituent notre tissu économique puissent payer un prix pareil ? », s’emporte-t-il.

On soupçonne à ce moment-là les opérateurs - SFR, qui a installé son nœud de raccordement haut débit (un POP, ou Point Of Presence, dans le jargon des opérateurs) à 4km du centre de Voiron dès le début des années 2000, mais aussi Orange qui ne daigne pas faire de meilleure offre que son concurrent - de ne fibrer délibérément aucun immeuble pour mieux obliger les entreprises à n’acheter que des lignes spécialisées hors de prix. « A quoi sert ce nœud de raccordement ? Ils ne l’ont jamais utilisé que pour vendre des lignes spécialisées aux entreprises les plus riches, soit seulement 30 en 15 ans. Dernièrement, ils ont finalement consenti à installer d’eux-mêmes 300 prises haut débit dans des bâtiments d’activité neufs. Mais ils persistent à les commercialiser comme des lignes spécialisées. A date, personne n’a pu souscrire d’abonnement là-dessus, tant les tarifs sont prohibitifs. Alors pourquoi font-ils cela ? », interroge un élu.

Comment un collectif est parvenu à faire bouger les lignes

En 2014, les pouvoirs publics - la Communauté d’Agglomération du Pays Voironnais (CAPV) - s’emparent du dossier en créant un groupe de travail sous l’égide du consultant Joëlle Serre pour réfléchir au moyen d’obtenir des abonnements au haut débit entre 200 et 300€ par mois. « Mais cela était encore trop cher pour nos TPE. Je suis donc allé les voir en pariant que je pourrais monter un collectif de 30 à 50 entreprises prêtes à s’abonner immédiatement si l’abonnement mensuel était baissé à 100€ et le coût de la prise à 1500€, payables à raison de 30€/mois pendant 5 ans », raconte Philippe Apeloig.

Le groupe de travail de la CAPV considère rapidement que les objectifs fixés par Philippe Apeloig sont réalisables. D’une part, Joëlle Serre imagine mandater le prestataire Axians (filiale de Vinci) pour qu’il déploie une dorsale entre les zones d’activité et le POP SFR. L’installation des prises et leur raccordement aux points de mutualisation de la dorsale seront ensuite confiés à des électriciens locaux, formés au pied levé pour l’occasion. Ironie du sort, ces prises devront être accompagnées de boîtiers CPE (des dispositifs permettant à n’importe quel opérateur de vendre des abonnement Internet dessus). Or, le fabricant national de ces boîtiers, Ifotec, siège à... Voiron.

D’autre part, Joëlle Serre parvient à trouver un opérateur privé dans l’est de la France, Adista, qui accepte de proposer des abonnements à 79€/mois pour 25 Mbits/s.

Reste qu’il faut financer le projet. « Notre collectif n’était pas crédible vis à vis des banques pour obtenir les fonds nécessaires. C’est alors que la CAPV est entrée dans notre association, laquelle s’est transformée en SIC (Société d’Intérêt Collectif) avec le nom de PVNum (pays Voironnais Numérique) et nous avons obtenu la caution bancaire nécessaire », se félicite Philippe Apeloig.

Fin 2015, les zones de Champfeuillet et de Parvis sont fibrées et 80 entreprises sont abonnées au haut débit. Le succès du projet est célébré en grandes pompes lors d’une soirée dans les locaux de TKM, l’entreprise de Big Data qui n’est finalement pas partie. Aujourd’hui, La dorsale couvre les 32 communes du Pays voironnais et plus de 130 entreprises ont souscrit un abonnement.

Sur la lancée du haut débit, Voiron veut un datacenter irréprochable à un prix abordable

L’histoire ne s’arrête pas là. Portées par le bénéfice d’un débit enfin acceptable, les entreprises du Pays Voironnais voient leurs usages informatiques s’envoler et, dès 2016, leurs PC et leurs petits serveurs ne suffisent plus, là, à sécuriser les données, là, à avoir assez d’espace de stockage pour partager des documents avec les clients et fournisseurs situés dans le monde entier. Plutôt que laisser chacun investir dans l’infrastructure immobilière, électrique et informatique nécessaire à un datacenter individuel, PVNum se demande s’il n’y aurait pas un moyen de mutualiser une solution aussi intelligemment que cela a été fait pour le réseau fibre.

Surtout, il n’en faut pas plus à la SIC pour se sentir investie d’une mission de prestataire de services numériques dédié au tissu économique local. « PVNum existait. Nous n’allions pas nous arrêter au travail effectué pour l’installation de la fibre. Notre ambition était désormais d’être le catalyseur des services numériques pour nos administrés. Nous avons voulu proposer à nos entreprises des solutions dignes des grandes métropoles françaises pour archiver les données, pour répliquer les SI en machines virtuelles à des fins de PRA», lance Dominique Parrel, le Président du comité stratégique de PVNum.

Une fois encore, le système D est à l’œuvre : parmi les membres de PVNum, Modulo C n’est autre qu’un installateur de salles informatiques à l’échelle nationale. Il paraît tout indiqué pour imaginer un datacenter mutualisé. « Notre défi était de proposer une solution à l’image de ce qui avait été fait pour la fibre, à savoir avec une qualité irréprochable pour un prix très abordable. Nous avons donc conçu un datacenter d’appoint qui tienne dans une enveloppe budgétaire de 200.000 €, dont PVNum serait le propriétaire et dans lequel les entreprises loueraient des compartiments pour installer leurs propres serveurs », raconte Martine Parent, chargée de clientèle chez Modulo C. 

La solution proposée est en l’occurrence un container autonome, appelé ici Modulo Box. Installé au plus près du POP SFR, il intègre deux étagères rack et huit tiers de racks, individuellement fermés par une porte dont seuls les locataires ont la clé. Surtout, ce mini datacenter mutualise le must des équipements de sécurité : systèmes anti-incendie, climatisation, groupe électrogène et onduleurs redondés assurent une continuité de service digne d’un hébergeur. 

« Nous avons installé les plus récentes générations des équipements Eaton, les Blade UPS avec carte d’administration capables d’éteindre les VM une par une, dans un ordre donné, pour avoir la garantie de ne jamais corrompre les données en cas d’incident, ce qui était particulièrement important dans cette solution où quantités de SI différents sont appelés à cohabiter », détaille Martine Parent.

La mention d’Eaton n’est pas innocente : il se trouve que le siège français de cet équipementier international, qui a repris une partie de l'activité onduleurs de l'ex-Merlin Gérin, est situé à... 30 minutes de Voiron - à Montbonnot, en proche périphérie grenobloise. 

Un tissu économique totalement redynamisé

Inaugurée en juin 2016, la Modulo Box a déjà pratiquement tous ses compartiments loués. Poussant le concept de mutualisation à son paroxysme, les locataires sont en définitive des SSII locales qui infogèrent les SI de toutes les entreprises du Pays Voironnais. « C’est un succès formidable. Des entreprises grenobloises, attirées par les performances et les loyers de notre solution, sont même venues nous demander de les héberger. Quel chemin parcouru depuis l’époque pas si lointaine où nous étions les enfants pauvres d’Internet », se réjouit Dominique Parrel. Il envisage dès à présent d’investir dans une seconde Modulo Box.

PVNum - qui, en tant que SIC, n’a pas le droit de reverser ses bénéfices - pourrait à terme revendre son infrastructure excessivement rentable au département, ce qui contribuerait à faire chuter les impôts locaux pour toutes les entreprises du Pays Voironnais.

« Le succès de la Modulo Box est tel que d’autres collectivités locales, autour de Grenoble mais aussi jusqu’en Bretagne, nous ont contactés pour dupliquer le modèle. C’est un succès pour le savoir-faire voironnais », applaudit quant à elle Martine Parent. Elle cite l’exemple de la commune de St Alban-Leysse, en Savoie, où le spécialiste de la vente à distance d’équipement sportif Ekosport a installé une Modulo Box sur son parking et a eu l’idée d’en louer les emplacements qu’il n’occupe pas aux autres entreprises de sa zone d’activité.

« Ironiquement, cette histoire est l’inverse de celle de Voiron. Séduites par l’opportunité d’accéder à un véritable datacenter, les entreprises de St Alban-Leysse sont en train de monter elles aussi un collectif pour obtenir l’installation du haut débit et nous les aidons dans cette démarche », note Martine Parent. Selon les premiers éléments, les opérateurs nationaux n’aideraient pas plus qu’ils ne l’ont fait dans le Pays Voironnais.

Enfin, pour Philippe Apeloig, cette aventure a été un tremplin formidable pour dynamiser l’activité économique du Pays Voironnais. « Avant, les entreprises d’ici n’échangeaient que pour se reprocher d’avoir garé une voiture sur la mauvaise place de parking. Le fait de mutualiser nos efforts autour de la fibre et du datacenter a rapproché tout le monde et, désormais, les entreprises de PVNum se réunissent pour mener des projets ensemble. Nous sommes devenus un vivier d’opportunités pour le business », se félicite-t-il.

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