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Traçabilité et blockchain : les nouveaux cas d’usages

Connaître l’origine d’un produit grâce à un QR code n’est pas le seul usage de la blockchain dans la traçabilité. Loin de là. La technologie offre d’autres opportunités, plus axées sur un pilotage intelligent de la supply chain. Et pas seulement pour l’alimentaire.

Les marques sont attendues sur le terrain de la transparence et de la responsabilité. Elles sont aussi soumises à des obligations réglementaires de plus en plus importantes, notamment en matière sanitaire. Et bien sûr, elles ont des enjeux de réputation (et donc commerciaux). La blockchain, couplée à d’autres technologies, peut aider sur tous ces sujets.

Une pression croissante des consommateurs et des régulateurs

Les différentes crises ont mis en lumière le rôle fondamental des chaînes logistiques. Mais celles-ci ont été – sont et seront certainement à nouveau – mises à mal, avec des ruptures qui nécessitent des évolutions, comme le recours à de nouveaux fournisseurs. Le problème est d’autant plus épineux que les consommateurs font plus que jamais preuve de vigilance, avance Stefano Volpi, co-CEO et cofondateur de Connecting Food (startup française spécialisée dans la traçabilité alimentaire avec la blockchain). Or ajouter de nouveaux acteurs dans une supply chain impose, idéalement, de les contrôler avant de les intégrer.

Photo de Matthieu Hug de TilkalMatthieu Hug, Tilkal

La législation elle-même est de plus en plus exigeante et contraignante. Matthieu Hug, PDG et fondateur de Tilkal (un autre spécialiste de la traçabilité par la blockchain), confirme. Il cite en exemple la réglementation européenne en cours d’élaboration pour lutter contre la déforestation, et la « déforestation importée » qui cible de nombreuses matières premières, comme l’huile de palme ou les produits issus d’élevages installés sur des zones aménagées en détruisant des forêts.

« [La réglementation] imposera vraisemblablement aux industriels de capter l’origine de ces matériaux, au sens de la localisation GPS, et de démontrer qu’ils ne donnent pas lieu à de la déforestation », prédit Matthieu Hug. « Et cela concerne tous les acteurs de la chaîne ».

Sur ces chaînes aux très nombreux maillons, la blockchain a des particularités très intéressantes, dont celle de permettre un partage d’information entre les parties. Stefano Volpi rappelle cependant qu’elle « n’est qu’une couche – qui facilite les interactions, tout en garantissant notamment que la donnée n’est pas transformée ».

Néanmoins, « la traçabilité peut se faire sans blockchain », concède le dirigeant de Connecting Food. En tout cas, pour lui, cette technologie seule ne suffit pas.

« De la fourche à la fourchette » : ou la blockchain comme outil de transparence

Au départ, comme le rappelle Vincent Fournier d’IBM France, l’idée fondamentale de la blockchain – une idée portée par IBM Food Trust par exemple – consistait « à créer un fil continu de l’information qui permette de suivre la vie d’un produit ». Avec comme premiers bénéfices un gain de précision sur les rappels et les retraits.

Photo de Vincent Fournier d'IBMVincent Fournier, IBM France

Le champ d’application s’est depuis élargi.

Dans un deuxième temps, en effet, d’autres problématiques « blockchainisées » sont venues s’ajouter à celles des rappels et des retraits

Pour Vincent Fournier, cette deuxième phase a été celle de la blockchain comme « moyen de recréer de la transparence ».

L’approche, d’abord sur des produits peu ou non transformés, a même donné naissance à un slogan : « de la fourche à la fourchette ».

L’expert d’IBM y voit « un premier pas vers la transparence », préférable à « un big bang » inopérant. « Cela a permis à des acteurs de travailler progressivement sur leurs chaînes » et d’impliquer les métiers, dont les responsables qualité.

Toujours pour l’expert, ces projets sont les déclencheurs « d’une dynamique vertueuse ». Ils rendent possibles « des cas d’usage plus engageants et plus aboutis… et une plus forte transparence », même si les résultats ne sont pas toujours visibles des consommateurs.

Dans ce domaine, en France, IBM a collaboré avec Carrefour et une centaine de ses partenaires représentant 60 filières et environ 1 000 références. « Nous avons créé un dispositif industrialisé qui permet d’ajouter un produit sur la blockchain avec une déclinaison architecturale plus simple que pour des monnaies numériques de banque centrale », résume-t-il.

« Demain, on peut s’attendre à d’autres avancées avec plus de décentralisation et de smart contracts. »
Vincent FournierIBM France

Dans une troisième phase, en cours, de nouveaux cas d’usage se dessinent sur la logistique et son optimisation. Des enjeux sociétaux peuvent aussi être pris en compte, dont le respect du droit du travail. IBM a par exemple collaboré avec une ONG.

Rebaptisée « Transparent Supply », la solution d’IBM couvre désormais d’autres secteurs que l’agroalimentaire. Modulaire, elle compte par exemple un module de suivi de l’empreinte carbone. Avec comme promesse avancée, « demain, plus de transparence et de confiance dans les valeurs carbone mesurées ».

« Nous avons démarré avec des blockchains assez complètes du point de vue du squelette, pour un cas d’usage initial relativement simple et qui n’en exploitait pas forcément toutes les capacités. Progressivement de nouvelles applications sont implémentées pour un coût intéressant », admet Vincent Fournier. « Demain, on peut s’attendre à d’autres avancées avec plus de décentralisation et de smart contracts ».

Blockchain et jumeaux numériques

Pour sa part, Connecting Food explore la piste des jumeaux numériques, couplés à la blockchain, pour la transparence alimentaire.

Photo de Stefano Volpi de Connecting FoodStefano Volpi, Connecting Food

« Notre objectif, c’est [d’] exploiter toutes les données existantes pour répondre à des problématiques de traçabilité, mais aussi de sécurité alimentaire, de modélisation de la supply chain, etc. », explique son cofondateur Stefano Volpi.

Pour y parvenir, l’éditeur utilise des jumeaux numériques au sein du management de la supply chain. Connecting Food crée un digital twin de chaque matière première. Et c’est la combinaison de ces matières qui constitue un produit.

« Nous tokenisons des assets et en faisant cela, vous pouvez tracer non seulement l’origine au niveau de chaque matière première et de la localisation, mais identifier également la ligne de production associée, le lot, etc. », détaille le co-PDG de l’entreprise.

Le jumeau numérique peut s’apparenter au stade du produit fini à un NFT, un token non fongible, enrichi de nouvelles informations tout au long de la chaîne logistique en fonction des transformations réalisées et des certificats recueillis.

« Nous tokenisons des assets. En faisant cela, vous pouvez identifier jusqu'à la ligne de production associée, le lot, etc. »
Stefano VolpiConnecting Food

Cette approche blockchain ouvre des applications comme la réalisation d’exercices de traçabilité, ou la validation du respect d’un cahier des charges, ou encore la réalisation d’un bilan via le suivi des entrées et sorties sur une usine.

Avec à la clef, un travail sur l’efficacité au niveau des lignes de production elles-mêmes.

Le suivi des matières premières permet en outre de calculer la distance parcourue pour mesurer l’empreinte carbone sur les scopes 1 et 2, « tout en posant les bases pour le scope 3 » assure Stefano Volpi. Spécialiste de l’alimentaire, Connecting Food étend son périmètre pour couvrir « le vivant » plus globalement.

Blockchain et réseau industriel cross-sectoriel

Contrairement à IBM ou à Connecting Food, Tilkal a, pour sa part, d’emblée adopté un positionnement « cross secteur ». L’éditeur a des clients aussi bien dans l’alimentaire, que dans les cosmétiques, le textile, ou l’industrie lourde.

« Le produit fini est sectoriel. En revanche, pour un traitement de la chaîne d’approvisionnement de bout en bout, la notion de secteur disparaît. »
Matthieu HugTilkal

Pour son PDG et fondateur, Matthieu Hug, ce positionnement est « essentiel », car, dit-il, « le produit fini est sectoriel. En revanche, pour un traitement de la chaîne d’approvisionnement de bout en bout, la notion de secteur disparaît totalement. Le cuir d’un sac d’une marque de luxe passe par un abattoir ». Autre exemple avec le recyclage du plastique. Si cette activité est a priori sans lien avec l’agroalimentaire, elle est « néanmoins essentielle dans la traçabilité d’une chaîne d’approvisionnement agroalimentaire. »

Le patron de Tilkal doute de l’intérêt des blockchains purement sectorielles et les considère surtout comme du marketing. « Oui, il y a de la valeur, mais du point de vue de la valeur industrielle, je n’y crois pas une seconde », tranche-t-il.

Le fournisseur se distingue aussi clairement de Connecting Food, un « auditeur nouvelle génération (sic) », compare Matthieu Hug. « Ce n’est pas notre rôle. Nous sommes là pour collecter de la donnée, qui acquiert une valeur de preuve ou de responsabilisation ». L’objectif est de remédier à « l’opacité » sur les chaînes d’approvisionnement et à leurs dysfonctionnements. Or, poursuit le PDG, ces défaillances sont de plus en plus encadrées par les législateurs en Europe et aux États-Unis. Ces politiques engagent la responsabilité des industriels.

Des architectures différentes

Au-delà des usages de la blockchain, où les philosophies diffèrent dans l’application à la supply chain, les trois éditeurs envisagent les déploiements de deux manières distinctes.

« Nous déployons nous-mêmes un réseau, purement B2B, le plus grand en Europe », avec plus de 80 entreprises connectées, et une collecte sur environ 700 sociétés dans le monde, revendique Tilkal.

Ce sont les clients eux-mêmes et une partie des fournisseurs qui hébergent les nœuds du réseau, permettant ainsi une indépendance à l’égard de Tilkal et respectant la décentralisation de la blockchain chimiquement pure.

La déclaration des données s’effectue pour un utilisateur via son nœud, avant synchronisation, et les données sont remontées jusqu’à la plateforme Tilkal ou « elles sont stockées dans l’environnement dédié au client. »

« Nous ne touchons pas aux données avant qu’elles aient été écrites dans le réseau blockchain et nous stockons une empreinte de la donnée d’origine dans une logique de preuve », insiste Matthieu Hug. Une différence avec ses deux concurrents.

L’éditeur procède à un enregistrement brut, « sans rien modifier », avant une agrégation des déclarations « afin de créer une vue du fonctionnement de la chaîne et de l’analyser ». Ce traitement permet d’identifier des points d’attention. Tilkal pourrait notamment aider ses clients dans la détection de marchés gris grâce au recours à des algorithmes. Ou, comme pour l’industriel Daher (un de ses clients), agréger des sources de données multiples pour générer des rapports douaniers ou émettre des notifications et alertes.

La blockchain est peut-être devenue un peu moins médiatique, mais ses cas d’usages logistiques, eux, ne cessent de gagner en intérêt.

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