Sécurité des événements sportifs : la data au centre du jeu
Pour assurer le bon déroulement des JO de Paris 2024, l’État a éprouvé une nouvelle plateforme technologique « d’hypervision ». L’outil repose sur une gestion centralisée des données. S’y sont ajoutées de nouvelles organisations et méthodes de travail.
Recourir aux données et à l’intelligence artificielle dans l’univers sportif n’est pas nouveau. « La technologie et la data sont devenues un élément central pour l’optimisation de la performance de l’équipe », explique ainsi Julien Piscione, head of Sport Science à la Fédération française de Rugby.
La donnée trouve aussi sa place dans l’organisation d’événements sportifs, notamment pour en assurer le bon déroulement et la sécurité. Les usages ne sont toutefois pas forcément visibles des spectateurs et des sportifs.
Illustration avec la Coupe du monde de rugby et les Jeux olympiques de Paris 2024.
Une « révolution digitale » au ministère de l’Intérieur
Les deux grands rendez-vous internationaux étaient prévus de longue date. Afin d’en garantir la sécurité, l’État avait mis en place en 2023 une nouvelle entité, le Centre National de Commandement Stratégique (CNCS). Mais encore fallait-il lui donner les moyens, organisationnels et technologiques, de remplir ses missions.
La réponse a été une « révolution digitale » et de méthode. Cette révolution s’est opérée au ministère de l’Intérieur et de sa Direction de la transformation numérique (la DTNUM) témoigne le colonel Christophe Deshayes, chef d’État-major du CNCS.
Pour de grands événements, l’État s’appuie en principe sur la CIC, la cellule interministérielle de crise, qui dépend du Premier ministre. Le pilotage opérationnel est généralement confié à l’Intérieur, en coordination avec l’ensemble des ministères.
La remontée d’information au quotidien vers l’échelon national s’appuie sur des SI existants, notamment au niveau des préfectures. Les données sont ensuite consolidées au national.
Le modèle fonctionne, mais était perfectible. « Il nous manquait un outil d’intégration », témoigne le responsable du CNCS. La solution devait en réduire (voire supprimer) les ressaisies d’information, ingérer les données des systèmes, mais aussi en provenance d’autres sources.
Mission impossible aux JO sans nouvel outil dédié
La finalité ? « Unifier l’ensemble des informations, les synthétiser via du reporting, permettre de réaliser de l’analyse en temps réel et éclairer beaucoup plus rapidement la situation pour nos autorités pour la prise de décision. », explique Christophe Deshayes.
« Sans un outil dédié, nous savions que cela nous serait impossible. Il nous faudrait dans le cas contraire énormément d’effectifs et nous prenions en outre le risque de passer à côté d’éléments. »
Christophe DeshayesChef d’État-major, CNCS
Les besoins avaient été collectés et identifiés en amont des JO de Paris. Un premier diagnostic, dès 2019, avait permis d’anticiper la nécessité de traiter une masse de données. « Sans un outil dédié, nous savions que cela nous serait impossible. Il nous faudrait dans le cas contraire énormément d’effectifs et nous prenions en outre le risque de passer à côté d’éléments. »
« L’envergure inédite de cet événement planétaire » que sont les Jeux a convaincu du besoin de se doter « d’un nouvel écosystème numérique qui permette d’intégrer de grands volumes de données, du ministère de l’Intérieur, mais aussi d’autres ministères, des sources ouvertes, des données d’organisateurs, le tout pour un suivi en temps réel via une information la plus contextualisée possible. »
Les anticipations des métiers en 2020 et 2021, permises par les retours d’expérience d’olympiades précédentes, dont les Jeux de Londres, ont permis à la DTNum de lancer la réflexion et le développement de la future plateforme construite sur la technologie de l’éditeur français Suadeo.
Pour la conception, éditeur et ministère ont opté pour la méthode agile, indique Cédric Bonamigo, directeur Secteur Public de Suadeo. Il s’agissait, avec des sprints de deux semaines (dans des cycles de 2 mois), « de réduire un entonnoir d’incertitude » en affinant progressivement les maquettes.
De 300 à 20 jeux de données géolocalisées et temps réel
« Les métiers proposaient, la DTNum précisait le besoin, et Suadeo paramétrait en fonction sa plateforme. » Les itérations se sont poursuivies durant 12 à 15 mois, y compris après la Coupe du monde de rugby de septembre et octobre 2023, premier « test match » pour la plateforme.
À titre d’illustration, ce sont 300 jeux de données qui ont été utilisés lors de la fête du ballon ovale. Un bilan après la Coupe aura permis de constater la taille excessive de ce capital. « C’était trop pour être exploitable par des humains. » Pour les Jeux de Paris, ce sont 15 à 20 datasets qui ont finalement été utilisés, « mais complètement géolocalisés et en temps réel pour permettre la prise de décision. »
D’autres évolutions sont intervenues par rapport au cahier des charges initial. « Nous avons développé de nombreux applicatifs non prévus au départ […] au fur et à mesure que la planification avançait […]. Le retex approfondi mené après la Coupe du monde a permis d’identifier les manques », témoigne également Christophe Deshayes.
Au cours de la phase transitoire entre les deux événements sportifs, la plateforme a été migrée sur le cloud souverain du ministère de l’Intérieur (Cloud Pi) et homologuée (pour 10 ans). La sécurité informatique a constitué un volet important. « Nous ne pouvions pas nous permettre d’avoir des problèmes de cybersécurité. »
C’est au gré d’un processus itératif que la plateforme Data (ou d’hypervision) a été complétée par des applicatifs nécessaires à la collaboration et au partage d’information en temps réel. Le résultat a été une rupture dans l’outillage (Excel, PowerPoint) et dans la méthode de travail (ministère et interministériel).
Une plateforme Data et 5 applications métiers
Cinq applicatifs métiers – associés à des droits d’accès – ont été regroupés. Au cœur, la plateforme unifie, virtualise et traite les données. S’y ajoute un premier module : la main courante. Concrètement, un flux de messages saisis dans l’application (avec pièce jointe et géolocalisable) et lisibles par tous les utilisateurs.
Durant les JO, ce sont plus de 500 messages par jour qui ont ainsi été saisis et partagés dans ce qui est devenu « le principal outil collaboratif du ministère et de l’ensemble des opérateurs des autres ministères ». Pour leurs missions, les utilisateurs disposaient en outre d’un module de formulaires (préparamétrés par le CNCS) pour la remontée de données : blessés, interpellations, etc.
Les informations sont renseignées par les préfectures pour être ensuite agrégées automatiquement dans un rapport utilisable directement dans un point de situation. Ce document était auparavant réalisé manuellement sur PowerPoint.
Avec la plateforme, la construction d’un point de situation fonctionne à la manière d’un assemblage personnalisable de composants ou de legos.
La Coupe de rugby avait fait émerger un autre besoin : la gestion RH des vacations au sein du CNCS. Plus de 1 000 personnes ont en effet pris des fonctions au Centre. Chaque ministère et chaque direction a pu, grâce à ces fonctionnalités RH, renseigner ses personnels et gérer ses ressources. « Cela nous a permis de fluidifier énormément la gestion de la sécurité et les accès », apprécie avec le recul le chef d’État-Major.
Une transformation numérique doublée d’une mue culturelle
Pour le colonel chargé du CNCS, la technologie ne constitue cependant qu’un volet du projet. « Les développements et la transformation numérique ont servi à accompagner notre mue culturelle : la prise en compte du “réputationnel”, l’intégration de la data, la capacité à traiter de grands volumes de données et à détecter des signaux faibles », liste Christophe Deshayes.
Pour lui, la plateforme s’inscrit dans un écosystème numérique plus large qui englobe certes les outils, mais également « l’humain et le collectif » à l’échelon interministériel. Quant aux processus, ils ont été construits parallèlement au développement de la plateforme.
Depuis septembre et la cérémonie de clôture des JO, le CNCS est en sommeil. Mais tout n’est pas à l’arrêt néanmoins. Le maintien en condition opérationnelle de la solution se poursuit (ainsi que sur le CNCS et l’ensemble de ses postes informatiques).
Le chef d’État-major et la DTNum mettent la période à profit pour optimiser les aspects techniques (réseau, cloud, puissance, stabilité, etc.). Ces améliorations doivent permettre « de monter en puissance sur l’outil qui a un potentiel restant à explorer. »
Une deuxième phase se prépare. Propriétaire de la solution, le ministère de l’Intérieur souhaite devenir autonome dans sa gestion, sur la sécurité, la gestion des droits et la partie data.
Ce processus doit durer jusqu’à l’été 2025.
L’avenir de la plateforme et de la gestion de crise : une décision politique
« Pour monter en puissance, nous allons aussi devoir commencer à travailler avec des data analystes. Cela passe par des recrutements pour exploiter ce potentiel au quotidien, et pas uniquement en temps de crise. »
« Des questions restent pendantes et soumises à l’arbitrage des autorités politiques. »
Christophe DeshayesChef d’État-major du CNCS
Christophe Deshayes ne fait pas mystère de son attachement à « l’héritage humain » du projet et à la nouvelle culture introduite à cette occasion. Mais la transformation numérique profonde, pour s’ancrer, nécessite un arbitrage politique – et des financements.
« Des questions restent pendantes et soumises à l’arbitrage des autorités politiques », souffle-t-il. Les réponses dépendront notamment des résultats du retour d’expérience sur les Jeux demandé fin 2024 par le ministère de l’Intérieur à l’Inspection générale de l’Administration.
Les conclusions sont attendues en début d’année 2025. Christophe Deshayes a bien sûr un avis personnel sur le sujet.
« La transformation numérique a été mise en œuvre pour le plus grand événement international qu’un pays puisse accueillir. Et cela a fonctionné », se félicite-t-il. « Nous avons fait la démonstration que le CNCS et son nouvel écosystème numérique, sa nouvelle façon de travailler collectivement, avaient fonctionné, et même très bien fonctionné. […] Nous pourrions aller encore plus loin. Mais c’est maintenant qu’il faut le faire ».