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Les défis de l’IA au ministère de l’Intérieur

La délégation ministérielle pour l’intelligence artificielle fait un bilan positif de sa mission entamée en 2020 pour le ministère de l’Intérieur. Elle doit toutefois faire avec un manque de moyens humains et financiers, ainsi qu’avec les polémiques relatives aux applications de reconnaissance faciale.

Rattachée au ministère de l’Intérieur, la délégation ministérielle pour l’intelligence artificielle (DMIA) a pris forme en novembre 2020. Son rôle est de « dynamiser » l’acculturation, le développement et l’adoption de l’IA au sein du ministère mené par Gérald Darmanin.

Pour cela, la DMIA dialogue avec chacune des directions du ministère de l’Intérieur, une quarantaine au total. Ainsi, la délégation recense 120 projets d’IA et de traitements de données. Malgré ce chiffre, Jean-Martin Jaspers, préfet et délégué ministériel à l’intelligence artificielle, considère qu’il ne reflète pas la réalité terrain. « L’intelligence artificielle, pour l’instant, c’est très peu de chose au ministère de l’Intérieur », affirme-t-il. « Nous avons huit Data Labs, une soixantaine d’experts ». À titre de comparaison, en comptant la sécurité civile, il y a plus de 550 000 personnes qui travaillent pour ce ministère, rappelle-t-il.

« L’intelligence artificielle, pour l’instant, c’est très peu de chose au ministère de l’Intérieur ».
Jean-Martin JaspersPréfet, Délégué ministériel à l'intelligence artificielle

« Nous réalisons principalement des POC avec des entreprises partenaires et il y a environ une quinzaine d’applications industrialisées », indique le préfet. Pour cela, le ministère de l’Intérieur s’appuie sur le programme Entrepreneurs d’intérêt général (EIG) mené par le ministère de la Transformation et de la Fonction publiques. Les EIG doivent permettre à des entrepreneurs ou à des agents publics de « relever des défis qui améliorent le service public » en dix mois.

Des projets vitrines dans la sécurité routière et le contrôle des armes

Les gains des EIG se font déjà sentir, selon le préfet. Il donne l’exemple de MatchID, un projet consacré à la sécurité routière.

Le ministère de l’Intérieur recense environ 40 millions de Français détenteurs d’un permis de conduire. Or dans les fichiers à sa disposition, il y avait 4 millions de personnes mortes à qui l’on retirait encore des points. En clair, certains automobilistes utilisaient ces permis pour ne pas perdre les leurs quand ils commettaient une infraction. « L’intelligence artificielle nous a permis de faire en sorte que ces 4 millions de français décédés disparaissent des fichiers. Cela a un énorme impact sur la sécurité routière », affirme le délégué ministériel.

En l’occurrence, MatchID rapproche le système d’immatriculation des véhicules avec les registres de décès. « Je pense que grâce à l’intelligence artificielle quelques centaines de vies ont été sauvées en France parque ces fichiers sont propres », ajoute-t-il.

 Le ministère de l’Intérieur est aussi à l’origine du projet IA Flash qui doit permettre de reconnaître la marque et le modèle d’un véhicule dans une image ou une vidéo. Le dispositif est utilisé pour identifier ces deux informations dans les fichiers issus des radars afin d’éviter d’envoyer aux victimes d’usurpation de plaque d’immatriculation des contraventions qui ne sont pas de leur fait. AI Flash s’appuie sur un réseau de neurones de vision par ordinateur entraîné sur une base de 46 millions de clichés pour détecter une centaine de véhicules.

Autre sujet important, le contrôle des armes. Depuis 2015, le ministère de l’Intérieur y applique la data science. En 2021, le ministère de l’Intérieur recensait 5,4 millions d’armes détenues légalement par cinq millions de détenteurs.

S’il est nécessaire de diminuer la circulation illégale d’armes, il faut déjà que les informations sur celles dûment enregistrées auprès des services de l’État soient les bonnes. « La première chose qui a été faite, ça a été de fabriquer des applications pour améliorer la qualité des données dans les bases de données », relate Jean-Martin Jaspers. « Nous nous sommes rendu compte qu’il y avait 20 % à 30 % d’informations fausses dans nos fichiers ».

Il a été décidé de développer et de déployer des algorithmes pour « auto-corriger » le contenu des bases. « Une [carabine] Winchester de 1800 ne peut pas exister, puisque la société a été fondée en 1866 », illustre le préfet.

Pour rappel, ministère et le premier ministre ont décrété en 2017 la création d’un service à compétence nationale, le service central des armes et explosif (SCAE). Ce travail de nettoyage des fichiers semble d’autant plus important que le SCAE mène la modernisation du système d’information relatif au contrôle des armes. Depuis février 2022, le service déploie progressivement SIA (Système d’Information sur les Armes), en remplacement d’AGGRIPPA, l’application qui recense les possesseurs d’armes.

Outre une simplification des démarches administratives par le biais de l’automatisation, son rôle est « d’assurer la traçabilité en temps réel des armes et de leurs éléments de catégorie A, B et C ». La fin du déploiement du SIA est planifiée pour juillet 2023.

Dans ce cadre, la SCAE a également mis en place le RGA (référentiel général des armes). C'est une bibliothèque de données comportant plus de 47 000 fiches pour « identifier et classer un modèle générique d’armes de catégorie A, B ou C ».

Cette base RGA déployée en 2020 sert de socle à un autre projet d’IA en cours d’élaboration : Basegun. Cette solution open source s’appuie sur la reconnaissance d’images. Il s’agit de permettre aux agents sur le terrain d’obtenir en quelques secondes un avis sur l’identification d’un modèle d’arme et de sa catégorie, associé à un taux de confiance. Pourquoi ? Parce que lors de leurs enquêtes, les forces de l’ordre françaises saisissent 6 000 à 7 000 armes par an. Pour sa part, la police judiciaire estime que 15 à 20 % de ces armes sont mal identifiées « ce qui conduit à des absences de poursuites ou des poursuites pénales injustifiées ». L’application, accessible par API, doit aussi être ouverte aux armuriers ou aux collectionneurs.

basegun
Basegun donne un avis sur la catégorie d'une arme à partir d'une photographie.

Un prototype est d’ores et déjà disponible publiquement. Sous le capot, les responsables du projet emploient un modèle de classification d’images développée à l’aide du framework Pytorch. Comme le montre cette image, cette identification ne donne qu’une indication sur la catégorisation possible de l’arme. En l’occurrence, la photographie de cette photo d’une mitraillette Thompson prise au Mob Museum de Las Vegas ne permet pas pour l’instant d’obtenir un résultat précis.

Jean-Martin Jaspers est confiant dans la suite du projet. « Cela va permettre en un ou deux ans aux services de police de reconnaître dans cette base de données immédiatement une arme alors qu’il faudrait des dizaines d’années de formation pour former nos policiers experts dans ce secteur », résume-t-il.

Même si l’application est amenée à évoluer, elle n’est pas vocation à remplacer l’expertise humaine. Difficile de savoir à partir de l’image de cette Thompson si ce modèle est automatique, semi-automatique, s’il a été neutralisé à des fins de collections ou même s’il s’agit d’une réplique destinée à la pratique de l’Airsoft. C’est aux enquêteurs et aux divisions scientifiques de le déterminer.

La reconnaissance faciale, sujet sensible à l’Intérieur

Selon le délégué ministériel, c’est avec la même précaution que le ministère de l’Intérieur approche les projets de reconnaissance faciale.  

« Nous n’avons que cinq – six projets de reconnaissance faciale. C’est de la donnée sensible, l’on comprend la position des Français », indique Jean-Martin Jaspers.

« Nous n’avons que cinq – six projets de reconnaissance faciale. C’est de la donnée sensible, l’on comprend la position des Français ».
Jean-Martin JaspersPréfet, Délégué ministériel à l'intelligence artificielle

Le préfet semble faire référence à l’abandon du projet ALICEM (Authentification en ligne certifiée sur mobile), un projet d’application mobile porté dès 2018 par le ministère de l’Intérieur et l’Agence des titres sécurisés (ANTS). Il visait à valider automatiquement l’identité numérique d’un internaute via un document d’identité biométrique et la reconnaissance faciale pour se connecter à des services en ligne publics ou privés. 

En 2018, la CNIL avait émis des « inquiétudes » concernant l’absence d’alternative à la reconnaissance faciale. ALICEM avait pourtant été validé par le Conseil d’État en 2020, après un recours déposé par l’association la Quadrature du Net en juillet 2019. En 2020 également, une consultation menée par le Conseil national du numérique évoquait l’aspect anxiogène de cette technologie et recommandait de proposer une solution d’authentification le moins « frictionnel » possible. En mars 2021, l’ANSSI a publié son référentiel d’exigences s’appliquant aux prestataires d’identités à distance. Dans ce document, il est précisé que la reconnaissance faciale réclame une intervention humaine pour valider l’identité d’un usager.

En avril 2022, le décret promulgué en 2019 approuvant l’utilisation d’ALICEM a été abrogé au profit du service de garantie de l’identité numérique (SGIN) qui multiplie les moyens d’authentification en évitant la reconnaissance faciale.

Selon un rapport du Sénat publié en mai 2022, PARAFE, le système biométrique de contrôle aux frontières, est le « seul usage [de la reconnaissance faciale] réalisé sur la base du consentement des personnes » mis en œuvre par les autorités publiques.

Les forces de l’ordre ont, elles, accès à cette technologie depuis 2013 avec le TAJ (traitement des antécédents judiciaires) afin de rechercher un individu à partir d’une photographie dans le cadre d’enquêtes judiciaires et administratives. Là encore, la Quadrature du Net s’est positionnée contre ce dispositif, dénonçant son utilisation abusive. « À titre d’information, 375 747 demandes ont été faites par les services de police en 2019 et 207 584 jusqu’au 17 juin 2020 », renseigne un avis consacré au volet sécurité de la loi finances 2021 déposé à l’Assemblée nationale le 13 octobre 2020.

Le NLP a la priorité

« Environ 95 % des projets sont ailleurs. Il s’agit de faire en sorte que le ministère de l’Intérieur travaille la qualité des données et informe mieux les Français », insiste le délégué ministériel. D’où la multiplication des travaux consacrés aux chatbots et au TAL (traitement automatique du langage, ou NLP).

Ainsi, l’agent conversationnel MIA (pour ministère de l’Intérieur, Intelligence et Artificielle) a été lancé en 2018 pour accompagner les citoyens dans leurs démarches administratives relatives au ministère de l’Intérieur. Informations sur les élections, formulaires à remplir pour un PACS, consultation du barème des amendes forfaitaires… En 2021, le bot pouvait renvoyer les utilisateurs vers 4 400 fiches, près de 2 000 formulaires et plus de 900 téléservices.

« L’intelligence artificielle, c’est la solution pour moderniser le service public, essentiellement à l’aide du traitement automatisé du langage », croit Jean-Martin Jaspers. Le NLP est « beaucoup moins polémique que la reconnaissance faciale qui représente moins de 5 % des enjeux du ministère de l’Intérieur ». Sur 120 solutions en cours de développement, 26 d’entre elles s’appuient sur le traitement du langage naturel.

À la recherche de moyens humains et financiers

Les différents projets mis en avant par le ministère de l’Intérieur s’inscrivent dans une démarche générale de modernisation de l’Administration. Or ces 120 projets émanant de data Labs demeurent difficiles à coordonner et à déployer. « Nous n’avons pas encore d’usine d’intelligence artificielle. Il nous faut une IA Factory dans le secteur public. L’idée est émise, le passage à l’acte est difficile », constate Jean-Martin Jaspers. Sans surprise, les entreprises rencontrent des obstacles similaires, selon Quantmetry.

« J’ai deux bonnes nouvelles. La première, c’est que l’argent de l’Union européenne arrive massivement. En ce qui concerne la DMIA, nous avons 30 fois plus de moyens via l’UE que ce que nous avons au niveau national », remarque le préfet. « La deuxième, c’est que la ville de Marseille vient de décider de mettre 1500 mètres carrés à la disposition de la DMIA pour construire des projets en commun entre plusieurs équipes de recherche »

« Cela va nous permettre d’ouvrir des accords de consortium à des entreprises privées en essayant de transposer ce qui a été fait dans le domaine médical avec les instituts et les fondations », poursuit-il.

« [...] Pour réduire le coût de fonctionnement de l’Administration, nous avons besoin d’intelligence artificielle ».
Jean-Martin JaspersPréfet et Délégué ministériel à l'intelligence artificielle

Ces consortiums doivent justement permettre de capter une partie des fonds européens et des fonds de dotations. D’un côté, la Commission européenne compte investir 20 milliards d’euros par an dans les programmes de recherche consacrée à l’IA. De l’autre, les fonds de dotation représentent au total « une manne de 65 milliards d’euros ». « Cela aide les associations sportives, les musées. Maintenant, il faut ramener une partie de cet argent vers le secteur de l’intelligence artificielle », recommande le préfet.

Ces travaux seront menés « dans tous les domaines dans lesquels la citoyenneté est importante ». La reconnaissance faciale sera mise de côté, tandis que les projets NLP seront poussés en avant puisque « la paperasse écrase les contrôleurs publics français ».

Il convient toutefois de recruter les équipes de data science et former les fonctionnaires et les membres de la haute administration, assure Jean-Martin Jaspers. « Les services publics doivent être la priorité dans la décennie qui vient : pour réduire le coût de fonctionnement de l’Administration, nous avons besoin d’intelligence artificielle », martèle-t-il.

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