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SNCF Voyageurs détecte l’amiante grâce à la computer vision

Pour détecter la présence d’amiante dans les pièces de wagons de fret, SNCF Voyageurs et Datategy ont codéveloppé une application propulsée à la computer vision. Elle doit répondre à des enjeux sanitaires et industriels.

Depuis janvier 2020, SNCF Voyageurs est une « société anonyme chargée de l’ensemble des activités de transport ferroviaire de voyageurs en France et en Europe ». Elle est l’une d’une des six filiales de la société mère SNCF. Cette activité nécessite de maintenir le bon fonctionnement des motrices et des wagons. Sur les 70 000 collaborateurs que compte SNCF Voyageurs, 20 000 d’entre eux sont agents du matériel. Ils sont chargés de la révision et des remplacements des éléments sur les 17 000 trains de transport et de marchandises du groupe.

«  Mon équipe et moi-même sommes l’interface commerciale et technique entre les clients, c’est-à-dire entre les détenteurs de wagons qui sont des entités SNCF ou des entreprises externes au groupe et les ateliers répartis sur le territoire », explique Patrick Munsch, Responsable Maintenance et Ingénierie Wagons chez SNCF Voyageurs. « Nous sommes sous l’autorité de l’établissement TechniNat avec qui nous travaillons au quotidien ».

De l’amiante dans les wagons de fret

Dans le cadre de ce travail de maintenance, les techniciens doivent assurer la qualité des opérations en toute sécurité. Or, il s’est avéré qu’une matière dangereuse et interdite supposément éradiquée des wagons de marchandise ne l’était pas. « En juillet 2018, la SNCF et le grand monde du wagon avaient la conviction qu’il n’y avait plus de pièces amiantées depuis bien longtemps dans les wagons qui circulent en Europe. Par inadvertance, un agent est tombé sur une pièce de friction d’un bogie de wagon qui lui semblait contenir de l’amiante. Nous avons donné suite à son interrogation et avons fait analyser cette pièce. Résultat, l’agent avait raison », raconte Patrick Munsch.

« À partir de là, branle-bas de combat pour essayer de comprendre pourquoi il y avait encore de l’amiante dans les wagons alors que depuis trente ans, tout le monde dit qu’il y en a plus. Les études que nous avons conduites au sein de la SNCF révèlent que le nécessaire n’a pas été fait dans nos ateliers et dans ceux de nos concurrents, que des pièces amiantées traînent depuis des décennies dans les wagons de fret », rapporte-t-il. « La crainte, c’était que des fournisseurs nous livrent de nouveaux éléments contaminés, mais ce n’est pas le cas, cette possibilité a été écartée ».

En août 2019, la fédération syndicale SUD-Rail s’est exprimée auprès de France Info pour dénoncer un « scandale sanitaire » qui aurait potentiellement touché 400 salariés exposés à ces pièces de bogies amiantées (ces chariots sur lesquels sont fixés les essieux du wagon) stockées dans une dizaine d’ateliers.

« Nous avons rapidement mis en place des modes opératoires pour identifier les pièces contenant de l’amiante et pour les retirer de nos ateliers ».
Patrick MunschResponsable Maintenance & Ingénierie Wagons, SNCF Voyageurs

Face à ce problème et l’insistance justifiée des syndicats cheminots, SNCF Voyageurs se devait de redoubler de vigilance. « Nous avons rapidement mis en place des modes opératoires pour identifier les pièces contenant de l’amiante et pour les retirer de nos ateliers », affirme Patrick Munsch. Parmi ces mesures, le groupe a déployé un protocole obligeant le port d’une combinaison de protection en cas de doute et des tests systématiques des pièces suspectes en laboratoire. Les agents les plus expérimentés sont capables de repérer ces éléments à l’œil nu. Ainsi, une photothèque commentée par des experts de la SNCF a été constituée, mais le processus de détection pouvait être amélioré.

« Nous avions besoin d’un outil pour aider nos agents à identifier ces pièces contenant de l’amiante et à les séparer de celles qui n’en contiennent pas », indique le responsable. « Nous en avons trouvé un seul instrument utilisant des ondes infrarouges que nous avons testé, mais qui n’était pas fiable pour notre usage, car nos pièces sont sombres ou noires et que les ondes infrarouges sont absorbées par ces teintes ».

Créer un outil de toute pièce

En juin 2019, Patrick Munsch et les équipes responsables de cette mission ont choisi de créer leur propre outil « basé sur le principe de l’identification visuelle et le traitement d’images ». « Le soir même de la prise de décision, j’ai appelé Medhi Chouiten [Le CEO de Datategy N.D.L.R] que je connaissais déjà. Très rapidement, nous nous sommes vus pour préciser l’expression fonctionnelle de nos besoins et pour déterminer si Datategy était capable d’y répondre ».

Au début du mois de juillet 2019, le projet était mis sur les rails. Patrick Munsch avait déjà travaillé avec Datategy en tant que directeur des transports intercommunaux du Centre Essonne, à Évry. « Medhi Chouiten venait de créer Datategy et nous avons créé ensemble un outil de lutte contre la fraude dans les bus, basé sur l’intelligence artificielle, qui a très bien fonctionné. Quand un collègue a lancé l’idée du traitement d’image et du recours à l’IA, j’ai tout de suite pensé à Medhi ».

Le responsable et ses équipes souhaitent mettre en place un outil peu coûteux, simple d’utilisation et « 100 % fiable sur le diagnostic des pièces ». « En aucun cas l’application n’a le droit de dire qu’une pièce contaminée est saine », précise Patrick Munsch. « En cas d’erreur, elle pourrait mettre en jeu la sécurité de nos opérateurs dans les ateliers ». En revanche, l’outil peut considérer une pièce saine comme affectée, cela enclenchera les mesures liées aux principes de sécurité. « Dans cette situation, l’agent aura pris les précautions inutilement, mais sa sécurité n’est pas engagée ». L’outil en question se nomme e-amiante. Pour l’usager final, il s’agit d’une application mobile installée sur des smartphones « basiques ».

« En aucun cas l’application n’a le droit de dire qu’une pièce contaminée est saine ».
Patrick MunschResponsable Maintenance & Ingénierie Wagons, SNCF Voyageurs

Les deux entités ont adopté « une logique d’innovation frugale ». Une maquette a été livrée en septembre 2019, puis améliorée en octobre. « Entre octobre et décembre 2019, nous avons nourri l’outil qui s’est considérablement amélioré. Ce qui était particulièrement convaincant, c’est que pendant tout ce temps-là, il ne s’est pas trompé une fois », rapporte le responsable.

Une analyse avait pourtant entraîné une discussion quand deux agents ont identifié une pièce supposée contenir de l’amiante alors que le traitement de computer vision indiquait le contraire. « L’analyse effectuée en laboratoire trois à quatre mois plus tard a révélé que la pièce était bel et bien saine », assure Patrick Munsch.

Les premiers déploiements tests d’e-amiante ont eu lieu entre janvier et juillet 2020. « Nous avons employé cet outil en test dans cinq ateliers en demandant aux agents de s’en servir afin de déterminer s’il est facile d’utilisation, si le système de prise de vue est satisfaisant pour améliorer l’ergonomie tout en continuant à nourrir les traitements d’intelligence artificielle en arrière-plan », explique le responsable.

Dans cette phase, les diagnostics amiante n’étaient pas visibles par les opérateurs, mais directement envoyés aux équipes de la SNCF Voyageurs concernées et à Datategy. Les partenaires ont observé qu’e-amiante ne se trompait pratiquement plus pour identifier les éléments sains et commettaient peu d’erreurs quant à la détection des pièces amiantées. Dès l’automne 2020, l’application mobile affichait les diagnostics aux agents travaillant dans les cinq ateliers.

Comment développe-t-on une IA pour détecter l’amiante

Pour obtenir ce résultat somme toute rapidement à l’échelle d’un projet d’IA, Datategy a pu compter sur le travail préalablement effectué par SNCF Voyageurs. « La SCNF avait déjà mis en place une photothèque et une première classification. Il y avait déjà une reconnaissance de la part de ses ingénieurs de deux caractéristiques visuelles qui permettaient d’identifier les potentielles classes à monter », déclare Thibaud Ishacian, Data Architect et Project Manager chez Datategy.

Ce premier travail de labélisation a permis à la startup de s’orienter vers des algorithmes capables d’analyser des textures. « Les premiers critères que nous avons retenus pour entraîner nos modèles ont été les couleurs et les textures présentes à la surface des pièces », indique l’expert.

Seulement, un modèle de classification d’images lambda ne répondait pas au cas d’usage. « Dans notre pipeline, nous avons un réseau neuronal convolutif. En revanche, nous n’utilisons pas ces fonctions de classifications, mais ses poids, une certaine couche de ce réseau, qui compose des caractéristiques utilisées par d’autres algorithmes », explique Thibaud Ishacian.

La plupart de ces algorithmes raccordés à ce réseau de neurones sont des modèles computer vision « plus classiques employées pour effectuer l’analyse colorimétrique et des textures ».

« Par exemple, ils permettent d’extraire des caractéristiques de computer vision tel des vecteurs de gradients afin d’analyser des nuances de gris pour repérer toute une distribution de textures », illustre le Data Architect.

« C’est une classification qui exigeait une certaine finesse puisque les images de base sont assez ressemblantes ».
Thibaud IshacianData Architect, Datategy

La phase de classification est réalisée par un arbre de décision. « C’est une classification qui exigeait une certaine finesse puisque les images de base sont assez ressemblantes. Il fallait donc agrémenter un algorithme “classique” de capacités nécessaires à la détection. Sur ce point, nous avons été aidés par les connaissances métier des ingénieurs de la SNCF », affirme Thibaud Ishacian.

L’application mobile en elle-même sert avant tout à « remonter des données du terrain » afin d’enrichir la collection d’images utilisée pour entraîner le pipeline de machine learning et de deep learning.

Une première labélisation est opérée depuis l’application ou d’une interface Web, puis est revue et corrigée si elle n’est pas conforme. « Ces données sont collectées sur un serveur cloud, des pipelines exposent notre modèle d’IA renvoie un diagnostic à l’application. », résume Thibaut Ishacian. La collecte et la restitution des informations est dorénavant effectuée depuis la plateforme de data science PapAI de l’éditeur.

Datategy et SNCF Voyageurs ont engrangé 25 000 images de 2 500 pièces.

Un tel système d’IA nécessite d’équilibrer les échantillons attribués aux classes choisies, les indicateurs visuels de la présence d’amiante, pour induire ses performances. « Certaines classes ont nécessité un peu de suréchantillonnage et nous nous sommes également intéressés à des algorithmes de génération de textures, ce qui nous a permis de fiabiliser notre modèle », déclare le Data Architect. Datategy n’a pas eu besoin de générer des centaines de milliers d’images, car les « classes critiques comportent des distinctions visuelles assez fortes ». Résultat, au bout de quinze mois, Datategy et SNCF Voyageurs constatent un taux d’erreur de moins de 1 %.

Il faut dire que le groupe a les moyens de vérifier les résultats de cet outil de diagnostic amiante, puisqu’il effectue régulièrement des tests en laboratoire.

Or ce processus pénalise la bonne marche des ateliers, « Chaque fois que nous avons un wagon à risque entre les mains, nous réalisons un test en laboratoire », affirme Patrick Munsch. « Pour cela, nous devons dégrafer les bogies des wagons pour accéder aux pièces potentiellement amiantées, effectuer le prélèvement, l’envoyer aux laboratoires, remonter les bogies, pour hypothétiquement les défaire en cas de détection avérée. Cela nous prend trois jours et les wagons restent bloqués à l’atelier tout ce temps-là », ajoute-t-il.

Cette procédure serait une source d’insatisfaction pour les clients de SNCF Voyageurs. Aussi, chaque test en laboratoire coûte 50 euros, sans parler du coût de l’immobilisation des wagons. En outre, il resterait environ 4 000 pièces à analyser, selon Pactrick Munsch.

Convaincre la Direction Générale du Travail

La mise en place d’e-amiante permettrait de ne plus systématiser les tests en laboratoire, de se fier aux résultats de l’application afin de poursuivre les opérations de maintenance en sécurité. Par ailleurs, cela permettrait de refuser l’accueil des wagons de certains clients externes qui déclinerait un prélèvement, en cas de diagnostic amiante positif. Enfin, « les opérateurs les moins expérimentés peuvent s’appuyer sur un outil qui ne se trompe pas et qui ne le mettra jamais en danger », affirme Patrick Munsch.

Reste à déployer l’application dans tous les ateliers concernés.

« L’outil a été présenté aux instances CSSCT et CSE de la SNCF. Nous avons également consulté la Direction Générale du Travail pour qu’ils valident les bienfaits de ce dispositif et sa capacité à être reconnue comme un outil de diagnostic. Puis, nous entamerons prochainement le déploiement général », informe le responsable Maintenance et Ingénierie Wagons.   

En attendant, le protocole complexe de vérifications demeure en vigueur.

« Les instances du personnel nous ont demandé de surseoir à la mise en application, au déploiement généralisé de cet outil et à la fin des prélèvements systématiques de matière pour analyse jusqu’à l’obtention de la réponse de la DGT », conclut-il.

Actuellement, une vingtaine d’agents sont formés à l’utilisation de l’application. In fine, 35 opérateurs répartis dans divers ateliers l’emploieront régulièrement.

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