Faire payer les versions stables de Linkerd, une stratégie efficace pour Buoyant

Le PDG de Buoyant a exhorté les contributeurs principaux des autres projets de la CNCF à suivre l’exemple de Linkerd en retenant les versions stables pour les clients payants, mais les analystes ne font pas écho à cette recommandation.

Invoquant des problèmes de viabilité du projet, les responsables de Buoyant, l’éditeur qui emploie tous les principaux mainteneurs du projet de Linkerd, premier maillage de services certifié par la Cloud Native Computing Foundation (CNCF), ont décidé en février de retirer les versions stables du projet de la distribution gratuite. Les versions stables reportent les changements minimaux de manière à être compatibles avec les versions existantes de Linkerd, avec des garanties de fiabilité. Le code source et les artefacts de Linkerd, des paquets hebdomadaires de mises à jour sans garantie de fiabilité, nommés versions « Edge » (ou Edge releases) restent disponibles gratuitement.

William Morgan, PDG de Buoyant, considère ce changement comme un succès. Le projet s’est enrichi de deux mainteneurs supplémentaires, tous deux employés de Buoyant, et l’éditeur recrute de nouveaux ingénieurs de support. Des fonctionnalités qui traînaient dans le carnet de commandes du projet ont été livrées, notamment la prise en charge de l’IPV6 et de l’API Kubernetes Gateway.

Buoyant a également doublé sa base de clients payants et ses revenus annuels récurrents, devenant ainsi rentable, selon un billet de blog. William Morgan a refusé de divulguer des chiffres spécifiques lors d’un entretien avec SearchITOperations, une publication sœur du MagIT.

« Aujourd’hui, nous considérons que le paysage de la CNCF est open source, mais il s’agit en réalité d’une dynamique très différente. »
William MorganPDG, Buoyant

« Le monde de l’open source a changé depuis ses débuts », défend William Morgan au cours de l’entretien. « J’ai grandi avec Linux qui était un effort communautaire de base ; nous travaillions tous ensemble pour défier le système. Aujourd’hui, nous considérons que le paysage de la CNCF est open source, mais il s’agit en réalité d’une dynamique très différente. Ce ne sont pas des bénévoles, ce n’est pas un travail mené sur les temps libres, et nous voulons que les mainteneurs soient rémunérés ».

« Ce ne sont pas des bénévoles, ce n’est pas un travail mené sur les temps libres, et nous voulons que les mainteneurs soient rémunérés. »
William MorganPDG, Buoyant

En filigrane, le patron de Buoyant fait référence à la décision de Red Hat de ne plus donner accès au code source des builds de son système d’exploitation RHEL, ce que les dirigeants de la CNCF n’ont pas jugé nocif tant qu’il est possible de recompiler ces builds par un autre moyen.

D’autres projets sous l’ombrelle de la CNCF suivront-ils ?

Bien que Morgan ne recommande pas à toutes les entreprises qui soutiennent un projet de logiciel libre de faire payer les versions stables, il y en a beaucoup sous l’ombrelle de CNCF qui sont similaires à Buoyant et Linkerd et qui, selon lui, pourraient bénéficier d’une décision similaire. Cela est d’autant plus vrai que l’industrie est entrée dans l’ère de la politique des taux d’intérêt zéro, où le financement par le capital-risque n’est plus aussi abondant.

« [Ces projets] sont soutenus par une seule entreprise et connaissent la même dynamique que Linkerd, c’est-à-dire qu’ils ont la même audience. Ce sont des SRE, des DevOps ou des experts Kubernetes – ce ne sont pas des programmeurs Go à plein temps », liste William Morgan. « Contribuer à un PR [pull request] pour un projet n’est pas une activité standard pour eux. Et lorsque vous avez cette dynamique, je pense que le même type de transition que Linkerd a fait pourrait être fait par n’importe lequel de ces projets. »

Ce changement a d’abord fait l’objet d’une controverse, mais au moins quelques utilisateurs actuels et anciens de Linkerd dans des contextes commerciaux se prononcent en faveur de ce changement. Ils seraient d’ailleurs prêts à travailler avec d’autres projets de la CNCF qui adopteraient une approche similaire.

« Il est important d’avoir un sponsor solide pour toute technologie que vous utilisez, donc leur affaire doit être solide », note Chris Campbell, ancien ambassadeur Linkerd chez HP. Il évalue la version open source de Linkerd dans son entreprise actuelle, Dutchie, un éditeur de logiciels d’e-commerce pour les détaillants de cannabis à Bend, dans l’Oregon. Il se dit prêt à payer pour les artefacts de la version stable sur des usages en production.

« Les entreprises sont habituées à payer pour des logiciels et des services, ce n’est donc pas un changement radical pour nous », considère Chris Campbell. « Dans la plupart des cas, nous payons déjà pour les outils de la CNCF par l’intermédiaire d’AWS, de Google ou d’un autre organisme. [Par exemple,] nous utilisons Kubernetes hébergé par AWS via EKS [Elastic Kubernetes Service]. »

Les professionnels de l’IT qui sont fortement opposés à l’approche de Linkerd concernant les versions stables pourraient reprendre le projet s’ils le souhaitaient, selon Christian Hüning, architecte système principal de la société allemande de services informatiques BWI GmbH, qui utilisait la version commerciale de Linkerd chez un précédent employeur. Les politiques de BWI l’empêchent de parler des produits qu’il utilise actuellement, avance-t-il.

« Les gens peuvent toujours se manifester et prendre en charge le processus de publication et tout ce qui concerne le logiciel libre Linkerd », note-t-il. « Rien ne s’y oppose ».

C’est typiquement la démarche de SUSE et Oracle dans l’affaire CentOS/RHEL à travers l’initiative OpenELA.

Les analystes du secteur estiment que le maintien de la viabilité de Linkerd est une bonne chose, mais se montrent prudents quant à l’opportunité pour d’autres entreprises d’adopter une approche similaire.

« Cet exemple illustre une fois de plus que l’open source n’est pas un modèle commercial », déclare Justin Warren, fondateur et analyste principal chez PivotNine à Melbourne, en Australie. « L’open source a été exploitée à outrance par les startups comme une tactique de mise sur le marché afin d’obtenir une adoption sans réfléchir suffisamment aux implications commerciales plus larges, pour ce qui est en fin de compte une entreprise à but lucratif, et non une œuvre de bienfaisance. Il était beaucoup plus facile de s’en tirer lorsque l’obtention de nouveaux financements était simple ».

D’autres entreprises ne devraient pas copier aveuglément Buoyant, recommande Justin Warren.

« La voie suivie par Linkerd est difficile du point de vue de la différenciation. »
Rob StrechayAnalyste TheCubre Research

« Comme Buoyant, elles devraient réfléchir attentivement à la valeur qu’elles offrent réellement et à ce que les clients sont prêts à payer », poursuit-il. « Peut-être que l’open source est un bon choix. Dans d’autres cas, il est préférable qu’elles se tournent vers un modèle propriétaire ».

Bien que l’approche de Buoyant soit potentiellement plus lucrative qu’offrir une forme de support à Linkerd, la stratégie de l’éditeur demeure similaire, remarque Rob Strechay, analyste chez TheCube Research.

« La voie suivie par Linkerd est difficile du point de vue de la différenciation », avance-t-il. « En effet, elle s’engage sur la voie de l’assistance, ce qui a des implications du point de vue du personnel et des marges, alors qu’elle devrait rester une entreprise de logiciels avec des marges d’éditeurs ».

Ajustements après le changement de prix

Le comité de supervision technique (TOC) de la CNCF a procédé à un examen du projet Linkerd après le dévoilement du changement en février, et a recommandé des mises à jour de la structure de gouvernance du projet, y compris un nouveau rôle officiel pour William Morgan, qui est maintenant répertorié comme directeur de projet. Le TOC a également demandé que des modifications soient apportées à la feuille de route du projet, afin de mieux définir les mises à jour de l’intégration du noyau et des sous-projets. Il a également confié le projet à un groupe consultatif technique spécialisé dans la stratégie des contributeurs, afin de s’assurer que les directives de contribution de Linkerd ne confèrent pas à Buoyant un avantage injuste. Cet examen est en cours, selon le CEO de Buoyant.

« Si d’autres entreprises souhaitent s’impliquer, il existe des moyens très clairs de le faire », assure-t-il. Mais Buoyant reste ce que M. Morgan appelle aujourd’hui le « moteur commercial » de Linkerd. « Aucun contributeur open source ou mainteneur d’autres entreprises ne s’est manifesté à la suite du passage aux versions stables », annonce-t-il.

Initialement, le prix des versions stables de Linkerd était fixé à 2 000 dollars par cluster Kubernetes pour toute entreprise de plus de 50 employés utilisant le service mesh en production.

Mais au moment où le changement de distribution a pris effet en mai, la tarification avait été remaniée en un schéma à trois niveaux basés sur des blocs de 100 pods Kubernetes connectés à Linkerd. Le plan Standard, destiné aux entreprises qui n’utilisent pas de fonctions avancées telles que le routage du trafic de couche 7, est facturé 300 dollars par mois pour les 100 premiers pods maillés et 50 dollars supplémentaires par mois pour chaque bloc de 100 pods supplémentaires. Le plan Premium coûte 500 dollars pour les 100 premiers pods, et 75 dollars pour chaque bloc supplémentaire. Un plan Enterprise personnalisé est également disponible, mais son prix n’a pas été révélé publiquement.

Linkerd a également modifié la façon dont il expédie les artefacts de bord dans le processus de facturation des versions stables, afin de s’assurer qu’ils sont aptes à la production, même si les mainteneurs ne garantissent pas la stabilité ou la compatibilité ascendante, d’après William Morgan.

« Nous n’allons jamais publier quelque chose dont nous savons qu’il n’est pas adapté à la production », vante-t-il. « Si nous trouvons un problème dans une Edge Release, nous l’indiquons dans la note de mise à jour. Nous avons augmenté le nombre de tests que nous effectuons pour ces versions Edge, puis nous avons déclaré publiquement : “Il s’agit d’artefacts prêts pour la production, et nous nous y tenons”. Si vous trouvez un bug dans l’un d’entre eux, nous le corrigerons et l’intégrerons dans une nouvelle version ».

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