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Jumeau numérique : pour RTE, le jeu en vaut la chandelle

Après six ans de R&D en partenariat avec la startup Cosmo Tech, le gestionnaire du Réseau de transport d’électricité français – RTE – s’apprête à généraliser l’utilisation de son jumeau numérique dédié à la gestion de ses actifs. Il entrevoit des économies considérables à travers la simulation de l’entretien et le renouvellement de ses pylônes.

Derrière la compagnie EDF, l’on trouve plusieurs entités. Si le grand public connaît sûrement Enedis, le gestionnaire et l’aménageur de la très grande majorité du réseau de distribution d’électricité en France, il connaît moins RTE.

Cette filiale détenue par la CTE (Coentreprise de transport d’électricité, dont 50,1 % des parts reviennent à EDF, 29,9 % à la Caisse des Dépôts et 20 % à CNP Assurances) est en charge de la gestion et de la maintenance du réseau de transport d’électricité en haute tension supérieure à 50 kilovolts.

RTE administre plus de 106 874 kilomètres de lignes électriques, soit « le plus important réseau d’Europe », selon la société. Près de 9 400 collaborateurs participent à cette activité. Sur son site web, RTE annonce fièrement un taux de 99,9994 % de continuité d’alimentation électrique.

« RTE a pour mission de fournir l’accès à une électricité économique, sûre et propre 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, 365 jours par an », vante Gabriel Bareux, directeur recherche et développement chez RTE.

En plus de cette mission critique, RTE doit faire face à un défi de taille, c’est-à-dire étendre le réseau pour répondre à la question de la transition énergétique. Le directeur de la R&D constate que les énergies renouvelables gagnent du terrain, mais qu’elles ne sont intéressantes que si les clients peuvent les consommer à travers le réseau.

Pour ne pas simplifier les choses, entre ces opérations quotidiennes et cet objectif économico-écologique, RTE fait aussi face à l’obsolescence de ses infrastructures.

« Nous avons un réseau de transport d’électricité vieillissant qui s’est massivement développé à la fin des années 1970 et aux débuts des années 1980 avec le programme électronucléaire », constate-t-il.

Par ailleurs, le gestionnaire de réseau électrique a annoncé qu’il souhaitait atteindre la neutralité carbone d’ici à 2050. Cette volonté de transition énergétique s’accompagne d’un plan décennal de modernisation présentée à la Commission de régulation de l’énergie (CRE) en 2019 dont l’échéance est fixée pour 2035. RTE estimait alors qu’il faudrait engager 33 milliards d’euros d’investissement sur 15 ans pour adapter le réseau, renouveler les installations les plus anciennes, raccorder les énergies marines, réaliser les interconnexions transfrontalières. Ce plan inclut 3 milliards d’euros réservés au numérique.

Un partenariat R&D pour combler l’absence d’offres sur étagère

Mais RTE n’a pas attendu 2019 pour entamer ses efforts de recherche, concernant la modernisation de son parc comprenant entre autres les lignes, les quelques 270 000 pylônes et les 2 800 postes de transformation. En commençant les analyses de renouvellement de ses actifs, l’entreprise s’est rapidement aperçue de plusieurs problèmes.

« Nous cherchions à déterminer le meilleur moment pour réaliser les travaux », raconte Gabriel Bareux. « Or nous nous sommes rendu compte que nous ne pouvons pas mener de front toutes les politiques optimales de renouvellement et de maintenance de notre réseau, tout simplement parce que nous avons des contraintes financières, d’effectifs, d’exploitation du réseau », ajoute-t-il.

Pour illustrer son propos, le directeur évoque l’impossibilité de mettre hors tension tous les actifs pour effectuer la maintenance.

« Finalement, notre problématique se résume à trouver le meilleur compromis entre toutes ces contraintes », explique Gabriel Bareux. « Pour ce faire, nous devons nous projeter et identifier les relations entre tous les processus ».

Le gestionnaire de réseau électrique considère rapidement que le jumeau numérique est la réponse à son problème. En 2015, les équipes de R&D de RTE ont identifié qu’il ne fallait pas réaliser la modélisation d’un élément, mais de l’ensemble des actifs à travers ce double numérique.

Or les conclusions de l’analyse de marché de l’époque sont formelles : il n’existait pas à sa connaissance d’outils sur étagère pour générer un jumeau numérique d’un réseau de transport électrique.

En revanche, RTE identifie une technologie, la simulation de systèmes complexes, en particulier le travail d’une startup lyonnaise, Cosmo Tech.

« À l’origine, la technologie de Cosmo Tech n’est pas du tout pensée pour simuler le comportement d’un réseau électrique ».
Gabriel BareuxDirecteur R&D, RTE

« À l’origine, la technologie de Cosmo Tech n’est pas du tout pensée pour simuler le comportement d’un réseau électrique », se remémore le dirigeant. « Au départ, elle permet d’effectuer une morphogénèse c’est-à-dire de déterminer comment le vivant se développe en identifiant les différents processus de croissance d’une plante. Mais nous avons perçu tout le potentiel de la technologie ».

RTE a donc lancé il y a six ans un partenariat de R&D avec cette startup, pour adapter sa solution de modélisation du vivant au besoin de politique de gestion d’actifs de RTE. C’est le projet MONA (Management and Optimization of Network Assets), un outil d’aide à la décision. « Aujourd’hui, nous y sommes arrivés et cela crée de la valeur pour RTE », déclare Gabriel Bareux.

 

Après quatre ans de recherche et développement, « les premières utilisations très concrètes », en production de ce jumeau numérique 0D et 1D, comme les appellent les spécialistes de la simulation 3D, voient le jour.

Modéliser des contraintes comme… la corrosion des pylônes

MONA associe des ressources (main-d’œuvre, budgets), le réseau (équipements, stocks, comportements) et la gestion des actifs (opérations, planifications et politiques).

« Ce qui est important, c’est la modélisation de nos contraintes », note Gabriel Bareux. « Nous modélisons nos contraintes de ressources humaines, parce qu’il faut faire intervenir des équipes sur le terrain, des contraintes financières, des contraintes techniques, nous modélisons l’impact de la maintenance », liste-t-il. « Nous évaluons également les conditions environnementales, plus exactement les effets de l’environnement (météo, corrosivité…) sur les actifs, par exemple la corrosion des pylônes ».

C’est justement l’un des cas d’usage du jumeau numérique passé en production, dans le cadre du plan « corrosion ». En outre, les équipements de ce type installés le long de la côte ouest ont tendance à se dégrader plus rapidement que dans d’autres territoires.

« Nous avons deux types de pylônes : des pylônes en acier galvanisé et des pylônes en acier noir, plus anciens », détaille le directeur. « Nous avons identifié des zones plus ou moins “corrosives” sur le territoire. L’évolution de ces pylônes dépend donc de trois paramètres : du matériau utilisé, de leur emplacement et de la peinture que nous appliquons sur ces actifs. Si nous ne repeignons pas assez régulièrement les pylônes, le risque de corrosion augmente ».

L’équipe établit alors des scénarios afin de déterminer les conséquences du doublement ou du triplement de couches de peinture, du remplacement des pylônes en acier noir par ceux en acier galvanisé, en combinant les données techniques avec celles des équipes et du coût que chaque processus pourrait représenter. L’outil doit fournir des indicateurs sur les risques des scénarios joués par le jumeau numérique.

Ce jumeau numérique se matérialise par l’utilisation de la solution SaaS de Cosmo Tech. « Cela génère des volumes de résultats extrêmement importants. Nous simulons l’évolution de nos systèmes sur des durées de vingt à trente ans avec un pas de calcul d’une semaine. Ces résultats sont exploités via des outils analytiques et de data mining », témoigne le directeur de la R&D.

Pour ce faire, les équipes de RTE ont développé une librairie Python en sus des fonctions proposées par l’éditeur. « La solution de Cosmo Tech produit déjà un certain nombre de tableaux de bord qui fournissent beaucoup d’informations, et nous complétons les analyses via nos propres suites d’outils », indique le dirigeant. Ces scripts Python sont exécutés depuis un datalab mis à disposition par Cosmo Tech.

« Nous détenons le plus grand réseau de transport électrique européen. Nous avons donc des besoins spécifiques qui dépassent parfois ce qu’est capable de fournir la solution de base. Nous avons effectué quelques développements à façon pour y répondre », ajoute Gabriel Bareux.

Un retour sur investissement indéniable

Des simulations de cet ordre de grandeur peuvent représenter un coût important. Pour autant, si le gestionnaire ne peut donner un chiffre précis sur les économies réalisées grâce à ce jumeau numérique, le jeu en vaut la chandelle, selon le directeur R&D.

« L’économie que RTE réalise est du même type que les économies d’énergie : on fait une comparaison entre deux futurs estimés, il est donc téméraire d’annoncer de but en blanc un chiffre », considère Gabriel Bareux. « En revanche, l’écart entre les différents scénarios est suffisamment net pour pouvoir affirmer que rien qu’avec la peinture nous remboursons plusieurs fois notre investissement, voire plusieurs dizaines de fois ».

« L’écart entre les différents scénarios est suffisamment net pour pouvoir affirmer que rien qu’avec la peinture nous remboursons plusieurs fois notre investissement, voire plusieurs dizaines de fois ».
Gabriel BareuxDirecteur R&D, RTE

Il s’agit désormais de généraliser l’utilisation de ce jumeau numérique à la totalité des actifs.

« Nous avons des enjeux de gestion des actifs de l’ordre de 800 millions d’euros par an. Être capable de modéliser et de simuler l’ensemble de nos systèmes est extrêmement important », assure le directeur de la R&D.

« C’est une demande du régulateur d’appliquer la méthode employée pour les pylônes à l’ensemble de nos actifs et ceci dans les trois prochaines années », ajoute-t-il.

En 2020, RTE a utilisé son jumeau numérique pour prouver à la CRE qu’un rallongement de 15 % du budget alloué à la gestion d’actifs permettrait de réaliser des économies « substantielles à moyen terme » pour éviter la dégradation des pylônes. Dans son délibéré, la CRE indiquait que « ce plan implique une forte augmentation des dépenses de peinture, qui passeraient donc de près de 20 M€/an aujourd’hui à 40 M€/an environ à l’horizon 2025 et à environ 60 M€/an à l’horizon 2030-2035. Sans cette hausse, les supports se dégraderaient à un rythme accéléré nécessitant une augmentation des dépenses de maintenance lourde, évaluée par RTE à 700 M€ sur les 30 prochaines années ».

En conséquence, la CRE avait en effet demandé à la RTE « d’appliquer cette approche à l’ensemble de ses politiques de renouvellement du patrimoine (sectionneurs, transformateurs, conducteurs, etc.) », à commencer par la réparation ou le remplacement des postes sous enveloppes métallique (PSEM).

Avec le plan PSEM, la RTE prévoit 630 millions d’euros d’investissement sur la période 2021-2035 auquel s’ajoutent 45 millions de dépenses « maintenance et réhabilitation » étalées sur quinze ans. Là encore, l’entreprise considère que son programme génère des économies conséquentes en matière de maintenance. Surtout, il s’agit d’éviter la fuite de 13 000 tonnes de gaz SF6 contenues dans les PSEM, soit l’équivalent de 300 000 tonnes de CO², selon la CRE.

« Il faut poursuivre les travaux, parce qu’il faut désormais généraliser l’utilisation de ce simulateur/jumeau numérique à l’ensemble de nos politiques techniques. Il y a encore un peu de travail de R&D, mais aussi de déploiement de la solution auprès des équipes opérationnelles », juge Gabriel Bareux.

Malgré son importance, le responsable indique que la solution s’adresse à une « petite population ». « Elle est à destination d’une petite dizaine de gestionnaires d’actifs. Ils ont un patrimoine à maintenir et à renouveler », précise-t-il.

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