Sobriété numérique : les grandes organisations commencent à s’organiser
BPCE, Banque de France, leboncoin et ManoMano ont tous adopté des plans en faveur du numérique responsable. Pour leurs pilotes, acculturation et déploiement s’effectuent progressivement afin de convaincre décideurs et développeurs, sans brusquer.
Table ronde – D’après une étude PAC/Numeum, le greenwashing en matière de numérique aurait définitivement laissé place à des actions concrètes, notamment en matière d’achats. Ainsi, 93 % des DSI interrogés intégreraient des critères RSE à leurs appels d’offres (un constat cependant grandement relativisé par l’Observatoire de la RSE d’IDC).
Autre illustration : en 2022, 28 % auraient mené des projets IT soutenant les enjeux de RSE métier de leur entreprise. En 2023, ils seront 57 % de DSI.
S’il est difficile de confirmer que tout le greenwashing est de l’histoire ancienne, quatre témoignages (Banque de France, BPCE, leboncoin, ManoMano) lors du Green Tech Forum, tendent à montrer que des mesures se mettent en place dans les grandes organisations.
Leboncoin s’attaque à l’ingénierie avant le front
Au sein du e-commerçant leboncoin, le déclic parmi les équipes techniques est venu de la participation au Sustainable Digital Challenge organisé deux ans plus tôt lors de la conférence Apidays.
Pour Guillaume Grillat, Tech Ambassador de l’entreprise, la démarche Green IT est donc au départ « bottom up » et repose sur « un petit collectif ». Celui-ci s’est concentré sur deux angles : la réduction des appels API (des milliards sur leboncoin) et la migration de serveurs vers des équipements dotés de processeurs Graviton2.
Ces actions auraient permis au site français de réaliser des économies substantielles. La baisse des « calls API » au travers d’optimisations se chiffre à environ -30 % sur certaines fonctionnalités. Ce qui signifie « des économies de serveurs. C’était assez stimulant pour nos équipes infrastructure », déclare Guillaume Grillat.
Sur la partie datacenter, pour laquelle Leboncoin est hébergé par AWS, une partie des serveurs Data est passée sur de nouveaux serveurs avec puces ARM, plus économes en énergie. Cette migration laisse espérer des économies de coût d’infrastructure.
Ces deux actions ont « réveillé les gens en interne sur ces sujets [et] créé une dynamique », se félicite l’ambassadeur technologique. « Nous surfons à présent sur cette vague pour responsabiliser l’ensemble du groupe ».
Gagner la confiance en interne pour déployer
Pour appuyer ces effets, un « collectif green IT » d’une dizaine de membres a été structuré au sein de la société. Il se compose de différents métiers de la Tech : développeur front, data scientist, etc. Chacun des métiers compte désormais un « ambassadeur ». Sa mission est notamment de concevoir un « référentiel métier pour les aider lors de leur quotidien à adopter les bons comportements. »
Guillaume Grillatleboncoin
Après des premiers pas sur l’ingénierie, le collectif commence à réfléchir à des optimisations côté Produit & UX, c’est-à-dire l’interface et les fonctionnalités du site. Ce choix ne doit rien au hasard. « C’était plus facile pour nous », reconnaît Guillaume Grillat. « Cela fait moins peur pour une plateforme de commencer en regardant sous le capot plutôt que l’expérience utilisateur. C’était plus rassurant. »
« Certains Product utilisent la méthodologie CŒUR (méthode d’idéation chez Blablacar) qui consiste à examiner les fonctionnalités pour définir celles qui peuvent être remplacées ou supprimées sur la plateforme […] Nous pouvons nous permettre de le faire depuis la sensibilisation des UX et Product. »
Les actions en matière de sobriété numérique doivent à présent s’inscrire dans une stratégie groupe (Adevinta, propriétaire de Leboncoin). Le collectif Green IT prévoit aussi, dans le cadre de sa feuille de route, de poursuivre les opérations de formation en s’appuyant sur des référentiels existants.
BPCE progresse sur 5 chantiers numériques responsables
Dans la banque aussi, la sobriété est un sujet du moment, confirme Marie Joron, chargée du numérique responsable pour BPCE, et Agnès Comte, spécialiste Sustainable IT pour la Banque de France. Chez BPCE, un plan de sobriété énergétique groupe est en cours.
Une filière numérique responsable a par ailleurs été structurée deux ans plus tôt avec le sponsoring des directions RSE et technologies. Celle-ci porte cinq chantiers : datacenter, l’écoconception, le rayonnement du numérique responsable, le cycle de vie des équipements, les KPI.
Marie JoronBPCE
Au travers de ces chantiers, BPCE mène de multiples actions, comme l’optimisation du PUE (en anglais, Power Usage Effectiveness) de ses datacenters. La banque a également co-construit un catalogue de formations interne pour ses collaborateurs. Elles portent à la fois sur la sensibilisation (par exemple avec un Escape Game fait avec The Wokies) et la spécialisation pour les « profils experts ».
Les UX designers sont ainsi formés à l’accessibilité, mais aussi à ce « que sont un produit et une architecture responsables ; ou comment concevoir une solution digitale de manière responsable », illustre Marie Joron, qui insiste par ailleurs sur la nécessité de trouver des formats courts, en particulier pour toucher les équipes de management.
« Il est important que tout le monde soit sensibilisé, mais trouver 3 heures dans l’agenda d’un profil manager, c’est compliqué. Il faut donc parvenir à un bon équilibre entre la qualité de la sensibilisation et la gestion de l’emploi du temps. Et c’est un challenge », constate-t-elle.
BPCE avance en parallèle sur ses différents chantiers, dont l’accessibilité de ses services en ligne. Un « éco score » interne a aussi été conçu (en cours d’amélioration) pour aider à la prise de décision lors des phases amont de conception de solutions numériques. Ce score, issu d’un questionnaire, est fourni au product owner. Cet indicateur doit contribuer à orienter les choix vers des applications vertueuses.
La Banque de France partage des chantiers et préoccupations avec BPCE. Pour déterminer les actions à mener, l’institution a démarré par un diagnostic, qui a fait ressortir l’enjeu de l’écoconception des services numériques (du front à l’infra). « Nous avons nos propres datacenters et logiciels, ils sont terriblement consommateurs », témoigne Agnès Comte.
Au cours d’une première année d’expérimentation, la banque centrale a d’abord mis l’accent sur la mesure de la consommation et la sensibilisation du personnel, par exemple sur le nettoyage numérique. Les responsables de la DSI ont réalisé la Fresque du Numérique. Le plan numérique responsable bénéficie par ailleurs du sponsoring du gouverneur de la BdF et du directeur général des systèmes d’information.
La banque centrale suit une feuille de route de trois ans sur ces enjeux qui porte sur trois axes principaux : la sensibilisation (sa poursuite), la mesure (amélioration via la collecte de données) et l’écoconception.
Pour ManoMano, 90 % de l’impact sur le front web
Au sein de ManoMano, la priorité de Jérôme Moly, Sustainable IT Manager et président de l’association Green IT, c’est le front. Celui-ci représenterait pratiquement 90 % de l’impact écologique de l’IT du site e-commerce. « Le cloud, c’est de l’ordre de 5 à 6 %. Nous allons donc nous concentrer sur le front », justifie-t-il.
Mais le plan d’action dépend étroitement de l’entreprise et de ses spécificités. « Pour une société avec beaucoup de bureautique, ce sera peut-être le matériel informatique des collaborateurs qui aura le plus grand impact », prévient l’expert. « Il n’y a pas de réponse toute prête ».
Jérôme MolyManoMano
Pour éviter de « se tromper de combat », Jérôme Moly encourage à réaliser un diagnostic – « pas un si gros effort », d’après lui. Cette étape de mesure a permis de réfuter l’idée selon laquelle l’impact se situait avant tout dans le cloud et d’affirmer que la résolution passait par l’adoption de processeurs de type Graviton.
ManoMano a par conséquent travaillé sur le front en priorité. « Le Web est de plus en plus lourd, de plus en plus gras », regrette-t-il. Des économies significatives sont possibles en réduisant la taille des pages et en s’attaquant « aux médias », vidéos et images. Des usages qui tendent, en outre, à accélérer l’obsolescence des terminaux.
Jérôme Moly encourage aussi à mesurer le « poids écologique et business », de chaque fonctionnalité d’un site et chaque composant d’une page. Pour les alléger, il suggère par exemple de s’intéresser aux boutons des réseaux sociaux et aux SDK tiers.
« Il y a un gros effort à faire et il devient nécessaire de le faire vite. Cependant, il convient aussi de ne pas se précipiter au risque de braquer », conclut-il. Et la formation constitue un levier indispensable pour favoriser l’action sans brusquer, tout comme les KPI, à condition qu’ils soient « compréhensibles ».