De la nécessaire cartographie des dépendances technologiques (Ophélie Coelho)
La chercheuse indépendante Ophélie Coelho entend cartographier les dépendances technologiques vis-à-vis des géants du numérique. Un exercice qu’elle considère comme nécessaire dans un monde pour lequel la promesse du « village global » des débuts d’Internet n’est plus qu’un lointain rêve.
Lors de Devoxx 2025, Ophélie Coelho – doctorante en géopolitique du numérique à Panthéon-Assas rattachée au CNRS, chercheuse indépendante et membre du très récent observatoire géopolitique du numérique et des technologies émergentes – a exposé ses travaux en cours.
Il y a d’abord sa thèse, « Points de connexion, lignes de fracture : la numérisation comme vecteur de mutation des pouvoirs et des risques systémiques en Afrique australe ». Elle étudie les implications géopolitiques de l’implantation des géants des télécoms et des infrastructures IT en Afrique du Sud.
Les implications économiques, territoriales et politiques du numérique
Si des acteurs locaux subsistent, dont Africa Data Center et MTN, NTT et Digital Realty (par le rachat de Teraco Data Environments) détiennent les plus gros projets. « Digital Realty est dans une logique de prédation totale sur le continent africain. Il y construit de très gros centres de données, souvent en rachetant des entreprises locales qui ont commencé à grandir, mais qui n’avait plus les moyens de leur croissance », assure-t-elle.
« Aujourd’hui, Digital Realty grandit et transforme le territoire en s’implantant dans des zones qui n’étaient pas urbanisées et qui le deviennent par la présence de ces centres de données avec un accès privilégié au réseau électrique dans un pays [l’Afrique du Sud] où des quartiers entiers n’en bénéficient pas ».
« [Ces] multinationales numériques vont créer des infrastructures géantes pour développer la transformation numérique sur le territoire, ce qui est plutôt bien vu souvent par les pays africains. Tout en sachant qu’ils perdent beaucoup en indépendance sur un certain nombre de choses », relate l’ancienne développeuse.
Dans un même temps, le vol d’électricité perpétré par les Izinyoka (serpent en Zulu, à cause de la forme des câbles que prennent les câbles qui longent les chemins de fer), un phénomène qui existait avant l’arrivée de ces géants du numérique, est une pratique qui demeure répandue, du fait de cet accès difficile à l’énergie.
La logique centre-périphérie
Ce ne serait là qu’un exemple de la logique centre-périphérie qui se joue en matière de géopolitique numérique. « En matière de relations internationales et de sciences humaines, elle est historiquement située, cette logique centre-périphérie. C’est la théorie de la dépendance », rappelle la chercheuse.
Née en Amérique du Sud dans les 1960, la théorie de la dépendance est issue d’un courant néomarxiste considérant que les pays « périphériques », souvent des anciennes colonies, sont structurellement dépendants des pays du « centre », les premières puissances, pour leur développement économique. Ils conserveraient une forme de subordination aux pays riches.
Cette théorie a été critiquée pour son déterminisme, la non-prise en compte des dynamiques internes (politiques, culturelles, sociales) et par l’existence d’exemples contradictoires – de pays en voie de développement qui se seraient anticipés –, notamment en Asie du Sud.
« Je ne reste pas complètement fixée [sur cette théorie], mais cette logique centre-périphérie est intéressante », croit Ophélie Coelho.
« À partir du moment où l’on occupe des points de passage obligés, et que l’on concentre l’accès au réseau, au système d’exploitation, aux données, aux capacités de calcul, aux réseaux sociaux, aux places de marché, forcément l’on détient un pouvoir considérable ».
Ophélie CoelhoChercheuse indépendante
« C’est une approche du pouvoir fondée sur la dépendance à des points de passage obligés. À partir du moment où l’on occupe des points de passage obligés, et que l’on concentre l’accès au réseau, au système d’exploitation, aux données, aux capacités de calcul, aux réseaux sociaux, aux places de marché, forcément l’on détient un pouvoir considérable », souligne-t-elle.
« L’on peut tout à fait fermer ou négocier l’accès à ces portes, changer les tarifs, les conditions du droit en notre faveur », liste-t-elle. « C’est un peu le “winner takes all” : vous êtes gagnant à partir du moment où vous êtes dominant sur le marché ».
Du fait que le numérique est omniprésent, qu’il joue le rôle d’intermédiaire, étant donné son empreinte territoriale (physique) et le caractère mobile du logiciel, les acteurs dominants – des multinationales – influencent tous les secteurs (santé, agriculture, mobilité, énergie, etc.).
La chercheuse évoque davantage les notions de puissance structurelle et de puissance nodale pour étendre « cette logique centre-périphérie ».
« Big Tech Power Matrix » : une matrice des dépendances technologiques
Comme la chercheuse s’évertue à cartographier les câbles sous-marins, les data centers dans l’Afrique Australe, elle s’intéresse donc à une manière de « mesurer la portée d’influence d’acteurs majeurs, en particulier ceux de la Big Tech ». Il s’agit d’évaluer « leur contrôle sur la chaîne de dépendance et de quelles manières créent-ils l’emprise sur un ensemble de marchés, d’acteurs techniques et par extension sur les sociétés ».
D’où la création de la « Big Tech Power Matrix », une matrice servant à mesurer la présence et la capacité d’influence des géants technologiques –, les GAFAM, Oracle, Tencent, Palantir, OpenAI, Xiaomi, etc. – sur les différentes « couches technologiques ».
Ces couches technologiques définies par Ophélie Coelho découlent d’une interprétation du modèle OSI (Open Systems Interconnection). Cela lui permet d’évaluer l’influence de ces acteurs sur quatre types de strates : les infrastructures, les plateformes logicielles, les logiciels d’IA et les équipements. Pour l’instant, l’analyse porte sur 26 catégories de produits et technologies.
Pour chaque entreprise, la chercheuse a établi un profil à l’aide d’un diagramme de Kiviat (Radar Chart ou Spider Graph). Bien qu’elle en montre des ébauches, le document n’est pas encore disponible. « Je ne suis pas encore totalement satisfaite de ce travail, mais il me semble important aujourd’hui d’avoir cette notion de mesure d’influence d’acteurs majeurs afin d’évaluer leur contrôle sur la chaîne de dépendance, ici technologique ».
D’autant que l’on verrait ressurgir des empires. Des « empires privés » incarnés par des entreprises multinationales dont les pouvoirs peuvent être comparables à ceux d’un État. « Aujourd’hui, pour un État seul, c’est compliqué de discuter avec une multinationale, même quand l’on est les États-Unis qui ont tout le mal du monde à appliquer leur politique antitrust », illustre la chercheuse.
Pour autant, est-ce une fatalité ? Ophélie Coelho ne le croit pas. « Nous aurions pu agir depuis très longtemps. Cela aurait été plus simple, mais cela ne veut pas dire que nous ne pouvons pas agir aujourd’hui ; nous sommes à un moment historique où nous pouvons agir contre les concentrations de pouvoir », estime-t-elle.
« Nous sommes à un moment historique où nous pouvons agir contre les concentrations de pouvoir ».
Ophélie CoelhoChercheuse indépendante
Le Big Tech Power Matrix découle d’une idée plus générale : établir un diagnostic des dépendances. « Cela paraît logique, mais nous ne l’avons toujours pas fait ».
Il n’est pas forcément nécessaire d’interrompre la consommation des services des géants technologiques, mais plutôt de « déterminer que dans certains secteurs, dans certains cas d’usage », il n’est pas nécessaire d’utiliser les services d’AWS, de Google Cloud, de Microsoft Azure et des autres. « Par exemple, des centaines de services que nous offre AWS, l’on en utilise véritablement deux », croit Ophélie Coelho. De surcroît, « ils sont remplaçables par des services dont on peut avoir la maîtrise, car des briques open source, d’autres éventuels partenaires existent ».
Que les États choisissent l’attaque ou la défense, il faut renforcer la culture générale numérique
Pour agir, les États pourraient, selon la chercheuse, adopter deux approches. Il y a d’abord une position défensive : « l’idée n’est pas de créer des champions nationaux ou européens, mais de protéger la société », explique-t-elle.
Protéger la société reviendrait à maîtriser des technologies applicables dans des « secteurs socles pour la société ». « Nous pouvons faire en sorte d’utiliser et d’améliorer un socle commun pour tout ce que nous utilisons au quotidien : la bureautique, les capacités d’hébergement, les technologies de conteneur, etc. Et, ce dans des secteurs spécifiques : l’éducation, l’énergie, la sécurité, la mobilité, la santé », détaille-t-elle.
« Nous avons déjà des nœuds de mise en dépendance qui sont intéressants. Orange Marine en fait partie », illustre-t-elle. « Quand un propriétaire de câble sous-marin a un problème, il peut devoir solliciter Orange Marine, ce qui est un potentiel levier de négociation [pour la France] ».
« Il faut que nous arrivions à occuper et à imposer des nœuds de dépendance aux autres ».
« Il faut que nous arrivions à occuper et à imposer des nœuds de dépendance aux autres ».
Ophélie CoelhoChercheuse indépendante
Peu importe l’approche choisie par un État ou une fédération d’État, ces approches doivent s’accompagner d’un renforcement de la culture générale IT des citoyens en l’érigeant en un « savoir essentiel ».
« Il n’est pas obligatoire d’apprendre à coder. L’on peut inclure la logique de réseau dans un cours de géographie », suggère-t-elle. « Aujourd’hui, il n’y a que les formations techniques qui apprennent que les données passent par des réseaux, donc des câbles. C’est un peu dommage. C’est quelque chose que n’importe qui devrait savoir », lance Ophélie Coelho.
« Tout cela est cohérent avec une approche décentralisée et territoriale des technologies », conclut-elle.
En clair, une solution serait de s’affranchir tant que faire se peut de la centralisation instaurée et prônée par les géants étrangers du numérique.
« En Europe, nous avons pour nous la diversité et le maillage territorial de nos entreprises que nous pourrions tout à fait mettre en cohérence avec l’approche décentralisée du logiciel. C’est une question de volonté », souligne-t-elle. « Déconcentrer plutôt que de continuer à utiliser des briques sur lesquelles nous n’avons pas de contrôle ».
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