TSMC et ASML unis pour maintenir les géants de l’IA dans l’ultra-dépendance

Dans cette tribune, l’analyste en géopolitique Estelle Prin et l’économiste Rémi Bourgeot s’interrogent sur l’entente très discrète entre les deux géants industriels des semiconducteurs.

Qu’ont bien pu se dire les patrons de TSMC et d’ASML ? Le Taïwanais CC Wei et le Français Christophe Fouquet, qui dirigent ces deux sociétés clés en matière de fabrication de puces et de lithographie de semi-conducteurs, se sont rencontrés à deux reprises récemment. À Taipei en début d’année, puis à la mi-mai à Veldhoven aux Pays-Bas, au siège d’ASML, dans une salle blanche.

Comme Nvidia dans la conception, TSMC, et ASML jouissent chacun d’une situation quasi monopolistique dans les créneaux qu’ils occupent respectivement dans l’industrie des semi-conducteurs. TSMC et ASML évoluent dans un écosystème ultra-avancé dédié à la fabrication des semi-conducteurs essentiels à l’IA.

À ce titre, ils tirent parfaitement leur épingle du jeu en se maintenant dans des situations où ils n’ont pas de concurrent. TSMC détient près de 92 % des parts du marché mondial des semi-conducteurs logiques dédiés à l’IA. L’équipementier néerlandais ASML fournit 90 % de l’approvisionnement mondial de machines de gravure par photolithographie (EUV et DUV), incontournables pour la fabrication des puces dédiées à l’IA. Les concurrents d’ASML, Canon et Nikon, se contentent des miettes restantes.

Les géants de la Silicon Valley esquissent tout juste des projets pour se positionner dans les semi-conducteurs de pointe, surtout dans la conception face à Nvidia, mais aussi dans la production. Pour l’instant, ils sous-traitent la fabrication de ces puces à Taïwan ou en Corée du Sud en attendant de bénéficier de nouvelles capacités de fabrication aux États-Unis.

Une avance technologique considérable et un quasi-monopole

L’explosion de l’IA est autant due aux avancées spectaculaires de la puissance de calcul de puces dédiées qu’aux nouvelles architectures de modèles de langage géants. C’est la combinaison des deux qui a permis de propulser les réseaux de neurones, basés sur le principe de rétropropagation, vers un niveau de prouesse dont on peine encore à saisir les capacités, ainsi que les limites. Il s’agit donc, pour les leaders de la Silicon Valley, autant d’autonomie, de satisfaction de leurs besoins monumentaux de puissance de calcul, que de minimiser les risques d’approvisionnement liés à cette concentration extrême. En particulier à Taïwan.

Les quasi-monopoles qui tiennent le haut du pavé dans la conception et la fabrication disposent d’une avance technologique aussi considérable que confortable. Pour autant, la volonté de rattrapage de leurs clients de la Big Tech et de leurs compétiteurs ne doit pas être sous-estimée, dans cette course effrénée visant à fournir à l’IA les capacités de calcul et la fiabilité qui nourrissent son explosion.

Bien que la discrétion soit bien plus la règle pour les décideurs dans les semi-conducteurs que chez les exubérants patrons de la Silicon Valley, il convient de s’interroger sur l’entente entre ces géants d’un autre genre, dominant la fabrication des puces qui sous-tendent l’explosion de l’IA.

L’enjeu commun de s’adapter au contexte chinois

Qu’illustrent les démonstrations de proximité entre les dirigeants de TSMC et d’ASML ? Leur collaboration industrielle et technologique est un besoin existentiel pour les deux acteurs. TSMC est le plus gros client d’ASML. L’accès de TSMC aux machines néerlandaises de gravure de puces de dernière génération lui assure de maintenir sa place de leader mondial dans la fabrication des semi-conducteurs les plus avancés au monde, une position que lui envient bien d’autres fabricants.

ASML est aussi dans une position enviable, car il est impossible de fabriquer des semi-conducteurs pour l’IA sans une de leurs toutes dernières machines. La liste des commandes s’allonge, puisque TSMC est en train de construire sept nouvelles usines cette année un peu partout dans le monde, de Taiwan aux États-Unis, en passant par le Japon et l’Allemagne. Cette entreprise réputée pour son extrême fiabilité et sa rapidité de la mise en place de nouvelles lignes livre des semi-conducteurs à Apple et à Nvidia.

Mais CC Wei et Christophe Fouquet ont probablement aussi évoqué les très grosses contraintes géopolitiques qui pèsent désormais sur eux. La rivalité systémique entre la Chine et les États-Unis touche bien des domaines et les semi-conducteurs n’ont pas pu échapper à cette transformation géopolitique majeure. ASLM est impactée par les contrôles aux exportations de l’Administration Biden, qui vise des entreprises chinoises. TSMC ne peut plus ouvrir de nouvelles usines sur le territoire chinois et doit diversifier ses implantations. Le risque de voir l’armée chinoise envahir ou bloquer les échanges avec Taïwan reste dans tous les esprits, puisque le président Xi Jinping rappelle régulièrement son objectif d’intégrer l’île dans la République populaire. Or TSMC conserve la majorité de ses usines (9) sur ce territoire à 160 kilomètres des côtes chinoises. Les deux entreprises ont dû s’adapter à ce nouveau contexte.    

Malgré tout, la très forte demande en puces dédiées à l’IA est un formidable relais de croissance pour ASML comme pour TSMC et dopera leurs résultats cette année. Ces fameuses puces permettent une augmentation de la puissance de calcul des serveurs dans lesquelles elles sont intégrées.

Pour atteindre ce résultat, elles sont plus complexes à graver, plus complexes à produire (au moins 1 500 étapes de fabrication étalées sur des mois) et tout aussi spécifiques à conditionner pour leur utilisation future. Une complexité qui induit une très forte collaboration, que les deux acteurs industriels ont réussi à maintenir au plus haut niveau en écartant leurs concurrents.          

Estelle Prin est analyste en géopolitique des technologies, fondatrice du cabinet d’études The Semiconductors Observatory. Rémi Bourgeot est économiste et ingénieur, chercheur associé à l’IRIS.

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