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Et si la vraie transformation numérique « arrêtait le déluge bureaucratique » ?

Lors d'une table ronde étonnante organisée par Workday, le sociologue des organisations François Dupuy a questionné une « transformation digitale » qui peut tout aussi bien aboutir à une overdose de process qu'à une amélioration interne des entreprises ; pour mieux arriver à ce deuxième résultat.

Débat. Une étude auprès de 400 responsables européens[1], commandée par Workday, montre qu'« un constat général s'impose : les fonctions internes sont les grandes oubliées de la transformation numérique », résume Thierry Mathoulin qui fête ses quatre ans à la tête de la filiale française de l'éditeur de SIRH et de solutions financières.

Quelques chiffres clefs viennent étayer son affirmation : 80 % des sondés estiment qu'il ne leur est pas possible de faire changer leurs processus assez vite, 57 % des utilisateurs hors fonctions RH et Financières estiment qu'il est urgent de transformer ces deux fonctions, et entre 65 % et 75 % des entreprises auraient décidé d'investir dans ces deux domaines - même si la décision doit encore se concrétiser.

Une informatisation en cours depuis 40 ans

D'après l'animateur de la table ronde qui a entouré la présentation de ces résultats, seule une entreprise sur huit aurait réussi sa transformation numérique.

Mais qu'entend-on vraiment par « transformation numérique » ? Présent aux côtés de Thierry Mathoulin, le sociologue des organisations François Dupuy (disciple de Michel Crozier) a mis son grain de sel à ce débat pas si théorique que cela.

« Il semblerait que le mot "changement" ait disparu du vocabulaire », constate-t-il, non sans malice, soulignant que ce « changement », aujourd'hui, ne peut plus être que « profond » - ou perçu comme tel par les dirigeants.

Mais, continue-t-il, « la "révolution" ou "transformation" numérique n'est jamais que la continuation de l'informatisation qui a débuté il y a 40 ans [...] Quand on regarde ce qui s'est passé à cette époque, on se rend compte qu'elle n'a pas provoqué les effets recherchés... mais qu'elle a provoqué des effets induits, c'est à dire des effets non prévus et non maîtrisés (NDR : comme la remise en cause de la hiérarchie des différentes fonctions de rapporteurs dans les assurances) ».

Le taylorisme toujours dominant, même à l'âge numérique

Iconoclaste mais pragmatique, le sociologue - qui est également consultant en management pour de nombreux grands groupes - constate que même à l'âge du numérique « le taylorisme est encore et toujours le mode de management dominant, avec un travail segmenté (NDR : chacun fait une tâche isolée) et séquencé (NDR : chacun fait son travail quand la tâche qui la précède est faite) ». Dans ce monde, le process est - et reste - roi. « Non pas pour résoudre des problèmes » lâche-t-il, « mais pour couvrir ceux qui les conçoivent ».

Or d'après lui, c'est cette montagne de processus qui scléroserait les organisations et qui nourrit ce « management coercitif » (sic).

La numérisation n'y changerait pas grand chose, voire amplifierait le mouvement, contrairement à ce que vantent les discours marketing plus ou moins messianiques des GAFA. « C'est comme en politique, le discours est compensatoire des pratiques », tacle François Dupuy.

Et que dit la pratique justement ? Que « Les RH et la finance (NDR : les deux spécialités de Workday) sont les plus génératrices du trio infernal "process, indices de performances, reporting". [Un trio qui] assure le contrôle de ce que font les gens » au détriment de la « simplicité » et de la « confiance ».

Résultat, aux Etats-Unis, 70 % des employés ne seraient plus impliqués dans leur travail.

Tranchant et direct, le sociologue conclue sa première intervention d'une boutade « nous sommes revenus à l'âge d'or de la bureaucratie dans le privé ».

La technologie comme instrument de libération

En réponse à cette analyse très poil à gratter, Thierry Mathoulin de Workday oppose le potentiel de la technologie. « Elle peut tout aussi bien être un instrument de libération, comme avec le télétravail », répond-il. Idem pour l'Intelligence Artificielle à venir. « Il faut remettre les choses dans leur contexte, l'impact réel de l'IA est diffus. Je ne vois pas un chambardement énorme dans les dix années à venir, ce sera plus une aide - comme avec les chatbots qui permettent aux employés d'accéder aux services RH 24 heures sur 24, pour savoir par exemple ce que couvre leur mutuelle ».

Concernant la déferlante de processus, « beaucoup d'entreprises en ont pris conscience » répond Thierry Mathoulin, convergeant sur ce point avec François Dupuy.

De son côté, le sociologue concède qu'il n'est pas possible d'éviter l'émergence des nouvelle technologies et qu'il est vain de lutter contre la consumérisation de l'IT, surtout avec la génération Y et les Milleniums qui sont nés avec des écrans. Vain et contreproductif. « Il est vrai que les technologies ont aussi des effets positifs », admet-il, « elle peut réintroduire de la communication plus directe par exemple ».

Rétablir la confiance avec et pour la technologie

Les deux participants tombent également d'accord sur le fait que la technologie, pour qu'elle soit bénéfique, doit être utilisée avec discernement « et en prenant le temps », ajoute Thierry Mathoulin.

L'accompagnement au changement est également un élément crucial dans cette évolution qui ne peut pas être uniquement technique. Sans quoi la « digitalisation » pour elle-même devient un outil de communication et cacherait, dixit François Dupuy, ses intentions réelles qui ne sont pas si révolutionnaires que cela.
« Il faut dire les choses, la digitalisation de la relation client permet surtout de faire des économies. Elle ne cherche pas vraiment à améliorer cette relation », tranche-t-il. « Au contraire, souvent elle la dégrade [...] Et la multiplication des informations [que permet la technologie] - cette capacité à envoyer des mails à 400 personnes par exemple - peut aboutir à ce que les militaires appellent la désinformation (NDR : une overdose d'informations que l'on ne peut plus traiter en une seule journée) ».

Mettre fin à l'âge d'or retrouvé de la bureaucratie

Le sociologue et consultant ne jette pas pour autant l'IT avec l'eau du bain. « Contrairement à ce que l'on pourrait croire, mon point de vue n'est pas opposé au vôtre », dit-il au responsable de Workday. « Le défi majeur des entreprises (qui savent qu'elles vont dans le mur), c'est d'arrêter le déluge de bureaucratie. Et on peut espérer que les outils digitaux vont simplifier, faciliter et fluidifier [le travail en interne] » pour y arriver.

Et si c'était cela, le secret fondamental d'une vraie transformation numérique : recréer en amont, puis avec la technologie, les conditions de la confiance pour s'affranchir des process inutiles ?

[1]Etude menée en France, au Royaume-Uni, aux Pays-Bas, en Allemagne et en Suède

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