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Processeurs : nouvelle escalade dans les sanctions contre la Chine

Les exportations d’ASML seront encore restreintes pour que la Chine ne puisse plus fabriquer que des semiconducteurs équivalents à des Xeon vieux de 14 ans. La raison serait désormais plus militaire qu’économique.

La tension est encore montée d’un cran cette semaine à propos des restrictions sur l’export des technologies de semiconducteurs vers la Chine. Deux mois après une rencontre à Washington entre le président américain Joe Biden et le Premier ministre hollandais Mark Rutte, le gouvernement des Pays-Bas vient d’exhorter son Parlement à légiférer d’ici à cet été contre les relations commerciales que son champion national ASML entretient encore avec Pékin.

Dans sa déclaration officielle, la ministre des Affaires étrangères Liesje Schreinemacher évoque le danger que de l’équipement hollandais soit utilisé à des fins militaires par la Chine. Dans les faits, ASML est le fabricant des machines de photolithographie les plus avancées au monde. Ces machines sont celles utilisées pour graver des semiconducteurs.

Pour Estelle Prin, analyste fondatrice de l’Observatoire des semiconducteurs, ce énième développement dans les sanctions commerciales que les USA imposent à la Chine depuis 2017 serait bien plus grave qu’il n’y paraît.

« On ne parle plus de sanction économique. On parle de limitation de transfert technologique[...]. Le sujet, aujourd’hui, est d’abord la compétition militaire. »
Estelle PrinAnalyste, fondatrice de l'Observatoire des semiconducteurs

« Justement, nous ne sommes plus dans le vocabulaire commercial, on ne parle plus de sanction économique. On parle de limitation de transfert technologique, comme on le faisait à l’époque de la Guerre froide. Le sujet, aujourd’hui, est d’abord la compétition militaire », décrypte-t-elle.

« Il s’agit d’empêcher la Chine d’avoir accès à des semiconducteurs de pointe, capables de simuler des tests d’armements, de calculer en temps réel la trajectoire des missiles, dans un contexte où Pékin est en train de rattraper les USA dans le domaine de l’arsenal naval. En l’état, la victoire américaine n’est plus garantie en cas de conflit avec la Chine », dit l’analyste, en pointant l’escalade actuelle des tensions autour de Taiwan.

D’ailleurs, la décision des Pays-Bas de limiter leurs propres exportations, manifestement sur ordre de Washington, ne saurait être vue comme une ingérence des USA. « Il ne s’agit pas d’influence américaine en Europe. Il s’agit de deux alliés de l’OTAN, qui accordent leurs stratégies, dans le cadre d’un conflit actuel en Ukraine, face à des pays comme la Chine, l’Iran ou la Corée du Nord qui sont susceptibles de fournir des armes sophistiquées à la Russie », précise Estelle Prin.

Limiter la Chine à des processeurs 125 fois moins performants

ASML avait déjà interdiction depuis 2019 d’exporter vers la Chine sa génération la plus récente d’équipements, dite EUV (Extreme Ultra Violet), dont les modèles TWINSCAN NXE sont capables de graver des circuits avec une précision de 20 à 3 nanomètres. Les nouvelles dispositions lui interdisent d’exporter aussi ses machines NXTi de génération précédente. Dites « DUV (Deep Ultra Violet) par immersion », celles-ci gravent des circuits avec une précision de 38 nm.

À ce stade, ASML estime qu’il pourra encore exporter vers la Chine ses machines NXT, dites « DUV à sec » qui atteignent une précision de gravure de 57 nm.

Plus la gravure est fine, plus un composant électronique tel qu’un microprocesseur est puissant, car il peut condenser plus de circuits pour paralléliser les traitements et les faire fonctionner plus rapidement. Ainsi, selon des benchmarks régulièrement mis à jour, un AMD Epyc dernier cri gravé en 5 nm, avec 96 cœurs, est estimé environ 125 fois plus puissant qu’un Intel Xeon haut de gamme lorsqu’il était gravé par des équipements DUV à sec, avec une finesse de 65 nm. Nous parlons ici d’un modèle de Xeon qui n’avait que deux cœurs et qui équipait les serveurs… il y a quatorze ans.

« Ces machines comportent des centaines de milliers de pièces, certaines sont des technologies américaines et, par conséquent, la législation extraterritoriale américaine s’applique. »
Estelle PrinAnalyste, fondatrice de l'Observatoire des semiconducteurs

On note toutefois que les benchmarks portant sur les dernières générations de processeurs Intel et AMD semblent montrer que le gain de performances est de plus en plus modéré, voire subtil entre des x86 gravés en 10, 7 ou 5 nm. D’où l’intérêt de ne pas se limiter aux dernières générations de photolithographie quand le but est de mettre un adversaire en situation de retard technologique.

« ASML n’est pas le seul fournisseur concerné par la limitation de ses exportations. Ses concurrents japonais Canon et Nikon, dont les machines photolithographiques ont une résolution de 38 nm, le sont également. La raison invoquée, comme en 2019 pour ASML, est que ces machines comportent des centaines de milliers de pièces, que certaines sont des technologies américaines et que, par conséquent, la législation extraterritoriale américaine s’applique » explique Estelle Prin.

Des semiconducteurs au risque de guerre

L’analyste se veut plutôt pessimiste concernant les prochains développements de cette situation : l’escalade des mesures américaines sur l’export des technologies de semiconducteurs suggère que Washington n’a plus seulement l’intention de modérer les capacités économiques de Pékin, mais anticipe bel et bien un conflit militaire.

« Plusieurs signaux sont particulièrement préoccupants. Quelques heures avant la prise de décision officielle du gouvernement hollandais, Xi Jinping sommait les USA d’arrêter d’essayer de contenir la croissance économique de la Chine, ce qui, a-t-il précisé, signifiait que Washington devait mettre un frein au risque d’un conflit militaire. Et puis il y a cette histoire d’espionnage. »

« Quelques heures avant la prise de décision officielle du gouvernement hollandais, Xi Jinping sommait les USA d’arrêter d’essayer de contenir la croissance économique de la Chine. »
Estelle PrinAnalyste, fondatrice de l'Observatoire des semiconducteurs

Fin février, ASML révélait en effet avoir été victime courant 2022 d’une tentative d’espionnage de la part de l’un de ses 1 500 employés en Chine. Le groupe hollandais a en effet installé en Chine des centres, avec de la main-d’œuvre locale, dont la mission est d’assurer la maintenance des machines qu’il y vend. Ces centres regorgent néanmoins de secrets industriels dans leurs tiroirs. L’espion aurait ainsi dérobé des documents liés aux dernières machines EUV.

« Il est a priori extrêmement compliqué, voire impossible de reconstruire les dernières machines d’ASML en partant seulement des plans. Et aucun lien entre cet espion chinois et le gouvernement de Pékin n’a pu être établi. Mais les faits sont troublants. À commencer par le fait que de tels documents à propos d’une technologie interdite en Chine soient tout de même arrivés dans cette filiale », observe Estelle Prin.

Dans une interview accordée cette semaine au Financial Times, Peter Wennink, le PDG d’ASML indique qu’il peut comprendre qu’un État cherche à développer ses propres machines quand des sanctions internationales l’empêchent d’en importer. Selon lui, les nouvelles restrictions d’exportation de ses produits en Chine ne devraient pas avoir de conséquence lourde sur le CA d’ASML en 2023. En revanche, il investira à présent entre 80 et 100 millions d’euros par an dans des moyens de sécurité pour contrer l’espionnage économique.

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