Suse se retire de la bourse pour tenter une stratégie risquée face à Red Hat

Suse annonce le retrait de sa cotation après avoir placé à sa tête les anciens cadres de Red Hat et s’être donné l’objectif de commercialiser un fork de RHEL. Au détriment de son propre Linux ?

Suse, l’éditeur allemand du Linux éponyme, se retire de la bourse, sans doute pour avoir les coudées plus franches dans une probable nouvelle stratégie de séduction des déçus de Red Hat. Telle est la décision que vient de prendre EQT Partner son actuel actionnaire majoritaire (79 % de parts), qui propose dans la foulée de racheter leurs parts aux autres actionnaires. Le nouveau statut de SUSE devrait être acté avant la fin de cette année.

Cette annonce fait suite à deux événements. Le premier a été le recrutement, en mai dernier, d’un nouveau PDG, Dirk Peter van Leeuwen, qui n’est autre que l’ancien directeur général de Red Hat. La semaine passée, Dirk Peter van Leeuwen confirmait l’embauche de Frank Feldmann, un autre haut cadre de Red Hat, comme bras droit pour définir la stratégie commerciale.

Le second événement a été l’annonce, le 11 juillet dernier, d’un investissement de 10 millions de dollars dans le développement d’un clone du Linux de Red Hat – un « fork » – suite à la décision de ce dernier de ne plus partager gratuitement les codes sources de sa version commerciale. Ce développement a immédiatement pris corps le 10 août dernier avec la formation de l’Open Enterprise Linux Association (OpenELA), en partenariat avec les éditeurs CIQ et Oracle.

L’enjeu de rivaliser plus agressivement avec Red Hat

Pour mémoire, Red Hat proposait, jusqu’il y a peu, quatre distributions :

  • CentOS Stream, qui sert de laboratoire pour expérimenter de nouveaux développements.
  • Fedora, qui « gèle » une sélection de ces développements tous les six mois et évolue sans cesse, si bien qu’il ne peut servir de base pour la production en entreprise.
  • RHEL (Red Hat Enterprise Linux), qui constitue la véritable version stable du système et dont l’utilisation en entreprise est soumise à l’achat de support.
  • Et puis CentOS tout court, qui revenait à une réplique de RHEL, bénéficiant des mêmes mises à jour de sécurité (au contraire de CentOS Stream et Fedora), mais sans devoir reverser quoi que ce soit à Red Hat.

Si CentOS était censé inciter les entreprises à déployer facilement le Linux de Red Hat pour ensuite les encourager à passer au support payant, le produit a eu l’inconvénient, selon Red Hat, de servir de base gratuite à la création d’autres clones commerciaux de RHEL. Notamment Oracle Linux, mais aussi Rocky Linux (soutenu par CIQ), Alma Linux…

Considérant qu’offrir gratuitement les moyens pour se concurrencer n’était plus une stratégie rentable, Red Hat a décidé d’arrêter la carrière de CentOS. Non sans s’attirer moult critiques de la part des défenseurs de l’éthique Open source, lesquels voient dans cette décision l’ombre d’IBM, le propriétaire de Red Hat.

De son côté, Suse édite un Linux non compatible avec celui de Red Hat (en termes de chemins d’installation, d’outils d’administration…) depuis plus de 30 ans. Un historique principalement européen qui a permis à ce Linux SLE (Suse Linux Enterprise) de s’imposer comme base technologique sur de nombreux serveurs SAP (également allemand) et chez plusieurs grands comptes européens, notamment les industriels de l’automobile.

Cependant, malgré une très bonne appréciation du cabinet d’étude Gartner, il ne serait jamais parvenu à rivaliser avec le succès de Red Hat en dehors des frontières européennes. Selon les derniers chiffres d’affaires publiés, Suse annonçait un revenu de 162 millions de dollars en juillet dernier, tandis qu’IBM laissait entendre que les ventes de Red Hat constituaient la majorité des 6,6 milliards des revenus de sa branche logicielle.

Les parts de marché de Suse se seraient aussi tassées au fil des ventes du Linux Ubuntu, édité par le Britannique Canonical depuis 18 ans. Ce dernier n’étant pas coté en bourse, il ne partage pas ses revenus ; on sait néanmoins que son chiffre d’affaires annuel (et non trimestriel) était de 175 millions de dollars en 2021 et qu’il aurait doublé en 2022 après une augmentation de 70 % de sa clientèle.

Si Ubuntu est le système majoritairement choisi pour motoriser le tout venant des sites web, en concurrence avec son modèle communautaire, le Linux Debian, RHEL et SLES sont plutôt déployés derrière les sites applicatifs publics les plus critiques, comme le montre par exemple l’observatoire de W3Techs.

Sortir de la bourse pour mener une stratégie risquée

Pour autant, l’objectif reste pour Suse et Red Hat de grignoter des parts de marché à VMware sur les clouds privés. En juin dernier, VMware annonçait un chiffre d’affaires trimestriel de 3,28 milliards de dollars. Plus aussi indétrônable qu’il l’eut été, VMware est en train de se faire racheter par Broadcom, ce qui, selon les analystes, suscite suffisamment de méfiance de la part des entreprises pour créer un appel d’air propice à ses concurrents. Parmi ceux-ci, Red Hat revendiquait être le mieux placé pour incarner une alternative… jusqu’à ce qu’il s’attire les foudres du marché en stoppant CentOS.

Au sein d’OpenELA, Suse va contribuer à maintenir la fourniture gratuite de codes sources compatibles « bug à bug » avec la version en cours de RHEL. L’objectif d’OpenELA étant de légitimer la commercialisation de Linux alternatifs à celui de Red Hat, LeMagIT spécule que Suse s’en servira de tremplin publicitaire pour vendre son propre « fork ». Une stratégie qui présente néanmoins certains risques, puisque ce fork de RHEL signé Suse concurrencera directement SLE, voire risquera de brouiller le message de Suse quant à ses convictions sur SLE. La bourse n’aimant pas le risque, il est probable qu’en sortir était inéluctable.

Rappelons à ce propos que Suse n’était coté en bourse que depuis l’été 2021, au terme d’une succession de rachats qui avaient fini par jeter le trouble quant à la stabilité de sa stratégie. Fondé en 1992 en Allemagne, Suse fut absorbé en 2003 par l’Américain Novell, lui-même dissous en 2011 au sein d’Attachmate, lequel fusionna avec Micro Focus en 2014. La marque Suse subsistera néanmoins comme le fil rouge d’un Linux SLE (et son pendant communautaire OpenSUSE) dont les objectifs n’auront de cesse d’être réorientés.

Il faudra attendre 2018 pour que Suse redevienne un éditeur plus ou moins libre de son destin avec sa revente au fonds d’investissement suédois EQT Partners, lequel administre Suse depuis sa SARL luxembourgeoise Marcel. Depuis lors, Suse s’est lancé dans une succession de rachats pour moderniser son catalogue : il devient un spécialiste de Kubernetes avec Rancher en 2020, puis de la sécurité des containers avec NeuVector en 2021. Suse emploie aujourd’hui 2 400 personnes dans le monde.

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