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À qui profite l’abandon de CentOS Linux ?

La décision prise par Red Hat en décembre 2020 d’abandonner CentOS Linux au profit de CentOS Stream ravive la compétition commerciale entre les fournisseurs de distributions Linux. Tous veulent convaincre les grands comptes du bien-fondé de leurs offres de support.

L’annonce a fait un tollé. En décembre 2020, Red Hat signait la fin de vie de CentOS Linux 7 et 8. Derrière cette décision, il s’agit de basculer le cycle de développement de ces distributions d’OS. Si précédemment Fedora jouait le rôle d’upstream de Red Hat Enterprise Linux (RHEL) avant que CentOS Linux soit dérivé de ce produit et partagé librement, désormais CentOS Stream tient le rôle de « midstream », un pont entre Fedora et RHEL. « CentOS Stream a permis de mettre en place un modèle fédérateur de l’écosystème en favorisant les collaborations, ce qui n’était pas possible auparavant », affirme Hervé Lemaitre, Platform BDM & Strategist EMEA chez Red Hat.

Une décision au profit de RHEL

Le responsable évoque ici les relations avec les partenaires technologiques qui conçoivent des solutions sur Linux, des pilotes – Nvidia, Intel, Broadcom, entre autres – ainsi que les éditeurs de logiciels qui viennent certifier leurs produits sur des distributions spécifiques. « Auparavant, la boucle de feed-back était relativement longue […]. Il nous fallait au minimum six à douze mois pour prendre en compte leurs desiderata ». Désormais, ces retours sont intégrés au cours du développement de la prochaine itération de RHEL rendant son cycle de développement « ouvert et transparent ».

Problème, CentOS Stream est littéralement devenue une « plateforme de développement pour RHEL ». Cette version évoluant en continu n’est pas supportée et Red Hat déconseille de l’employer dans des environnements de développement, de test de production.

Or bon nombre d’entreprises ont installé CentOS Linux dans leur environnement de développement (et parfois de production avec un support interne) en complément d’une distribution RHEL en production, commercialisée et supportée par Red Hat.

« Chez Red Hat, nous n’avons jamais été responsables de l’utilisation de CentOS Linux par les clients, c’est leur décision d’opter pour un projet communautaire dans le cadre de leurs déploiements et de leurs développements », défend Hervé Lemaitre.

« Chez Red Hat, nous n’avons jamais été responsables de l’utilisation de CentOS Linux par les clients, c’est leur décision d’opter pour un projet communautaire ».
Hervé LemaitrePlatform BDM & Strategist EMEA, Red Hat

Pour rappel, CentOS Linux est un projet officialisé en 2004. Red Hat a acquis les marques de CentOS Linux en 2014, a embauché quatre des cinq contributeurs principaux, ce qui a provoqué un changement de gouvernance. Si l'initiative demeure communautaire, le sponsor y a pris une place considérable.

En remplacement de CentOS Linux, l’éditeur passé sous giron d’IBM propose deux « souscriptions gratuites » à RHEL, l’une pour les entreprises, l’autre pour les individus.

« La conséquence de notre décision est plus ou moins forte suivant l’usage et la taille du client. Pour ces gens-là, nous venons avec l’explication rationnelle du changement, ce qui globalement éteint toute animosité. Nous étudions les possibilités qui s’offrent à eux. L’une des choses que nous avons décidées, c’est de fournir la couverture des environnements de développement par le biais d’une souscription gratuite à RHEL », déclare Hervé Lemaitre.

Avec cette initiative, les clients peuvent opter pour un support au développement et du conseil, mais n’ont pas les mêmes garanties de service, environnement de développement oblige. Cette proposition ne conviendrait pas à tout le monde.

Oracle et Canonical veulent tirer leur épingle du jeu

Interrogés par LeMagIT, les concurrents Oracle et Canonical assurent que les discussions avec les clients se multiplient concernant le remplacement de CentOS Linux, voire de RHEL, par Ubuntu ou par Oracle Linux. « Aujourd’hui, énormément de clients regardent, j’ai dû faire moi-même une centaine d’appels avec des clients qui ne s’étaient pas forcément posé la question avant. Ils sont en train de réfléchir, il faut qu’ils prennent une décision rapidement », déclare Reg Deraed, Field Sales Lead – EMEA chez Canonical.

« J’ai été franchement surpris par la somme d’intérêt suscitée par cette décision [de Red Hat], dans le bon sens du terme. Il y avait beaucoup d’intérêt dans le passé, mais il a considérablement augmenté depuis », remarque de son côté Bob Shimp, Product Management Group Vice President – Oracle Linux. « Nous avons beaucoup de gros clients qui utilisaient déjà Oracle Linux pour une partie de leur infrastructure et CentOS pour d’autres parties. Et maintenant, ils ont exprimé leur volonté de standardiser sur Oracle, Linux, sur l’ensemble de leurs environnements », ajoute-t-il. À titre d’exemple, le dirigeant mentionne la migration récente de la banque polonaise Alior Bank.

« Heureusement et depuis longtemps, le revenu de Red Hat ne dépend pas de Linux ».
Hervé LemaitrePlatform BDM & Strategist EMEA, Red Hat

« Heureusement et depuis longtemps, le revenu de Red Hat ne dépend pas de Linux. Il y a OpenShift, nos solutions de containerisation, la modernisation des applications, la migration vers cloud, etc. », réagit Hervé Lemaitre quand LeMagIT lui évoque ces retours.

«  Aucun des clients avec qui j’ai discuté depuis huit mois n’a aujourd’hui pris la décision de partir sur autre chose », annonce-t-il. « Évidemment, nous ne pouvons pas parler avec tout le monde, nous avons des dizaines de milliers de clients et d’utilisateurs, certains d’entre eux se sont décidés [à migrer] sans forcément nous en informer ».

Si la décision de Red Hat a suscité de la méfiance auprès de certains membres de la communauté open source et des interrogations chez les grandes entreprises, la filiale d’IBM entend montrer patte blanche.

« Nous n’avons pas effectué ce changement pour gagner de nouveaux clients », défend Hervé Lemaitre. « Cela dit, les clients sont absolument libres de prendre leur décision. CentOS Linux était une distribution communautaire, s’ils veulent partir sur d’autres distributions communautaires, il y en a. S’ils désirent se tourner vers des concurrents dans l’écosystème Red Hat, ils peuvent le faire, mais globalement les autres distributions basées sur RHEL, sont entre guillemets des downstreams de downstreams ».

« Avec le modèle économique de Red Hat, les clients ont toujours eu le choix de voir ailleurs s’il y avait de meilleurs environnements ou de meilleures conditions tarifaires. En aucun cas nous ne bloquons nos clients », tranche-t-il.

Red Hat domine le marché des distributions payantes de Linux

« Aujourd’hui, nous bénéficions d’une croissance continue de l’ordre de 20 % année après année, ce n’est pas pour rien », affirme Hervé Lemaitre. Ce pourcentage est affiché dans le bilan du deuxième trimestre fiscal 2021 d’IBM, mais il ne dit rien sur la santé de l’activité liée à la distribution et aux supports d’OS Linux. « Concernant l’activité autour des distributions Linux, nous remarquons une croissance à au moins deux chiffres sur nos offres Linux », annonce-t-il.

Selon une étude IDC, en 2018, Red Hat détenait environ 33,9 % des parts du marché des distributions de systèmes d’exploitation payantes, contre 47,8 % pour Microsoft. Dans un récent rapport consacré aux vulnérabilités de Linux, Trend Micro explique que 61 % de ses clients de sa solution Trend Micro Cloud One emploient une distribution Linux payante ou non. Ceux-ci seraient 30,02 % à installer RHEL, 10,68 % à adopter CentOS Linux, 5,35 % à utiliser Oracle Linux et 15,77 % auraient opté pour Ubuntu. SUSE représente 5,75 % de ce total, tandis qu’Amazon Linux atteint une part de 17,58 %. Et si un tel document n’est qu’un instantané d’un service spécifique, il donne un aperçu des déploiements de serveurs d’OS en entreprise.

Tout le jeu d’acteurs comme Canonical, Oracle, mais aussi SUSE est d’inviter les entreprises à adopter leurs distributions open source et gratuites, puis au besoin d’opter pour leur support.

« Depuis 15 ans maintenant, nous offrons aux clients des distributions Linux gratuites à télécharger. S’ils le souhaitent, ils peuvent à tout moment obtenir un support de notre part pour les serveurs Linux de leur choix. S’ils veulent avoir beaucoup de serveurs sans soutien ou avec un support tiers, c’est très bien. », déclare Bob Shimp.

Des divergences sur la standardisation des déploiements

Reg Deraed de Canonical tient pratiquement au mot près le même discours. De plus, Oracle et Canonical ont des offres de support similaires. Pour autant, Oracle tient une approche centrée sur l’uniformisation de l’OS déployé, tout comme Red Hat, à l’inverse de Canonical.

« Ce changement encourage les clients à s’éloigner de CentOS et à migrer vers un Linux standard […] Mais je pense aussi que le cloud en général pousse fortement les clients à le faire ».
Bob ShimpProduct Management Group Vice President – Oracle Linux

« Je pense que nous allons voir un mouvement beaucoup plus important vers un OS standardisé, et ce pour plusieurs raisons, déclare Bob Shimp. Évidemment, ce changement encourage les clients à s’éloigner de CentOS et à migrer vers un Linux standard […] Mais je pense aussi que le cloud en général pousse fortement les clients à le faire. Ils vont passer d’une infrastructure sur site à une autre en cloud privée, et ils veulent cette élasticité, l’évolutivité. Et cela vient vraiment du fait d’avoir un OS standardisé à travers l’infrastructure ».

Reg Deraed observe de son côté que les clients européens et surtout français sont plus enclins à choisir un OS spécifique pour les environnements de développement et un autre pour la production. Parfois, ces utilisateurs adoptent deux systèmes d’exploitation basés sur Linux suivant dans les environnements dans lesquels ils seront déployés. Le Field Sales Lead EMEA chez Canonical évoque par exemple le cas de Telefónica dont le but est d’avoir plusieurs distributions à installer dans différents clouds.

« Actuellement, 80 % des discussions avec les clients tournent autour d’un dual sourcing, et ce phénomène a commencé avant la décision de Red Hat ».
Reg DeraedField Sales Lead EMEA, Canonical

« Actuellement, 80 % des discussions avec les clients tournent autour d’un dual sourcing, et ce phénomène a commencé avant la décision de Red Hat. C’est d’ailleurs beaucoup le cas en France, à notre surprise », note le responsable chez Canonical. « Ils [les prospects] sont venus vers nous en évoquant la volonté d’avoir un “Linux alternatif”. La décision de Red Hat a été un accélérateur pour nous. Les discussions n’ont pas changé, nous en avons beaucoup plus », se réjouit-il.

Le temps long des migrations

Pour autant, les migrations n’auront pas lieu dans l’immédiat, Reg Deraed en est conscient.

« Il est trop tôt pour connaître le volume de migration », avoue-t-il. « Les clients ne vont pas basculer du jour au lendemain d’une distribution de Linux à l’autre. Les clients étaient principalement sur CentOS 7. Ceux-là ont jusqu’à 2024 pour migrer, les utilisateurs de CentOS 8 peuvent rétrograder en attendant. Tous migreront une application à la fois, mais cela veut dire aussi que les nouvelles applications ne peuvent plus démarrer sur du CentOS 7 ».

Le responsable des ventes pense que c’est un bon point pour Canonical, car Ubuntu est supporté par tous les services cloud majeurs, tels AKS, Anthos, ou encore les produits de la gamme Tanzu de VMware.

Cependant, migrer vers Ubuntu réclame quelques adaptations, comme l’explique dans un article de blog Bill Torpey, directeur du développement logiciel chez Itiviti, un éditeur américain de logiciels financiers. Oracle Linux étant un downstream pur jus de RHEL, cette migration est plus directe. D’ailleurs, l’équivalent de CentOS 8, Oracle Linux 8, est supporté jusqu’à 2029, rappelle Bob Shimp. Quant à Red Hat, les ingénieurs de la firme ne parlent pas de migration, mais de « conversion » de CentOS Linux vers RHEL via l’outil Convert2RHEL.

Certains utilisateurs, notamment ceux de versions libres et ouvertes de Linux et certains petits infogérants de sites Web attendent des forks de CentOS comme Alma Linux ou Rocky Linux. Ce ne serait pas le cas des grands comptes, selon les dires de Reg Deraed. « Personne ne me parle de Rocky Linux ou Alma Linux chez les grands comptes », affirme-t-il. La plupart du temps, ses prospects enclins à en discuter évoquent Oracle Linux comme alternative à Ubuntu.

La situation pourrait changer, car la politique de développement poussé par Red Hat commence à convaincre certains acteurs, dont Greg Kurtzer, le papa de Rocky Linux et cofondateur de CentOS, selon des propos recueillis par the Register. Dès lors, CentOS Stream pourrait alimenter des distributions stables, ouvertes et gratuites. « Le modèle que nous avons mis en place est là pour favoriser l’écosystème. D’une façon ou d’une autre, les membres de cet écosystème peuvent être nos concurrents. Et tous les fournisseurs de distributions Linux deviendront des downstreams de CentOS Stream. C’est le but », assure Hervé Lemaitre.

Le principal intérêt serait la mise en commun du dépôt Git depuis lequel les équipes de Red Hat et de CentOS poussent les corrections de bugs, permettant également aux communautés de projets downstreams de rendre la pareille en partageant en retour certaines de leurs modifications. « Cela anime le marché et d’une certaine manière cela donne plus de choix aux clients », ajoute-t-il.

Cela pose encore une fois, la question de la dépendance à un fournisseur, malgré l’apparente décorrélation entre des produits commerciaux et des projets open source.

Les utilisateurs de CentOS Linux ont, eux, une obligation de taille. Les usagers de CentOS 8 doivent trouver un remplaçant à ce système d’exploitation cette année (ou rétrograder vers la version antérieure) et d’ici le 30 juin 2024 pour ceux qui déploient CentOS 7.

 

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