L’IA dans les collectivités : les cas d’usage sont nombreux, les défis aussi
L’adoption de l’IA dans les collectivités a démarré. Mais les chantiers restent nombreux. Pour prévenir un fossé numérique et répondre aux interrogations dans un contexte géopolitique tendu, un rapport du Sénat émet des recommandations et propose un « kit de survie » pour les décideurs.
Le 5 février, à quelques jours du Sommet présidentiel pour l’action sur l’IA, le gouvernement présentait sa stratégie en faveur de la diffusion de l’IA dans le secteur public. Son but était d’accélérer le déploiement de l’IA au sein de tous les ministères. Mais quid des collectivités ? Selon les conclusions du rapport d’information du Sénat remis le 13 mars par les sénatrices Pascale Gruny (LR) et Ghislaine Senée (Les Écologistes), les cas d’usage au sein des collectivités sont « d’ores et déjà très nombreux. »
Espoirs, interrogations et peurs de l’IA
Le recours à l’intelligence artificielle semble toutefois, comme dans le secteur privé, conditionné à la taille de l’organisation. Pour une grande majorité de décideurs des collectivités territoriales, l’intelligence artificielle demeure un objet non identifié ou nébuleux.
« Je préférerais que le CNFPT dispense les formations plutôt que le privé, surtout si c’est Google. »
Ghislaine SenéeSénatrice
« L’IA suscite beaucoup d’espoir, mais aussi de nombreuses interrogations, voire des peurs », constate Pascale Gruny. Les craintes sur l’emploi s’expriment en particulier parmi les agents, poursuit-elle.
C’est d’ailleurs pour cette raison que la première recommandation émise par le rapport porte sur le développement de la sensibilisation, puis de la formation, à l’attention des élus et des agents des collectivités.
Reste à y affecter des moyens. Des fournisseurs technologiques américains se sont déjà positionnés pour proposer des formations gratuites. Le Centre National de la Fonction Publique Territoriale pourrait être sollicité, mais « le CNFPT est débordé et les moyens ne sont pas toujours là », reconnaît Ghislaine Senée. « Mais oui, je préférerais que ce soit cet organisme qui dispense les formations plutôt que le privé… surtout si c’est Google ».
Des conventions citoyennes dans les collectivités pour impliquer
Le déploiement de l’IA dans les collectivités nécessite de l’accompagnement humain, mais aussi du côté des usagers. Les rapporteuses préconisent « d’impliquer le citoyen dans l’introduction de l’IA » afin « de s’assurer de l’acceptation citoyenne. »
Certaines collectivités, comme Montpellier, au travers de conventions citoyennes, ont déjà procédé à ce type de consultations. Pour Pascale Gruny, la sensibilisation doit informer sur la protection des données de la population et répondre à ses appréhensions potentielles à l’égard d’une déshumanisation du service public.
Le niveau actuel d’adoption de l’IA et les domaines concernés permettent d’anticiper ces craintes et ces risques. Une application a toutefois porté sur un usage sensible. Lors des JO de 2024, Paris a ainsi eu recours au traitement algorithmique des images captées par les caméras de vidéosurveillance.
Le rapport identifie deux familles principales d’usages de l’IA dans les collectivités territoriales, à commencer par l’organisation interne avec des applications dans des métiers tels que l’IT, le juridique, la comptabilité, etc. Pour les sénatrices, l’IA peut en parallèle constituer « un outil d’analyse utile dans la conduite des politiques publiques », par exemple pour l’information du public, la gestion des déchets ou la réduction des fuites d’eau.
Bot conversationnel à Plaisir, IA prédictive à Nantes
Par exemple, la mairie de Plaisir s’est ainsi dotée d’un agent conversationnel pour apporter des réponses de premier niveau. Baptisé « Optimus », le bot est opérationnel depuis 2022 (avant la vague de l’IA générative). « Il a permis de faire chuter le taux de perte des traitements de demandes des habitants de 65 % à 8 % », indique la commune de 32 000 habitants.
La métropole de Nantes recourt quant à elle à l’IA pour lutter contre le gaspillage alimentaire dans les cantines scolaires. La précision des prévisions a pu s’améliorer en atteignant une moyenne de 98 % dix semaines à l’avance. « Sur un an, c’est au total l’équivalent de plusieurs milliers de repas qui sont économisés », mentionne encore le rapport.
À Saint-Savin, 86 000 habitants, c’est pour lutter contre les fuites d’eau que la technologie est exploitée. La commune exploite un algorithme prédictif conçu par Leakmited qui identifie les parties du réseau les plus vulnérables pour optimiser les inspections et les travaux.
Une culture de l’ingénierie de l’IA à installer dans les collectivités
Mais pour faire aboutir les projets d’IA des collectivités, le respect de quelques bonnes pratiques est nécessaire (à la fois technologiques, méthodologiques et organisationnelles). Le rapport recommande de déployer « une ingénierie IA à l’échelle de la collectivité. »
Pour les collectivités de 30 000 à 40 000 habitants, une telle ingénierie passe par la création de services dédiés. Outre l’assistance technique, un tel service a pour mission de « concevoir et d’intégrer des outils d’IA proportionnés aux besoins réels du territoire. »
« Il y a un risque de décrochage en particulier pour les petites communes. »
Ghislaine SenéeSénatrice
L’IA ne fonctionnant pas non plus sans données. La mission d’information émet une série de recommandations sur ce point comme la mise en place d’un management des données et de comités territoriaux de la donnée (« pour faciliter le partage de données à des fins d’intérêt général et favoriser les échanges d’expérience »).
Pour les plus petites collectivités, de telles initiatives semblent hors de portée. Le rapport préconise donc des efforts de mutualisation – notamment via un portail référençant les cas d’usage mis en œuvre.
Les sénatrices proposent aussi de s’appuyer sur des collectivités, cheffes de file. « Il y a un risque de décrochage en particulier pour les petites communes. Nous l’avons vu sur le numérique. Il ne faudrait pas que cela se reproduise avec l’IA », avertit Ghislaine Senée.
Mais structurer une démarche IA requiert des moyens. Ces ressources font souvent défaut aux plus petites collectivités. C’est la raison pour laquelle les comités territoriaux les accompagneraient dans un rôle d’animateurs, notamment en faveur d’échange d’expériences.
Sécurité et éthique, mais en douceur sur NIS 2
La réussite de l’adoption de l’IA nécessite en outre de « sensibiliser et [de] former les élus locaux et les cadres administratifs des collectivités au droit de la conformité » applicable aux données et à l’IA – dont l’AI Act européen.
« Sécurité des données, souveraineté et dépendance à l’égard de forces étrangères sont des enjeux sur lesquels il est indispensable de travailler. »
Pascale GrunySénatrice
Les rapporteuses attirent aussi l’attention sur la prise en compte dans les appels d’offres de critères environnementaux. L’impact des projets d’IA pourrait en outre figurer dans les informations répertoriées par la « bibliothèque nationale » des projets en IA des collectivités.
Une autre recommandation du rapport concerne la sécurité. Environ 2 700 collectivités seront affectées par la directive NIS 2. La mission du Sénat préconise de fixer à trois ans le délai de mise en conformité.
Enfin, elle recommande d’établir une charte éthique de l’IA. Éthique et cybersécurité devraient de plus être associées à la mise en œuvre de mesures en matière de souveraineté et de dépendance technologique, pour tenir compte du contexte international actuel.
« Sécurité des Data, souveraineté et dépendance à l’égard de forces étrangères sont des enjeux sur lesquels il est indispensable de travailler. Les collectivités et l’État en sont conscients », réagit la sénatrice Pascale Gruny.
« La réussite de l’IA est nécessairement liée à un travail sur l’autonomie et une stratégie de souveraineté », acquiesce Ghislaine Senée en alertant elle aussi sur la dépendance numérique de la France.
Les deux élues s’accordent donc pour encourager l’utilisation d’outils développés en France ainsi qu’en Europe, et pour sensibiliser les collectivités à la problématique de la localisation des données. Localisation qui, rappelons-le, n’est pas, à elle seule, un gage de souveraineté face à la dimension intrusive du droit extraterritoriale de puissances étrangères (dont le droit des États-Unis).
Pour approfondir sur IA Responsable, IA durable, explicabilité, cadre réglementaire