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EuroStack : l’initiative qui veut donner une place à l’Europe dans le cloud

Une initiative industrielle, sorte d’« Airbus des données et du cloud », veut fédérer les forces numériques européennes pour exister face aux géants américains. Avec à la clé l’espoir d’une souveraineté numérique retrouvée et d’une réindustrialisation. Une ambition louable, mais irréaliste ?

EuroStack. Le nom pourrait évoquer un énième programme défensif et bureaucratique de l’Union européenne. L’initiative, dévoilée en janvier 2025, veut au contraire créer une alternative ouverte, collaborative et industrielle aux géants mondiaux du cloud computing.

Porté par une centaine d’acteurs européens, il répond à un constat souligné en 2024 par le rapport Draghi : l’incapacité de l’Europe à tirer parti de la révolution numérique est une cause majeure de son retard économique. Pour remédier à cette situation, EuroStack entend bâtir une chaîne de valeur complète – logiciels, services, infrastructures, matériels – pour recréer un écosystème numérique à la fois intégré et capable de rivaliser avec les hyperscalers.

« Nous devons faire quelque chose », explique Francesco  Bonfiglio, directeur général de Dynamo, fournisseur italien de cloud et figure de proue du projet. « Nous savons l’importance des infrastructures numériques, et du cloud en particulier, qui sont les nouvelles infrastructures stratégiques pour l’économie, les sociétés, la politique et la démocratie en général. »

Une réponse à la domination des hyperscalers

Le contexte est connu. Amazon Web Services (AWS), Microsoft (Azure) et Google représentent aujourd’hui 64 % des investissements mondiaux dans le cloud, selon Canalys. En Europe, la part des cloudistes locaux est inférieure à 10 %… et elle continue de reculer.

« En 2028, les hyperscalers contrôleront probablement 75 % de nos centres de données. C’est une forme de colonisation moderne – ce ne sont plus des plantations de thé, mais des gigawatts et des mètres carrés », compare Francesco Bonfiglio, « Mais nous pouvons inverser la tendance, en valorisant ce que nous avons déjà. »

« C’est une forme de colonisation moderne [de la part des hyperscalers]. Ce ne sont plus des plantations de thé, mais des gigawatts et des mètres carrés. »
Francesco BonfiglioDynamo

Le « pitch » d’EuroStack est à peine moins virulent. Il avance l’écosystème IT est « accaparé, avec des données et des rentes économiques qui ont été créées par des négociations déloyales entre des fournisseurs ultra-dominants et nous, les dominés ». Des lois et des règlements ont été de « multiples tentatives » pour recréer de la concurrence, mais elles auraient échoué.

Pire, selon EuroStack, cette domination s’accélérerait. « Les grandes entreprises américaines commercialisent de manière agressive des outils et des services d’Intelligence artificielle [qui sont] essentiels à la croissance et à la prospérité de l’Europe », indique le rapport.

Pour Francesco Bonfiglio, l’objectif est clair : restaurer une souveraineté numérique et économique avec une action industrielle qui parte du terrain, et qui s’appuie sur cinq piliers :

  • définir une politique industrielle numérique européenne claire ;
  • agréger les infrastructures existantes et favoriser l’interopérabilité ;
  • soutenir les investissements publics et privés dans les maillons critiques de la chaîne ;
  • mesurer l’impact sur l’autonomie économique ;
  • et collaborer avec d’autres États qui partagent ces objectifs.

Une renaissance de l'esprit de Gaia-X

EuroStack reprend en quelque sorte l’ambition initiale de Gaia-X – mais avec une feuille de route plus opérationnelle, assurent ses promoteurs. « Gaia-X était surtout un message politique. Là, il s’agit d’action », tranche Francesco Bonfiglio.

« Nous devons simplifier les choses », martèle-t-il. « Nous avons besoin de transparence, de contrôle et d’interopérabilité ».

Également moteurs de cette initiative, des acteurs comme Aruba, Ionos ou Dynamo ont présenté une Sovereign European Cloud API (alias SECA) pour standardiser la gestion des infrastructures cloud européennes. L’idée est de permettre aux entreprises de trouver plus facilement les alternatives européennes qui répondraient à leurs besoins.

Pour Simon Hansford, directeur commercial du fournisseur britannique Civo (également membre de l’Open Cloud Coalition), EuroStack doit surtout permettre de reprendre la main sur les données. Certaines sont très importantes et confidentielles. La manière de les traiter, de les stocker et de les partager doit en tenir compte, insiste-t-il.

« Cela ne signifie pas qu’elles ne transitent jamais par l’étranger. Cela signifie que nous leur accordons plus de valeur économique », nuance-t-il.

Un Airbus de la donnée et du cloud

Dans sa vision, EuroStack pourrait être un Airbus du cloud et des données. « Avec Airbus, l’Europe a décidé de construire ses propres avions plutôt que de devenir un site de fabrication ou de maintenance pour Boeing, ce qui aurait été très facile à faire », compare Simon Hansford.

Toujours d’après lui, une infrastructure souveraine – réellement européenne, non soumise aux droits extraterritoriaux – permettrait, comme Airbus, de développer d’écosystèmes locaux et de créer des emplois à valeur ajoutée.

« Les géants du cloud ont de plus en plus de pouvoir. Ils l’utilisent pour renforcer leur position dans d’autres secteurs. »
Solange Viegas Dos ReisOVHCloud

« Aujourd’hui, la majorité des emplois liés au cloud en Europe sont dans la vente, le marketing ou l’avant-vente. AWS, Google ou Microsoft peuvent dire qu’ils ont créé 1000 ou 2000 emplois dans tel ou tel pays. Mais ils ne sont dans la recherche ou au cœur de l’ingénierie », soutient-il. « Il va falloir commencer à créer une demande et à transférer cet argent des hyperscalers vers notre industrie locale ».

Même constat pour Solange Viegas Dos Reis, directrice juridique d’OVHCloud : « Les géants du cloud ont de plus en plus de pouvoir. Ils l’utilisent pour renforcer leur position dans d’autres secteurs. Nous devons sortir de cette dépendance, car les pressions politiques étrangères peuvent avoir un impact direct sur nos économies. »

Pour elle, les hyperscalers sont tellement gros que lorsqu’une entreprise héberge des données sur leurs serveurs, l’activité de l’entreprise qui possède les données a de plus en plus de risque d’entrer en concurrence avec une ou plusieurs activités de l’hyperscalers.

Autre risque : que des gouvernements étrangers y aient accès (avec les Patriot Act, FISA, CLOUD ACT, etc.).

« EuroStack me fait espérer que nous pourrons aller plus vite et être plus précis sur les besoins », dit-elle. « C’est un projet ambitieux, certes, mais il est porté par des acteurs économiques – des entreprises et l’industrie – et par des dirigeants forts. Il ne s’agit pas juste de quelques juristes dans une pièce qui essaient d’élaborer davantage de réglementations ».

Une initiative ambitieuse. Trop ?

L’ambition d’EuroStack est à première vue considérable. Elle suppose de coordonner des entreprises très diverses, sur l’ensemble de la pile technologique. « Il faut fédérer tous les acteurs et identifier les éléments communs », résume Solange Viegas Dos Reis. « Mais l’objectif est collectif : il profitera à l’ensemble de l’écosystème technologique mondial ».

Mark Neufurth, stratège en chef du projet SECA chez Ionos, confirme : « Bien qu’il n’y ait pas encore de développement [concret d’EuroStack], l’Europe doit avoir un cap clair. Sinon, nous serons écartés des grandes transformations numériques […] alors même que les hyperscalers continuent de venir, par exemple, à Berlin ou ailleurs pour profiter de l’innovation locale. »

« Cela prendra des années, voire des décennies. Mais c’est indispensable. »
Mark NeufurthIONOS

L’ambition est-elle trop élevée ? Car tout est à faire. Il faudra définir les couches logicielles, matérielles, de services, mobiliser les compétences. Il faudra aussi surmonter l’inertie des Européens.

Non, répond Mark Neufurth. Des briques technologiques existent déjà, comme le standard SECA ou des puces à basse consommation. Et l’Europe possède une pléthore d’acteurs cloud européens.

« Cela prendra des années, voire des décennies », concède cependant Mark Neufurth. « Mais c’est indispensable pour que l’Europe se libère un peu de la Chine et des États-Unis ».

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