Avec la dictature du court terme : nos entreprises sacrifient-elles leur avenir technologique ?
Si l’État français assure agir en faveur de la souveraineté numérique, le secteur privé s’engage-t-il lui aussi ? Les entreprises préfèrent parler de maîtrise de la dépendance technologique. Mais le mouvement reste à initier et l’impératif de l’instant semble s’imposer à tout autre critère de décision.
Les entreprises du privé en font-elles assez en matière de souveraineté numérique ? Dans le contexte actuel, celles-ci sont appelées à s’engager plus – par exemple en choisissant, à performances égales, des solutions européennes.
« Mon vrai problème aujourd’hui dans le domaine du numérique et de l’intelligence artificielle, c’est qu’on n’a pas de champion européen », répondait lors du FIC 2025, le PDG de TotatEnergies, Patrick Pouyanné.
Un pilotage des budgets IT trop court-termiste
Du côté de la sémantique, les organisations du privé préfèrent généralement parler de « dépendance technologique » et de sa « maîtrise » plutôt que de « souveraineté ». C’est le cas d’Aldrick Zappellini, group chief data officer du Crédit Agricole, qui intervenait lors du DIMS 2025 de l’IMA.
« Nous devons faire autre chose que piloter des budgets IT à court terme. Le prix que nous payons aujourd’hui n’est pas forcément celui que nous paierons demain. »
Aldrick ZappelliniGroup Chief Data Officer du Crédit Agricole
Il n’en reste pas moins que la question de fond demeure. « Nous devons faire autre chose que piloter des budgets IT à court terme. Le prix que nous payons aujourd’hui n’est pas forcément celui que nous paierons demain », met-il en garde en invitant à avoir une véritable « vision stratégique ».
Les dirigeants pourraient d’ailleurs se voir reprocher un défaut d’anticipation, voire une forme d’aveuglement à l’égard des risques de dépendance. Le thème n’est pas nouveau. Il refait régulièrement surface lors de hausses tarifaires concertées parmi les fournisseurs cloud étrangers.
Pour Aldrick Zappellini, « ce devrait être le rôle de tout dirigeant d’entreprise de penser à ce qui pourrait se passer à l’avenir » – y compris dans les choix informatiques.
Encore faut-il parvenir à s’extraire « de la dictature du time-to-market ». Cette pratique court-termiste, que le CDO observe depuis 10 ans, conduit « à aller au plus simple […], en mettant un peu sous le tapis les choses qu’on n’a pas envie de voir. »
Être stratège, voir à long terme, mais agir maintenant
Aldrick Zappellini croit cependant percevoir une prise de conscience.
Il se montre en tout cas volontaire. « J’aimerais bien que chacun aille plaider la bonne parole dans son entreprise », ajoute-t-il afin que discours et exhortations des derniers mois ne résument pas in fine « à un feu de paille ».
« Durant les 20 ans passés, l’Europe n’a jamais manqué une occasion de manquer une occasion dans le domaine des technologies. »
Bernard BenhamouSecrétaire général de l’Institut de la Souveraineté Numérique
Davy Gay, directeur Programme IA d’Egis, attrape la perche tendue. Il appelle lui aussi les entreprises du secteur privé « à travailler plus ensemble », y compris sur le sujet de l’indépendance énergétique.
Et lui aussi plaide lui aussi en faveur d’une plus grande anticipation. « Le commissariat au plan, ce n’est pas un gros mot. C’est être stratège, voir à long terme… mais agir maintenant. »
Il serait temps d’agir aussi du côté des autorités, juge Bernard Benhamou, secrétaire général de l’Institut de la Souveraineté Numérique. « Durant les 20 ans écoulés, l’Europe n’a jamais manqué une occasion de manquer une occasion dans le domaine des technologies [sic]. Nos politiques publiques, qu’elles soient françaises ou européennes, n’ont absolument pas pris la mesure des changements en cours et de la dépendance que nous avons créée vis-à-vis d’acteurs extraeuropéens », accuse-t-il.
Le résultat de cet immobilisme est « un état de vulnérabilité technologique » (sic).
« Nous sommes aujourd’hui, nous, Européens (et c’est la première fois dans l’Histoire), la cible de trois empires : Russie, Chine et États-Unis », poursuit Bernard Benhamou.
« La souveraineté numérique est un sujet auquel nous sommes extrêmement attentifs et notre rôle est d’orienter les politiques publiques pour concrétiser cette souveraineté », répond Alexis Bacot, directeur de projets en intelligence artificielle à la DGE (Direction Générale des Entreprises).
Les DSI des grandes entreprises mobilisées, pas les achats
Lors de la conférence « L’État dans le nuage » de la Dinum, la question de la souveraineté numérique était également abordée par Clara Chappaz, et par le Cigref, représenté par son secrétaire général Henri d’Agrain.
« Le commissariat au plan, ce n’est pas un gros mot. C’est être stratège, voir à long terme, mais agir maintenant. »
Davy GayDirecteur Programme IA d'Egis
Dans un rapport du 20 février (« Géopolitique et stratégie numérique – Défis et leviers d’actions pour les entreprises »), l’association ne manque pas de prendre en compte des notions de géopolitique. Pour préserver l’autonomie stratégique, elle préconise notamment une diversification des fournisseurs, ou la promotion des solutions européennes et souveraines.
Henri d’Agrain assure ainsi que la maîtrise des dépendances technologiques est aujourd’hui au cœur des réflexions des membres du Cigref – « même si cela ne se perçoit peut-être pas dans le marché, pour le moment. »
Pour le secrétaire général, il ne s’agit en rien de prôner une « stratégie d’éviction » des hyperscalers et des éditeurs américains. « Elle n’aurait pas de sens. Il n’y a pas de voie pour une autarcie numérique dans le cloud. Ce n’est pas le projet. » En revanche, le Cigref entend « restaurer une forme d’équilibre […] pour que les acteurs puissent disposer d’offres concurrentes et qui répondent à leurs besoins, notamment en matière de lutte contre les verrouillages technologiques » et la protection des données sensibles.
La faute à des offres européennes pas au niveau ?
Le développement d’alternatives européennes est ainsi présenté par Henri d’Agrain comme une solution.
Mais ces alternatives sont souvent jugées insuffisantes par les grands dirigeants. Derniers exemples en date : Veolia et TotalEnergies (deux membres du Cigref).
Lors du même « État dans le cloud » du 18 mars, Julien Largillière, CTO de Veolia, justifiait ainsi la stratégie cloud du groupe depuis 2012 – qui est passée par l’adoption des services AWS, de Google et de Microsoft. « Je serais le premier ravi d’avoir un cloud européen qui répond à la demande, au juste prix, faisant preuve d’innovation », tacle-t-il. « Si Veolia avait la possibilité de migrer certains assets sur un cloud européen, nous pourrions être les premiers clients industriels à le faire », promet-il néanmoins.
« Je serais le premier ravi d’avoir un cloud européen qui répond à la demande, au juste prix, faisant preuve d’innovation. »
Julien LargillièreCTO de Veolia
« Il faut un cloud européen », réagissait quant à lui Patrick Pouyanné de TotalEnergies lors du FIC. OVHcloud, Outscale et autres Scaleways ont dû apprécier. Le PDG juge aussi manquer d’alternatives européennes sur l’IA. De fait, en 2024, l’énergéticien a signé avec Microsoft pour l’acquisition de licences Copilot et Power Platform de Microsoft. Là encore, Mistral ou LightOn ont dû avoir les oreilles qui sifflent.
Sur sa plateforme d’IA générative, Veolia a fait le choix de plus d’autonomie technologique. Julien Largillière confie que la plateforme est bâtie sur des briques open source. Elle est hébergée chez un hyperscaler… mais « elle est portable », assure le CTO.
En matière d’IA, l’expert technique de Veolia défend l’ambition « de rester agnostique » grâce à « des architectures composables et avec une volonté by design de considérer la portabilité ». Une caractéristique favorisée ou permise grâce à » beaucoup d’open source. »
« Si en raison d’une contrainte réglementaire, nous devons déplacer tout un périmètre, toute une application, nous le faisons de manière plus aisée […] Passer d’un hyperscaler américain à un cloud provider européen souverain sera facilité. »
C’est d’ailleurs bien la réglementation – et pas la défense d’une souveraineté numérique ou d’un patriotisme économique – qui semble être la seule à même de motiver un recours plus appuyé à des solutions technologiques européennes, peut-être imparfaites, mais qui pourraient ainsi gagner en maturité et monter en puissance face aux hyperscalers.
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