L’informatique quantique se frotte à la corrosion des avions… sans succès (pour l’instant)
Des chercheurs de Capgemini et d’Airbus ont collaboré pour mieux comprendre la corrosion et l’oxydation du cuivre à l’échelle atomique. L’enjeu industriel est énorme. Mais leurs résultats montrent qu’il faudra encore des avancées (dans le matériel et dans les algorithmes) pour que le calcul quantique soit viable dans ce type de problèmes complexes.
C’est une première. Et c’est une collaboration dont les premiers résultats ont donné lieu à un certain optimisme. Airbus et Capgemini (le Quantum Lab de l’ESN) ont mené des recherches sur la manière dont l’informatique quantique pourrait être appliquée dans un avenir plus ou moins proche pour faire progresser la science des matériaux en général, et la lutte contre la corrosion en particulier.
Mais les conclusions plus détaillées sont également plus mitigées.
La corrosion, 2 500 milliards $ par an
Un des défis sur lesquels se sont penchés les spécialistes des deux groupes est la modélisation des processus, à l’échelle atomique, « qui régissent les réactions de surface dans les environnements métalliques », explique Franziska Wolff de Capgemini Engineering.
« C’est un cas d’école idéal pour la chimie computationnelle quantique (NDR : une discipline qui mélange physique, mathématique et chimie pour simuler le comportement des molécules) », ajoute-t-elle.
La compréhension des processus de la corrosion demeure un domaine important de la recherche sur les matériaux, continue la co-autrice de l’article académique qui a découlé de ces travaux. « Dans l’aérospatiale, la corrosion entraîne souvent une baisse de l’efficacité, une diminution de la durée de vie des avions et une augmentation des coûts de maintenance [et d’arrêt] », liste-t-elle pour illustrer son propos.
Le coût total pour l’industrie serait évalué à plus de 2 500 milliards de dollars par an.
Plongée quantique dans la corrosion
Chimiquement, la corrosion est une des principales réactions qui dégradent les alliages d’aluminium, riches en cuivre, qui sont très utilisés dans l’aéronautique.
Pour bien la comprendre, et la modéliser, la corrosion doit être décomposée finement en différents niveaux, avance Franziska Wolff : microscopique, mésoscopique et macroscopique. Or « la couche la plus difficile à modéliser est l’échelle microscopique. […] Cela est particulièrement vrai pour la réaction de réduction de l’oxygène (ORR), qui joue un rôle essentiel dans la corrosion et dont la mesure expérimentale est notoirement difficile ».
C’est donc sur cet ORR – et dans une plaque de cuivre – que Capgemini et Airbus ont concentré leurs efforts en imaginant une méthode hybride – quantique/classique – pour modéliser l’oxydation.
« Ce travail hybride de calcul quantique était une première », confirme Franziska Wolff. « Capgemini et Airbus ont établi les bases essentielles de l’application du calcul quantique à la modélisation atomistique, mettant en évidence son potentiel », se félicite-t-elle.
Le calcul quantique par encore prêt pour les réactions complexes
Encourageant donc. Mais paradoxalement, l’enseignement principal de l’article scientifique semble être plutôt que l’informatique quantique est loin d’être prête pour ces applications industrielles.
« Des avancées significatives dans le matériel quantique, les algorithmes et les techniques de correction d’erreurs, sont nécessaires pour rendre le calcul quantique viable pour cette classe de problèmes. »
Franziska WolffCapgemini Engineering
Franziska Wolff ne s’en cache pas. « [Cette recherche] souligne que des avancées significatives dans le matériel quantique, les algorithmes et les techniques de correction d’erreurs, sont nécessaires pour rendre le calcul quantique viable pour cette classe de problèmes », concède-t-elle en reprenant l’abstract de l’article sur arXiv.
Dans le détail, les chercheurs ont adopté deux approches : une première qui utilise l’informatique quantique telle qu’elle est aujourd’hui (NISQ), et une seconde qui se projette dans le futur avec des ordinateurs plus stables et performants.
Le cœur du problème de l’ORR est la complexité des interactions entre les électrons à la surface du matériau. On parle de « fortes corrélations électroniques ». Les méthodes classiques, même les plus puissantes, ont du mal à capturer correctement ces effets quantiques. L’informatique quantique, par sa nature même, est théoriquement mieux placée pour gérer ce type de complexité.
En théorie…
L’approche NISQ prend trop de temps
La première approche a utilisé des dispositifs « NISQ », pour « Noisy Intermediate Scale Quantum ». En clair, des dispositifs avec un nombre « moyen » de qubits (Intermediate Scale) et surtout « bruyants » (Noisy), c’est-à-dire sensibles aux erreurs et aux perturbations qui viennent perturber les calculs.
Pour cette approche NISQ, l’étude a utilisé un algorithme hybride classique, le VQE (« Variational Quantum Eigensolver »). Dans la plus pure tradition quantique, les résultats sont encourageants… et décevants en même temps.
Pour simuler des modèles très simplifiés du système chimique – juste 10 électrons dans 6 orbitales – il faut plus d’une minute sans correction d’erreur. Et plus d’une heure en essayant d’appliquer une correction d’erreur quantique (QEC).
L’avantage par rapport à des méthodes informatiques classiques n’est donc pas démontré. Et ce résultat montre surtout les limites actuelles de l’informatique quantique.
Le FTQC promet de faire mieux, mais pas assez
L’étude s’est donc projetée dans le futur, à l’ère FTQC (pour Fault Tolerant Quantum Computing). Autrement dit, l’âge espéré des ordinateurs quantiques tolérants aux fautes.
Cette fois, c’est un algorithme plus « puissant », QPE (Quantum Phase Estimation) qui a été utilisé. En théorie, encore, QPE est plus adapté au problème. Mais il y a un gros « mais ». Quand on se met à estimer les ressources nécessaires pour le faire tourner, les chiffres donnent le vertige.
Pour le même modèle de 10 électrons et 6 orbitales, il faudrait des dizaines de milliers, voire plus de 100 000 qubits physiques (135 000 pour être précis, selon l’article). Or les leaders du marché de l’informatique quantique n’envisagent que 1 000 qubits physiques d’ici 2029, au plus tôt.
Point étonnant, l’immense majorité de ces qubits ne serviront pas au calcul lui-même, mais à la correction d’erreurs.
Pire, même en faisant des hypothèses optimistes sur la qualité des futurs qubits physiques – avec par exemple un taux d’erreur de 10-8 –, les temps de calcul resteraient de plusieurs heures.
Une base essentielle pour le futur du calcul quantique
Est-ce à dire pour autant que tout cela est vain et qu’il faut ranger l’informatique quantique au hangar ?
Pas du tout, répond Franziska Wolff. « Malgré tout, ces travaux établissent une base essentielle pour l’application du calcul quantique à la modélisation de la corrosion. Ils soulignent son potentiel pour relever des défis complexes et pertinents pour les entreprises en science des matériaux ».