IA agentique : ce qui coince dans les entreprises françaises
Le Dataiku Summit Paris 2025 a mis en lumière les enjeux des entreprises françaises en matière d’adoption à l’échelle de l’IA agentique. Si les difficultés ne sont pas nouvelles, ce paradigme les exacerbe.
Une étude du MIT publiée en juillet a fait grand bruit. Le rapport « State of AI in Business 2025 » tend à démontrer que 95 % des 300 projets d’IA générative étudiés n’ont pas passé le cap de la production. Seulement 40 % sont déployés en phase pilote.
Les auteurs du rapport décrivent un fossé : si l’adoption est généralisée chez les employés, la transformation est faible au sein des entreprises. Elles développeraient des « outils statiques qui ne peuvent pas s’adapter aux flux de travail ».
Les éditeurs ont d’abord proposé des outils génériques. Ceux-là passent plus souvent la phase de pilote, observe l’étude. Or, leur facilité d’usage n’est pas forcément synonyme de gains réels. Un rapport du département des affaires économiques britanniques publié au mois de septembre décrit trois mois d’essai de Microsoft Copilot. Les 1 000 utilisateurs ont rapidement pris en main l’outil. Cependant, le document évoque des résultats inconsistants, des hallucinations et des gains de temps limités. Sans nécessairement que cela se traduise par une hausse de la productivité.
Ce n’est pas une réalité dans toutes les organisations. Lors du Dataiku Summit Paris 2025, Su Yang, directeur de l’IA pour les opérations bancaires transactionnelles et l’innovation IT chez BNP Paribas, évoque des retours « très positifs » de la part des 10 000 collaborateurs ayant bénéficié d’une licence Copilot.
Néanmoins, beaucoup de grands groupes ont préféré développer des solutions « maison ». Des « Secure GPT ». Ils doivent éviter le Shadow AI. Ils peuvent être connectés aux bases de connaissances de l’entreprise. Un choix effectué par la banque d’investissement et de financement du Crédit Agricole, CACIB. « Cela permet de beaucoup mieux maîtriser les résultats [des LLM]. Et l’investissement demeure raisonnable », estime Franck Desauty, directeur de l’AI Factory chez CACIB.
Selon les chercheurs du MIT, les gains seraient faibles, car ces assistants « customs » seraient (entre autres) mal alignés avec les flux de travail réels. Certains, dont Veolia et AG2R La Mondiale, les considèrent comme des boîtes à outils à disposition des métiers. À eux de participer à la conception « no-code » des assistants utiles pour leurs besoins et à ceux de leurs collègues.
Le passage des assistants aux agents IA est acté
Les espoirs des organisations résident désormais dans l’IA agentique, un paradigme rendu possible par les modèles dits de raisonnement. « Nous sommes face à une nouvelle génération d’IA capables de raisonner qui, une fois orchestrées, peuvent déclencher des séries d’actions. Ce dernier point est structurant », décrit Raphaël Montbellet, directeur adjoint du programme Data IA Automatisation chez Orange. « Elles doivent s’intégrer aux SI de l’entreprise et apprendre au fur et à mesure ».
Comme dans beaucoup d’autres projets IT, les objectifs sont l’amélioration de la relation client, l’efficacité opérationnelle et la croissance du chiffre d’affaires. Ce sont en tout cas ceux partagés par Orange France, SNCF Voyageurs et le groupe Beaumanoir.
Ces trois entreprises affichent un niveau de maturité similaire.
« À la SNCF, nous faisons de l’IA depuis longtemps », rapporte Thomas Barroca, directeur Data & connaissances clients chez SNCF Voyageurs. « Nous avons des cas d’usage de maintenance prédictive. Nous avons annoncé un partenariat avec Mistral AI. Nous avons notre propre GPT en interne », liste-t-il.
« Chez Orange […], la phase d’expérimentation continue, mais elle est en grande partie derrière nous », affirme Raphaël Montbellet. « Nous sommes véritablement au moment du passage à l’échelle sur un certain nombre de sujets, principalement en matière de relation client ».
« Nous sommes véritablement au moment du passage à l’échelle sur un certain nombre de sujets, principalement en matière de relation client ».
Raphaël MontbelletDirecteur adjoint du programme Data IA Automatisation, Orange
« Nous avons le soutien de la direction qui a pu apprécier les gains du machine learning », déclare Pierre Levard, responsable Data et connaissance client chez Beaumanoir. « Nous avons une équipe dédiée à la genAI. Nous avons déjà des cas d’usage en production ».
D’autres, comme Geodis, Biogaran et la Caisse des dépôts prévoient les déploiements de leurs premiers agents IA en 2026. De manière générale, la plupart des entreprises terminent la modernisation de leur architecture de données. Elles doivent maintenant s’appuyer sur ce socle pour les nouveaux projets d’IA.
Les agents IA exacerbent les difficultés techniques
De fait, à court et moyen terme, les freins sociotechnologiques perdurent.
« Les freins sont un peu toujours les mêmes », commente Amaury Delplancq, vice-président de la région EMEA chez Dataiku auprès du MagIT. « Il y a d’abord la fiabilité des données. Nous connaissons trop bien cette histoire », juge-t-il. « Deuxièmement, il faut interfacer les agents IA avec les processus existants. Troisièmement, il peut y avoir des angles morts quand l’on commence à automatiser certaines choses. Soit parce qu’une partie du processus n’est pas documentée, soit parce qu’il y a des effets de bord », indique-t-il.
Et d’illustrer son propos par un cas d’usage chez un client de Dataiku. Celui-ci a délégué une partie du processus d’achat à un agent IA en dessous d’un certain budget. « Certains métiers ont commencé à découper leurs ordres d’achat pour passer sous le seuil afin de continuer à les gérer manuellement et gagner en agilité ».
« Plus que des freins, ce sont des difficultés ».
Pierre LevardResponsable Data et connaissance client, groupe Beaumanoir
« Plus que des freins, ce sont des difficultés », souligne de son côté Pierre Levard. « Le rapatriement des données en provenance de diverses sources (cloud, SaaS, on premise) s’accompagne d’un temps incompressible, quel que soit le projet d’agents IA », note-t-il. « La cybersécurité est également un enjeu », poursuit-il.
Chez Beaumanoir, les premiers projets en production ont « essuyé les plâtres ». « Nous avons mis en place les bonnes règles, nous nous sommes mis en conformité avec le RGPD ».
« Il y a un enjeu à moyen terme de faire les bons choix. Il faut conserver une forme d’“agnosticité” technologique », note Thomas Barroca. La majorité des porte-parole qui ont témoigné lors du Dataiku Summit Paris partagent ces interrogations.
Si vous vous mettez dans la peau d’un dirigeant aujourd’hui, au vu de l’actualité, faire un choix qui permet de conserver la réversibilité, c’est très important ».
Amaury DelplancqVice-président EMEA, Dataiku
« Rares sont les entreprises qui ont mis 100 % de leurs données chez un seul fournisseur cloud », observe Amaury Delplancq. « Depuis quelques mois les directions générales commencent à évoquer les sujets de souveraineté. Si vous vous mettez dans la peau d’un dirigeant aujourd’hui, au vu de l’actualité, faire un choix qui permet de conserver la réversibilité, c’est très important ».
D’où le déploiement chez BNP Paribas d’une plateforme LLM as a Service hébergée en partie en interne. « Nous avons pris le parti de déployer une plateforme d’IA générative centrale qui met à disposition des LLM principalement issus du partenariat avec Mistral AI et quelques modèles open weight », relate Su Yang. « Les entités peuvent se concentrer sur le développement d’applications métiers. […] Cette plateforme nous permet de passer de l’expérimentation à l’industrialisation des projets d’IA ».
CACIB, elle, préfère pour le moment recourir aux services d’IA générative des hyperscalers.
Le « run » des agents IA, un enjeu autant technique que financier
Il y a aussi des questions sur le modèle économique, rapporte Thomas Barroca.
« Nous suivons les dépenses, mais nous ne les maîtrisons pas encore », ajoute pour sa part Pierre Levard du groupe Beaumanoir. « Si demain un agent est à disposition de 5 000 personnes et qu’il est utilisé de manière simultanée, les coûts seront importants », anticipe-t-il.
D’après ces témoins, les expérimentations ont permis de mieux comprendre le fonctionnement des LLM. Des outils associés. De cibler les cas d’usage les plus pertinents. À ce stade, une nouvelle inconnue pointe le bout de son nez. « Nous avons très peu de recul sur le “run” de ces systèmes-là », remarque pour sa part Raphaël Montbellet. « C’est quelque chose qui nous questionne au niveau des chaînes de soutien ».
« Nous avons très peu de recul sur le “run” de ces systèmes-là ».
Raphaël MontbelletDirecteur adjoint du programme Data IA Automatisation, Orange
Reste la question de l’AI Act. « Nous avons de forts enjeux de responsabilité. Nous devons expliquer ce que nous faisons non seulement aux métiers, mais aussi aux équipes juridiques. Nous retirons les grains de sable qui freinent les projets tout en assurant la traçabilité quand nous serons audités », assure le directeur adjoint du programme Data IA Automatisation chez Orange.
Les représentants de CACIB, eux, évoquent les discussions en cours avec les régulateurs et une politique d’harmonisation des pratiques à l’échelle internationale.
Le défi de la « cohabitation » des métiers avec les agents IA
Au-delà des difficultés réglementaires et techniques, Raphaël Montbellet note que les outils de GenAI induisent des transformations organisationnelles. « Il faut prendre le temps d’accompagner, de donner du sens : ces technologies peuvent changer les gestes métier. Il faut y aller doucement. Expliquer. Il y a aussi une espèce de peur », relate-t-il. « À l’échelle, notre enjeu est de trouver le bon rythme. Il est à géométrie variable en fonction de la maturité de chaque entité ».
Amaury Delplancq évoque, pour sa part, une cohabitation nécessaire entre les humains et les agents IA.
SNCF Voyageurs est concerné. « L’enjeu principal est d’arriver à toucher l’ensemble de l’organisation. Le niveau de maturité n’est pas homogène et nous observons des décalages importants entre les entités », témoigne Thomas Barroca.
« L’enjeu principal est d’arriver à toucher l’ensemble de l’organisation. Le niveau de maturité n’est pas homogène et nous observons des décalages importants entre les entités ».
Thomas BarrocaDirecteur Data & connaissances clients, SNCF Voyageurs
Le déploiement d’assistants et d’IA agentique ne suffit pas. Thomas Barroca insiste sur le nécessaire « accompagnement » et la formation des « clients internes ». Les expérimentations ont pu créer des rituels d’acculturation.
Chez le groupe Beaumanoir, l’acculturation et l’adoption sont portées par des « sponsors » au sein des métiers. « C’est assez simple de déployer et de mettre en production les projets. Ils nous aident à améliorer les agents IA », déclare Pierre Levard.
L’adoption généralisée nécessite, en outre, la formation des équipes IT. À plus long terme, il est nécessaire d’anticiper « la révision des modes d’organisation ». « Beaucoup de tâches vont être automatisées. Cela induit des gains de temps, des activités en moins pour les métiers, mais aussi un accès généralisé aux données qu’il faut maîtriser », note Thomas Barroca. « De nouvelles tâches apparaissent également, notamment dans l’orchestration [des agents IA] ».
Difficile de savoir à quels points les rôles au sein des entreprises seront modifiés. La résistance au changement demeure un concept prégnant. Mais la gestion des coûts, de la conformité et l’orchestration seront humaines, pensent les porte-parole de SNCF Voyageurs, de CACIB, du groupe Beaumanoir et d’Orange.
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