42, l'école de Xavier Niel : la réaction des « autres » formations d'informaticiens

Ne dites plus école, ni informaticien. Mais fondation « 42 » et formation de codeurs, voire développeurs (pour certains au sens d'entrepreneur) du numérique. Comme pour Free dans le secteur du mobile, l'incursion de Xavier Niel dans le domaine de la formation se veut révolutionnaire. L'est-elle vraiment ?

« Nous allons faire le boulot que l'Education nationale ne fait pas. » Volontairement provocateur, le propos de Xavier Niel et comparses, lors de l'annonce de leur dispositif de formation de développeurs baptisé « 42 », n'est pas si loin de celui que tiennent les enseignants-chercheurs en informatique. Qui, de longue date, déplorent les carences de l'enseignement de l'informatique. Non pas de leur fait, au niveau de l'enseignement supérieur, mais en amont, au lycée et collège. 

Les détails de l'opération 42, largement médiatisés ce mardi 26 mars, jouent à tous égards la carte du non-conformisme: formation gratuite mais relevant d'une structure privée ; accès aux passionnés (les « born2code ») de 18 à 30 ans, avec ou sans le bac; pédagogie ouverte, sans cours, sur fond de projets collaboratifs et d'apprentissage en situation ; sans délivrance d'une quelconque certification au terme des trois ans de formation (ou cinq ans selon le cas), si ce n'est la reconnaissance par les pairs et … par un employeur. Un positionnement décalé, donc, sauf que sur le volet pédagogique, le projet surfe à la fois sur les préjugés concernant l'université tour d'ivoire, étrangère au monde de l'entreprise, et sur l'expérience de ses cadres Nicolas Sadirac (directeur de 42), Kwame Yamgnane et Florian Bucher (directeurs adjoints), transfuges de l'école d'informatique Epitech (école du groupe Ionis, de même que l'école d'ingénieurs Epita). 

Faire bouger les lignes 

« Ce projet qui se veut en rupture, nous le prenons comme une sorte d'hommage aux innovations pédagogiques de nos écoles, que Xavier Niel venait chercher chez nous en disant que l'on formait exactement les professionnels qu'il recherchait », s'amuse à constater Fabrice Bardèche, vice-président exécutif du groupe Ionis. Et de lister le principe de l'enseignement pair-à-pair rompant avec les pratiques de professeur à élève, la pédagogie par projet, l'insistance mise sur l'esprit d'entreprendre et l'innovation qui font partie de l'ADN d'Epita/Epitech. De même que le principe d'immersion (la « piscine » ou session intensive de programmation, 15h par jour) par lequel l'opération 42 sélectionnera cet été, parmi les 4000 candidatures escomptées, les 1000 élus de la première promo prévue pour novembre 2013.

« Faire bouger les lignes, ça a du bon », avance également David Brun, directeur du développement économique de l'école d'ingénieurs Isen (école supérieure de l'électronique et du numérique). Et d'ajouter : «former des développeurs iconoclastes, jouer sur le côté « fun » du campus ouvert 24h/24, attirer des non bacheliers, ce sont des idées qui méritent d'être creusées. » Surtout quand les employeurs sont eux aussi demandeurs : « cette année encore, nous recevons six offres d'emploi par élève-ingénieur .» Tout en insistant sur le fait que l'ambition de former des codeurs – comme l'annonce le projet 42 – n'entre pas en concurrence avec celle de préparer des ingénieurs. Et que la formation d'un informaticien ne s'arrête pas au codage, loin s'en faut.

Apprendre à coder à 12 ou à 14 ans ? 

Même écho, nuancé, du côté de l'universitaire Colin de la Higuera, professeur et directeur-adjoint du laboratoire d'informatique de Nantes (Lina), président de SIF (Société informatique de France, ex-Specif), l'association des enseignants-chercheurs en informatique des universités et écoles rattachées : «S'il s'agit de tirer la sonnette d'alarme sur le manque de développeurs, en France comme en Europe, on peut comprendre que les industriels s'agacent de l'immobilisme des autorités et lancent des initiatives. » L' autre constat qui l'incite à trouver un sens au coup de force de Xavier Niel et comparses est la réticence – bien française – à démystifier la programmation. «Est-il besoin d'avoir un bac+3 pour s'y mettre, alors qu'ailleurs, au Royaume-Uni par exemple, on se demande si le bon âge est 12 ou 14 ans », lâche le professeur. 

Pour les universitaires, le problème se situe clairement en amont. « Des impasses ont été faites, en croyant pouvoir faire l'économie de professeurs spécialisés dans les lycées et collèges, autres que des prof de maths ou de techno dévoués. Et encore aujourd'hui, on préfère parler de former au numérique, concept flou, plutôt qu'utiliser un mot qui fâche, comme l'informatique, en tant que science », constate Colin de la Higuera. Sauf que, rappelle-t-il, «penser que face au manque de développeurs, toute initiative pédagogique est bonne à prendre, peut aussi être un piège ». 

Des cursus tournés vers l'emploi 

Faire passer l'apprentissage de l'informatique (pardon, du numérique!) par une vision strictement technologique, et une approche projet, ne donne pas forcément l'assurance de savoir s'adapter à moyen et long terme, face à l'évolution des technologies. « Il y a de très bons contre-exemples. Mais la situation de l'emploi des informaticiens montre que, même si le diplôme n'est pas une garantie en soi mais au mieux le signe d'une formation de qualité reconnue, faute de bases solides et d'une formation continue pour y pallier, les non diplômés sont les plus touchés par le chômage, comme l'a analysé le Munci », relate Colin de la Higuera. 

Comme Fabrice Bardèche (groupe Ionis) ou David Brun (groupe Isen), le professeur d'université retient qu'en définitive, le projet 42 ne joue pas dans la même cour que les cursus diplômants … qui sont tout autant tournés vers l'emploi. Qu'afin de justifier son coup de pied dans la fourmilière, le dirigeant de Free s'en tient aux préjugés habituels sur les universités bridées dans leurs relations avec les entreprises. Et ce, en passant un peu vite sur le fait que les jeunes formés en IUT, BTS informatique et autres cursus professionalisants (jusqu'à bac+5), n'ont guère de mal à trouver un point de chute. Et de rappeler que l'apprentissage en mode projets, de même que des partenariats entreprises-formations, sont désormais pratique courante, y compris dans les cursus traditionnels. Même s'il est de notoriété qu'à l'université, « on ne code pas assez ». 

Reste l'argument de la gratuité et de l'ouverture aux exclus du « système ». Qui soulève la question du modèle économique et de la viabilité du projet (sans même parler de pérennité) qu'abonde, selon ses dires, la fortune personnelle de Xavier Niel. Avec 20 millions d'euros pour le lancement (achat et équipement du bâtiment inclus), un montant de 50 millions projeté pour dix ans, peut-on faire fonctionner une structure qui forme 1000 jeunes par an ? Et la faire vivre seulement en cherchant à faire coup double ou triple : se constituer un vivier de développeurs pour son écosystème d'opérateur et une annexe de sa R&D à bon compte (comme d'autres industriels le font, mais en faisant peut-être moins de tapage) et entretenir sa marque ?

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