Ordinateur quantique : la France se dote d’une plateforme hybride
Opérée depuis le CEA, cette plateforme mixe supercalculateurs et embryons de technologies quantiques pour mobiliser dès à présent les chercheurs, les startups et les industriels autour d’un enjeu de souveraineté technologique.
Pile un an après le lancement du Plan Quantique par Emmanuel Macron, la France se dote d’une première plateforme de calcul quantique « hybride ». En l’occurrence, cette plateforme, physiquement implantée à Saclay, au Très Grand Centre de Calcul du CEA DAM, a pour objectif de fédérer tous les développements quantiques du pays, et même d’Europe. Les chercheurs, les startups et les industriels de toutes tailles sont respectivement invités par les ministères de l’Enseignement supérieur, de l’Économie et des Armées à venir y exécuter leurs codes quantiques. Ou, du moins, à se servir de la plateforme pour identifier, développer et tester de nouveaux usages.
Relevant d’un investissement public de 70 millions d’euros (sur le milliard d’euros du plan quantique apporté par l’État), plus, à terme, 100 millions d’euros de fonds privés (sur les 800 millions d’euros d’apports privés du plan quantique), cette plateforme est un embryon d’informatique quantique. Il s’agit plus exactement des ressources en supercalcul tout à fait traditionnelles du CEA, conjuguées, tantôt, avec le simulateur quantique d’Atos, tantôt, avec les deux processeurs quantiques à 100 qubits de la startup française Pasqal, née au sein de l’institut d’optique de Palaiseau.
L’objectif est de préparer le terrain en attendant que l’ordinateur quantique devienne une réalité. Basé sur la mécanique particulière qui se joue entre les particules à l’échelle subatomique – notamment que l’information se téléporte entre deux particules intriquées –, l’ordinateur quantique promet de résoudre certains processus bien plus rapidement que les ordinateurs classiques. On attend de lui qu’il sache automatiquement combiner un problème avec la solution qui y répond le mieux, là où un ordinateur classique doit tester une à une toutes les possibilités avant de trouver la bonne.
Problème, chaque laboratoire qui planche sur la mise au point de l’ordinateur quantique a sa propre recette pour y parvenir, de la soupe de particules cryogénisées au nuage d’éléments chimiques bombardés au laser. Les avancées des uns ou des autres conditionneront la manière dont on programmera demain l’ordinateur quantique. À l’heure actuelle, le flou total règne, mais les enjeux sont critiques : l’État qui maîtrisera le premier un calculateur quantique saura déchiffrer les communications des autres, trouvera la meilleure stratégie militaire en un battement de cils et déterminera pour le reste de la planète les composés chimiques qui sauvent des vies ou les annihilent.
La France mobilisée dans une stratégie de souveraineté
« Personne ne comprend l’informatique quantique à part les spécialistes. Mais il y a quelque chose que tout le monde comprend : ce à quoi l’informatique quantique va nous servir. Le quantique présente un intérêt stratégique pour la sécurité des Français », a lancé Florence Parly, la ministre des Armées, lors de l’inauguration de la plateforme.
« Ce que le président Macron a présenté il y a un an, c’est un plan ambitieux pour notre souveraineté. Nous avons mis en place un fonds Innovation Défense qui doit servir trois enjeux pour nos armées : nous doter de capteurs quantiques qui apporteront des précisions inégalées pour la navigation et la détection, obtenir un très haut niveau de sécurité pour nos équipements de communication et savoir traiter très rapidement des milliards de données à des fins de renseignement. »
« Ces projets militaires auront des retombées civiles. La plateforme que nous lançons aujourd’hui mettra l’ordinateur quantique à la disposition d’une large communauté de chercheurs, de startups. Nous participons ici à la création d’une filière quantique souveraine », a-t-elle ajouté.
Frédérique VidalMinistre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation
« Qu’il s’agisse des capacités de calcul, de communication, de métrologie, le quantique doit nous permettre de déboucher sur des applications quantiques d’ici à 5 ans. Cette infrastructure quantique installée en France a vocation à aboutir à un cloud quantique européen. Cette plateforme est un message que nous envoyons à notre jeunesse, la vision d’une France et d’une d’Europe confiantes dans la science et la technologie pour améliorer la vie et résoudre les grands enjeux de notre temps », a dit Frédérique Vidal, la ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, lors de l’événement.
« Le quantique peut paraître ésotérique. Mais le fait même que le Président de la République ait pris position est révélateur de l’ambition française en matière de conséquences économiques, de progrès (médecine, environnement…) », a pour sa part indiqué Cédric O, le Secrétaire d’État chargé du Numérique, au sein du ministère de l’Économie, des Finances et de la Relance.
L’hybridation pour donner un peu de concret au cheminement vers le quantique
Cédric O est entré plus dans les détails de l’hybridation. « Le calcul quantique pose deux questions : quelles technologies vont s’imposer in fine ? Pour l’heure, dans l’attente d’une réponse, il importe de pouvoir hybrider ces technologies entre elles. L’autre question, c’est l’hybridation du quantique avec le calcul traditionnel. Il importe de les mixer compte tenu de la diversité des cas d’application. Ce sont ces deux points que doit permettre de résoudre cette plateforme de calcul. »
En fait, cette hybridation entre calcul quantique et supercalculateur traditionnel serait stratégique à la fois d’un point de vue technique, mais aussi sur le plan économique.
« Le défi de la mise au point de l’ordinateur quantique, c’est de parvenir à faire fonctionner ensemble plus de qubits pour que ce soit intéressant et, surtout, de parvenir à avoir des qubits de qualité, c’est-à-dire des particules qui ne perdent pas leurs propriétés quantiques avant la fin de l’exécution d’un algorithme. Mais, avant cela, il y a un autre problème technique : il faut connecter l’ordinateur quantique aux besoins des utilisateurs », fait remarquer Iordanis Kerenidis, chercheur en algorithmes quantiques au CNRS.
Iordanis KerenidisChercheur en algorithmes quantiques, CNRS
« C’est-à-dire que nous avons besoin d’un middleware pour programmer des applications. Et nous avons besoin d’applications pour entrer les besoins à résoudre. Pour parvenir à cela, il ne faut pas considérer que l’ordinateur quantique va remplacer les supercalculateurs. Il faut considérer que le quantique étendra les supercalculateurs », précise-t-il.
« Pour l’instant, nous avons des compilateurs vraiment rudimentaires pour compiler des codes quantiques. À cela vous rajoutez la latence d’une informatique hybride. C’est-à-dire que nous n’avons pas non plus de système d’exploitation qui gère les échanges entre les ordinateurs quantiques et classiques. Rien n’est automatique, tout est à inventer. Et puis, quand les ordinateurs quantiques seront opérationnels, il faudra être capable de les faire communiquer entre eux. Nous en sommes très, très loin », abonde l’américain Bert de Jong, chercheur en informatique au Département de l’Énergie des USA, qui suit de très près les progrès de la plateforme française.
« Pour avancer utilement vers le quantique, l’enjeu serait de pouvoir ajouter un accélérateur quantique comme on ajoute un GPU aux supercalculateurs. Mais nous en sommes encore loin. Bien sûr, nous devons développer les logiciels qui vont faire l’interface entre les serveurs classiques et les ordinateurs quantiques. Mais il y a aussi quantité de contraintes physiques à résoudre : les datacenters dans lesquels nous opérons nos supercalculateurs sont pleins de poussière, pleins de chaleur, autant de choses qui ne plaisent pas aux ordinateurs quantiques », illustre Jacques-Charles Lafoucrière, chef du programme Numérique Intensif au CEA.
L’enjeu de fédérer tout le monde dans la même direction
Sur le plan économique, l’hybridation entre quantique et supercalculateur présente des avantages très concrets, selon les représentants des groupes privés présents à l’événement. Pour EDF, par exemple, il s’agit d’éviter la rupture avec les investissements précédents.
« Nous évaluons le quantique pour la simulation et la résolution de problématiques industrielles. Mais nous avons bien compris que le quantique n’a rien à voir avec le calcul classique. Donc, nous devons investir dans une expertise nouvelle, qui n’est même d’ailleurs pas encore disponible sur le marché. Vis-à-vis de nos actionnaires, nous avons besoin de montrer que nous opérons une transition douce entre nos investissements actuels en supercalcul et nos investissements futurs en quantique », explique Stéphane Tanguy, le patron d’EDF Labs, la branche R&D d’EDF.
Pour Atos, fournisseur de supercalculateurs, l’hybridation est là clé pour inscrire le quantique comme une évolution du catalogue plutôt que laisser penser qu’il s’agirait d’une technologie concurrente.
Thierry ColetteDirecteur Information, Science & Technology, Thalès
« Le problème avec les supercalculateurs est que nous avons de plus en plus de mal à faire croître leur puissance, à cause des microprocesseurs que nous utilisons et qui évoluent de plus en plus lentement. Dans ce contexte, le quantique est une alternative rationnelle pour continuer notre activité commerciale. Notre stratégie consiste donc bien à terme à accélérer les supercalculateurs avec des modules quantiques comme nous les accélérons aujourd’hui avec des GPU », confie Philippe Duluc, le directeur technologique d’Atos.
Pour Thalès, enfin, une plateforme hybride doit surtout servir à poser dès aujourd’hui des standards industriels, à fédérer les compétences de manière cohérente, bien avant que l’ordinateur quantique lui-même n’existe.
« Nous travaillons sur des systèmes critiques pour la Défense. Notre problématique, c’est l’optimisation des signaux. Nous avons besoin de bibliothèques spécifiques qui nous permettent de piloter des flottes de machines sans avoir besoin d’un algorithme par catégorie de produits. Et nous attendons un écosystème solide pour adresser les défis qui se présentent », détaille Thierry Colette, le directeur Information, Science & Technology de Thalès.
« Nous avons besoin de compilateurs, nous avons besoin de jeunes chercheurs pour les mettre au point. Nous voulons être sûrs que nous allons tous dès à présent dans la même direction, que nous allons vers la standardisation. Nous voulons avoir la garantie que le quantique nous apportera des choses qui soient reproductibles », conclut-il.
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