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La Cour des comptes pointe les lacunes de l’IA au ministère de l’Économie et des Finances

Depuis 2015, 35 projets d’IA ont été menés à Bercy, relève la Cour des comptes. Mais ils sont très concentrés, les savoirs sont peu réutilisés, et certaines directions seraient à la traîne. L’absence de pilotage ministériel freinerait également les expérimentations.

La France veut être un pays qui compte sur l’IA dans la scène internationale. C’est le message martelé ces dernières années par le président Emmanuel Macron qui a nommé une secrétaire d’État sur ce sujet (en plus du numérique), Clara Chappaz. Le Sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle, va dans le même sens. Et les initiatives pour appliquer ces technologies dans le secteur public aussi.

Si l’État peut tenter d’orienter et de soutenir le développement de l’IA dans le secteur privé, il peut influer plus directement sur le secteur public. Mais où se situe le pays en matière d’adoption ? Ces technologies contribuent-elles vraiment à l’action et aux finances publiques ? En clair, les actes sont-ils à la hauteur des déclarations et des ambitions ?

Pas de révolution de l’IA publique en France

Un rapport de 2022 du Conseil d’État concluait à une très large sous-exploitation de l’IA dans le secteur public. Une spécificité française ? Pas vraiment. Comme ses voisins européens, la France « ne vit pas une révolution de l’IA publique », notaient les auteurs.

Les services de l’économie et des impôts semblaient néanmoins se démarquer. L’audit mené en octobre 2024 par la Cour des comptes permet d’examiner de plus près cette hypothèse. Mais d’emblée, les rapporteurs nuancent les bénéfices de l’IA et de la démarche déployée par le ministère de l’Économie et des Finances.

Actif, le ministère l’est donc depuis plusieurs années déjà. Depuis 2015, 35 projets d’IA ont été menés, dont 5 destinés à faire baisser les dépenses. Le « Minefi » est toutefois une grande maison et la dynamique IA est loin d’y être homogène.

Certaines directions demeureraient à la traîne. Et l’absence de pilotage ministériel freinerait les expérimentations, observent ainsi les magistrats de la Cour des comptes. En conséquence, les usages de l’IA s’avèrent très concentrés.

Des projets concentrés entre les mains de quelques directions

Ainsi, la DGFiP et l’agence pour l’informatique financière de l’État (AIFE) « regroupent la moitié de ces systèmes et 95 % des moyens mis en œuvre pour leur développement. » D’autres entités, dont la direction générale du Trésor et la direction du budget, se montreraient en revanche très en retrait.

En vérité, ces directions « ne portent actuellement aucun projet d’utilisation de l’IA, en dépit du potentiel de ces technologies », constate la Cour des comptes.

Au total, huit directions et services du Minefi recourent à l’IA.

Des dispositifs pourraient pourtant être activés pour financer des projets. Problème, ils demeurent peu connus et peu mobilisés. C’est le cas par exemple du FTAP, le Fonds pour la transformation de l’action publique.

Doté « de ressources financières importantes (330 M€ pour la période 2023-2025) », il peut être mobilisé pour cofinancer certains projets d’IA. De fait, 18 projets recourant à l’intelligence artificielle sont cofinancés grâce au FTAP… dont 6 à l’Économie.

La Cour des comptes chiffre le coût total de développement de ces 18 projets à 300 millions d’euros, dont 164 millions pris en charge par le Fonds de l’État. Avec 35 systèmes d’intelligence artificielle recensés fin 2023, le ministère français n’est donc pas inactif. Tous n’affichent cependant pas le même niveau d’avancement.

Précisons que parmi ces SIA, 13 étaient déployés et exploités fin 2023. S’y ajoutaient 8 autres en cours de développement. Et signe de l’intérêt de l’État pour ces technologies, 14 systèmes d’IA supplémentaires étaient envisagés ou faisaient l’objet d’une étude de faisabilité, chiffre le rapport.

La lutte contre les fraudes largement privilégiée

Mais quid des usages ? Ces « outils sont utilisés dans des domaines variés pour des tâches qui concernent aussi bien les relations externes que les fonctions support de l’Administration. » Les rapporteurs, comme leurs homologues du Conseil d’État, pondèrent néanmoins la « relative diversité » des finalités poursuivies.

La lutte contre les fraudes et l’exécution de la dépense publique sont prépondérantes parmi les applications d’IA du ministère. En effet, les fraudes (fiscalité, douanes, droit de la consommation) et le blanchiment regroupent 16 systèmes d’IA sur 35, soit 46 % du total.

Cet état des lieux peut bien sûr s’expliquer par « l’importance de ces missions », mais pas seulement. Pour les auteurs, le bilan révèle aussi « la capacité très inégale des différents services à évaluer et à mobiliser le potentiel de l’IA pour leurs missions. »

Or, « les technologies d’IA présentent un potentiel qui mérite d’être évalué » pour d’autres missions. Les modèles de classification ou de prédiction présentent un intérêt pour la DG Trésor et son travail d’élaboration des prévisions de conjoncture économique.

Les systèmes d’IA pourraient également contribuer à optimiser certaines tâches relevant des fonctions supports (gestion de la paie, code informatique…), suggère le rapport.

Apprentissage supervisé ou semi-supervisé pour 26 des 35 IA

En ce qui concerne les technologies exploitées, le constat est globalement encourageant. Les IA au ministère ne souffrent pas d’obsolescence.

Outre le fait d’être « diversifiées », les technologies mises en œuvre dans le cadre des projets sont « associées aux dernières générations d’IA ». D’ailleurs, la Cour des comptes juge que « les aspects technologiques sont maîtrisés. »

Les équipes du ministère utilisent et expérimentent trois typologies d’IA : traitement naturel du langage (NLP), classification et prédiction (par clustering ou par régression), et analyse d’images par réseaux de neurones.

En matière d’entraînement, l’apprentissage supervisé ou semi-supervisé constitue la norme. L’approche basée sur des données labellisées et qualifiées concerne 26 programmes sur 35. Seuls 4 reposent sur un apprentissage non supervisé et trois sur l’apprentissage profond ou le deep learning.

La diversité technologique relevée par le rapport se retrouve au niveau de la DGFiP – direction qui fait référence sur l’usage de l’IA au ministère. Pour le projet « Foncier innovant », elle a ainsi recours à de la reconnaissance d’images.

Des IA prédictives sont mobilisées dans le cadre des projets Ciblage de la Fraude et Valorisation des Requêtes et Valorisation des cessions foncières. La DGFiP a également fait ses débuts dans l’IA générative pour ses initiatives Assistance métiers juridiques et Econtact GMBI.

Des économies « avérées », mais « moins importantes qu’estimées »

Quid à présent des coûts, des économies et des gains générés par les SIA ?

Si les auteurs jugent les économies « avérées », ils ajoutent qu’elles sont « moins importantes qu’estimées initialement. »

Cinq projets de la DGFiP et l’AIFE – entre 2015 et 2021 – avaient pour objectif de réduire les dépenses budgétaires grâce à l’IA. Les directions se sont d’ailleurs engagées à réaliser 61 millions d’euros d’économies en année pleine, selon un calendrier déterminé. Problème, le compte n’y est pas.

En 2022, le recours aux cinq systèmes d’IA concernés avait généré 20,4 M€ d’économies contre 46,6 M€ attendus pour cet exercice. La Cour des comptes explique cet écart par un suivi incomplet. En effet, aucune donnée chiffrée n’a été communiquée au sujet du projet Foncier Innovant.

Mais si les résultats sont inférieurs aux attentes, c’est aussi en raison d’hypothèses budgétaires « parfois [trop] optimistes. » La DGFiP est notamment épinglée pour sa méthode de calcul des effets budgétaires, qualifiés d’élevés et peu justifiés.

La finalité d’une IA peut aussi consister à dégager des gains de productivité. Sur ce point, le rapport note que les systèmes l’améliorent, mais ne permettent pas nécessairement de libérer des emplois.

L’IA a des effets ambivalents sur les tâches et le rythme de travail

Sur la qualité de vie au travail des agents, le bilan est là aussi contrasté. « Le recours à l’IA a des effets ambivalents sur la nature des missions confiées aux agents et sur leur cadence de travail », est-il observé. La promesse répétée de la disparition des tâches répétitives ne se concrétise pas nécessairement.

« L’IA peut libérer les agents de certaines tâches à faible valeur ajoutée, mais accroître à l’inverse des tâches répétitives telles que la relecture des propositions de la machine », précisent ainsi les auteurs.

D’autres écueils ou lacunes sont à prendre en compte. Un service transverse au sein du ministère – doté des attributions nécessaires pour accompagner et orienter les projets d’IA – fait défaut. Et le défaut de pilotage ne se situe pas uniquement à ce niveau. Dans le domaine de la maîtrise des risques liés au recours à l’IA, une ligne politique et des règles manqueraient.

Si certains risques « semblent, à ce stade, maîtrisés », ce n’est pas le cas pour tous. Les rapporteurs pointent en particulier les enjeux de l’IA en matière d’éthique, de ressources humaines et de coût écologique.

Une instance de pilotage ministériel

Le rapport souligne en outre les risques liés aux biais – notamment d’automatisation – « qui consistent à accorder un crédit excessif aux machines au détriment du jugement individuel des utilisateurs. » Mieux informer et accompagner les utilisateurs permettrait de les atténuer.

En ce qui concerne les enjeux en matière de ressources humaines, ils sont là aussi peu abordés, car « pas suffisamment documentés dans les projets » et « quasiment pas traités par les instances de dialogue social du ministère. »

Pour les rapporteurs, un pilotage ministériel s’avère clairement « nécessaire pour maîtriser les risques éthiques et évoluer vers une IA de confiance ». Cette carence limiterait grandement l’expérimentation de l’IA « sur l’ensemble des processus » pour lesquels elle présente un intérêt potentiel.

« Tout en préservant les logiques ascendantes, qui permettent aux directions de tester la validité du recours à l’IA au plus près de leurs besoins, une instance de pilotage ministériel est nécessaire pour garantir une réponse cohérente, efficiente et durable à l’ensemble de ces enjeux » à l’échelle du ministère, préconise donc le rapport.

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