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Cloud et IA dans le secteur public : instruments de souveraineté

La géopolitique remet au goût du jour la quête de souveraineté, notamment au sein du gouvernement. Dans ce cadre, Clara Chappaz a détaillé les actions de la France sur le cloud et l’IA. Alain Droniou de l’AMIAD a par ailleurs souligné l’importance de ne pas se focaliser sur les seuls GPU.

« Qui dit cloud, dit aussi souveraineté », déclarait le 18 mars Clara Chappaz, ministre déléguée chargée de l’intelligence artificielle et du Numérique. Car selon la membre du gouvernement, la France « porte une voix importante » sur la question de la souveraineté, voire « de leader ».

Mais depuis ce discours à la 3e édition de la conférence « L’état dans le nuage », les signatures de contrats de l’Éducation nationale et de Polytechnique avec Microsoft sont venues brouiller le message.

Sous la même présidence d’Emmanuel Macron, l’hébergement du Health Data Hub avait déjà été confié à Microsoft. C’est à présent l’entrepôt européen de données de santé, EMC2, porté par le HDH pour le compte l’Agence européenne du médicament, qui est voué à adopter les services Azure.

Changement de discours et de perception sur le cloud souverain

Au moins dans le discours, donc, la souveraineté est de retour. Pour Clara Chappaz, « les tensions géopolitiques que nous connaissons nous obligent à nous interroger sur la souveraineté de nos données et donc sur la souveraineté de notre hébergement. »

La ministre déléguée constate « un changement de discours et de perception » à l’égard du cloud souverain en Europe, mais regrette qu’une part minime des dépenses cloud aillent aux offres SecNumCloud (qui, notera-t-on tout de même, ne sont pas les seules à être souveraines – être de capitaux européens sur une infrastructure européenne est suffisant).

Pour concurrencer les hyperscalers, dans le cloud et dans l’IA, Clara Chappaz prêche pour une logique de développement « d’une offre européenne du cloud » et de l’écosystème industriel (une volonté également affichée par le projet Eurostack). La politique menée au travers de la stratégie nationale pour le cloud viserait justement à soutenir ces offres locales et leur « mise à niveau des fonctionnalités ».

Des actions « essentielles » pour garantir un marché cloud ouvert

Clara Chappaz revendique également le rôle joué par la France pour la prise en compte du cloud dans le DMA et dans un Data Act « ambitieux ». « Nous avons même anticipé son entrée en vigueur avec des missions spécifiques confiées à l’Arcep sur la portabilité et l’interopérabilité en matière de cloud. »

Ces actions sont « essentielles pour garantir un marché ouvert » alors que les hyperscalers auraient tendance à le fermer avec les crédits cloud (pointés du doigt dans un rapport de 2023 de l’Autorité de la concurrence).

Deux ans plus tard, les crédits cloud sont toujours là. La position dominante des hyperscalers en Europe aussi. Le levier de la régulation tarde à produire des résultats tangibles.

De fait, il ne peut être le seul mode d’action, reconnaît Clara Chappaz. « Créer cet espace concurrentiel, c’est une première étape, mais il faut aussi accompagner nos acteurs à développer des offres toujours plus performantes. »

La doctrine cloud de l’État aidera, assure-t-elle. La commande publique doit participer à ce soutien. Tout en se défendant de toute idéologie (protectionniste ou autre), la ministre appelle les Administrations et les entreprises à tenir compte de la portée économique de leurs décisions IT.

« Quand on décide de se tourner vers une solution non européenne, ce n’est pas mal en soi. Mais je pense qu’il faut prendre conscience que l’argent que l’on dépense va soutenir des offres qui ne soutiennent pas le développement économique du cloud dans notre pays », tacle-t-elle.

La commande publique pour agir et un nouvel état d’esprit

Et si l’État et le public commençaient par s’appliquer cette idée – ce qu’ils n’ont pas fait avec le HDH, à Polytechnique, ou plus récemment dans le Gard ?

Clara Chappaz juge en tout cas nécessaire de « se montrer plus stratégique » dans l’utilisation de la commande publique au profit de services européens. « Ce ne doit plus être un tabou […] Nos concurrents valorisent plus que jamais leurs propres solutions. »

La responsable de l’IA et du numérique au gouvernement plaide donc pour « un même état d’esprit » et la transposition de pratiques d’achat comparables. « Nous avons tous une responsabilité qui est, parfois, de choisir une option qui n’est peut-être pas la plus évidente, mais est la plus conforme à nos valeurs politiques ».

Si Clara Chappaz insiste tant sur les enjeux de souveraineté dans le cloud, c’est qu’elle conditionne une autre souveraineté : celle de la France dans l’IA. « Il n’y a pas d’IA sans cloud, sans infrastructures solides, performantes et souveraines », insiste-t-elle.

D’ici Vivatech, le gouvernement prévoit de construire des feuilles de route dans chaque ministère sur le développement de l’IA dans l’ensemble des métiers. Sous 12 mois, chaque agent devra être doté d’un outil conversationnel.

« Cet objectif ne sera pas possible sans une accélération de notre politique d’infrastructure numérique », prévient la ministre. D’où l’investissement de 109 milliards d’euros annoncé par Emmanuel Macron lors du Sommet pour l’action de l’IA.

Mais là encore, la souveraineté paraît avoir été (un peu) délaissée dans ce « Stargate à la française », au bénéfice de l’argument de l’attractivité vis-à-vis des investisseurs étrangers. Certes, Mistral AI est un apporteur de capitaux, mais les plus grands investisseurs sont originaires des Émirats arabes (30 à 50 mds €) et du Canada (20 mds €)… avec le risque de créer de nouvelles dépendances technologiques, comme celles qui existent aujourd’hui à l’égard des États-Unis.

Bâtir des infrastructures cloud pour prendre « à toute vitesse » le virage de l’IA

Clara Chappaz préfère voir dans ces 109 milliards le moyen « de bâtir les infrastructures nécessaires pour prendre le virage de l’IA à toute vitesse ».

Alain Droniou, sous-directeur technique de l’AMIAD, la fraîchement créée Agence ministérielle pour l’intelligence artificielle de Défense (AMIAD), ajoute un élément important. En matière d’IA, et surtout de capacités de calcul, la souveraineté est complexe à construire.

La complexité s’explique par la domination de NVIDIA dans la production de GPU, incontournables pour l’entraînement des modèles d’IA.

L’Europe peut se targuer d’avoir ASML, le fabricant hollandais de 80 % des équipements essentiels à la production des puces électroniques. Mais sur les processeurs eux-mêmes, l’Europe est quasiment inexistante. Plus de 90 % des parts de marché des GPU sont entre les mains de NVIDIA. Et c’est le Taiwanais TSMC qui est en position de monopole sur le marché des puces. Et pour ne rien arranger, c’est en Chine que se concentre la production des terres rares.

En résumé, la capacité à accéder aux GPU dépend « du bon vouloir des Américains. Nous n’y changerons pas grand-chose à court terme », prévient Alain Droniou. Et après ? « À moyen terme, des actions sont en cours au niveau européen », comme avec le Chips Act.

Autre initiative : le projet DARE (Digital Autonomy with RISC-V in Europe) vise à renforcer les capacités de calcul haute performance de l’Europe sur la base de l’architecture ouverte RISC-V. « Mais ce n’est pas demain que nous aurons les retombées », avertit là encore Alain Droniou.

La Défense avance sur l’IA pour peser demain sur la souveraineté

Il faut donc faire avec, sous peine de louper le train de l’IA. Pour le ministère des Armées, « la maîtrise ou la souveraineté totale de la chaîne d’approvisionnement » ne peut être une condition au lancement des développements en IA. « Nous avons besoin d’avancer, cela suppose de faire avec les meilleures technologies dont on peut disposer aujourd’hui », déclare le membre de l’AMIAD.

Néanmoins, le ministère peut conserver la maîtrise sur d’autres éléments, à commencer par les modèles et les données. « Il est hors de question d’envoyer des données secrètes chez un hyperscaler. »

À cette fin, l’Armée a donc l’obligation de se doter de clusters de calcul « aptes à manipuler et entraîner des modèles sur des données classifiées. » L’entrée en service de ces ressources est prévue pour le 2e semestre 2025.

« L’enjeu pour nous, au ministère de la Défense, c’est d’aller vite pour maîtriser la technologie à l’état de l’art et être capables de comprendre ce dont on a vraiment besoin pour gagner en souveraineté demain, c’est-à-dire d’orienter les développements des puces », remet en perspective Alain Droniou.

Le hardware, l’arbre qui cache la forêt de la souveraineté

« L’enjeu, ce n’est pas tant de faire le hardware, mais aussi de développer le logiciel qui va permettre de l’utiliser efficacement. »
Alain DroniouSous-directeur technique, AMIAD

La souveraineté passe aussi par le middleware (la couche logicielle pour l’exploitation des GPU).

« L’enjeu, ce n’est pas tant de faire le hardware, mais aussi de développer le logiciel qui va permettre de l’utiliser efficacement », souligne le sous-directeur technique de l’Agence, qui pour l’illustrer cite les travaux menés par les Chinois sur Deepseek v3.

« Il n’y a pas une rupture technologique derrière ce qu’ont fait les Chinois. Ce qu’ils ont fait, c’est un très bel effort d’ingénierie pour optimiser les entraînements », analyse-t-il. NVIDIA lui-même consacre une grande partie de ses investissements au logiciel.

La France et l’Europe ont donc elles aussi intérêt à investir dans cette couche logicielle. « Au niveau français, nous avons des initiatives très intéressantes, pilotées notamment par le CEA avec le projet DeepGreen […] qui visent à adresser cette couche de middleware », témoigne Alain Droniou.

« La souveraineté, ce n’est pas juste être capable d’acheter des GPU, mais c’est toute une chaîne qu’il faut penser dans la durée », conclut-il, en insistant bien sur la distinction entre les puissances de calcul nécessaires à l’entraînement des modèles et à l’inférence.

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