IA open source : un gage pour la souveraineté européenne défendent 40 organisations
Quarante organisations, dont Mistral AI, Red Hat ou encore Hugging Face, mais aussi l’APELL et la fondation Mozilla réclament à la Commission européenne de faire de l’IA open source un vecteur de souveraineté. C’est surtout un appel pour revoir la commande publique européenne.
En amont du sommet sur la souveraineté numérique européenne qui se déroule le 18 novembre à Berlin, une quarantaine d’associations, entreprises et startups ont signé une lettre ouverte adressée au président de la République Emmanuel Macron, au chancelier allemand Friederich Merz et à la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen.
Mistral AI, Linagora, Kyutai, Hugging Face Black Forest Lab, Probabl, NextCloud, mais aussi EleutherAI et Red Hat sont quelques-uns des signataires du document publié le 13 novembre. Ils militent pour que l’open source et l’IA open source soient des piliers de la souveraineté numérique européenne.
Tracer une troisième voie différente de celle de la Chine et des États-Unis
« L’Europe ne peut pas acheter la souveraineté sur étagère, elle doit la construire », défendent-ils. « À l’ère de la volatilité géopolitique et de l’innovation rapide, l’Europe doit tirer parti de ses atouts, notamment de ses chercheurs de renommée mondiale et de son riche passé en matière de développement de logiciels libres. Elle est confrontée à un choix : utiliser ces atouts pour se tailler une place distincte dans l’écosystème mondial de l’IA ou se contenter de copier les règles du jeu d’acteurs déjà dominants ». Tracer une troisième voie donc.
D’autant que « l’IA open source », au-delà des enjeux d’indépendance technologique et de compétitivité économique, devient un vecteur d’influence et de domination culturelle.
Dans son plan d’action pour l’IA américaine, publié en juillet, l’Administration Trump écrit :
« Nous devons veiller à ce que l’Amérique dispose de modèles ouverts de premier plan fondés sur les valeurs américaines. Les modèles open source et open weight pourraient devenir des normes mondiales dans certains secteurs d’activité et dans la recherche universitaire à travers le monde ».
« C’est pourquoi ils ont également une valeur géostratégique. Bien que la décision de publier un modèle ouvert ou fermé, et la manière de le faire reviennent fondamentalement au développeur, le gouvernement fédéral devrait créer un environnement favorable aux modèles ouverts », poursuivent les instigateurs du plan.
La Chine, de son côté, promeut davantage le partage de données et les écosystèmes scientifiques ouverts. Pour autant, dans la pratique, les modèles comme DeepSeek reproduisent les biais nationaux, voire la censure étatique.
En parallèle et dans une forme de réponse à ce plan, les signataires de la lettre ouverte proposent aux pays membres et aux institutions de l’UE « cinq actions pour exploiter le potentiel de l’IA open source au service des ambitions de l’Europe ».
Simplifier les procédure d’appels d’offres pour les fournisseurs open source ; soutenir financièrement les projets d’IA open source considéré comme « critique » par la création de fonds européens de technologies souveraines ; faciliter l’accès aux infrastructures de calcul pour la R&D liée à l’IA ouverte ; favoriser l’accès aux données non sensibles du secteur public et aux espaces de données européens pour l’entraînement des modèles ; et entretenir « la flamme » pour l’open source dans les secteurs privés et publics. Voilà des arguments maintes fois défendus par les acteurs de la filière.
Pour autant, l’open source comme vecteur de souveraineté fait débat. La mainmise sur les projets par des entreprises américaines ou chinoises, l’inéluctable absence de contrôle des États sur les technologies ainsi que les degrés de souveraineté numérique – instigués par les géants de la Tech et repris par les autorités européennes – sont des éléments qui seraient à même d’éroder la souveraineté des pays européens.
Comme le remarque Franz Kiraly, directeur du centre allemand pour l’IA open source, plusieurs signataires de la lettre ouverte, dont Red Hat, Hugging Face, Eleuther AI ou l’Open Source Initiative sont basés aux États-Unis.
Un appel à soutenir les entreprises « open core » européennes
Autre problème spécifique à l’IA, les projets véritablement open source sont peu nombreux (d’où la distinction entre modèle open source et open weight opérée par la Maison-Blanche). Linagora s’y est essayé, mais la majorité des signataires promeuvent d’abord des modèles « open weight », dont les poids sont ouverts, mais dont les données ne le sont pas forcément, ni les pipelines d’entraînement.
« Notre continent compte plus de contributeurs open source que les États-Unis », écrit dans un mail Stéfane Fermigier, membre du comité de direction de l’APELL (association professionnelle européenne du logiciel libre) en réaction à un article du MagIT. « Il abrite des milliers d’entreprises de la filière, des fondations stratégiques comme Eclipse et OW2, et le marché de l’open source représente déjà plus de 30 milliards d’euros chez nous ».
L’APELL est un des signataires de la lettre ouverte, au côté de Wikimédia, la fondation Mozilla, l’Open Source Initiative, ou encore Creative Commons.
« Le problème n’est donc pas un manque de potentiel, mais sa fragmentation et sa capture », poursuit-il. « Notre innovation est trop souvent exploitée et monétisée par des acteurs extraeuropéens, faute d’un marché intérieur et d’une commande publique qui la soutienne. L’open source n’érode pas notre souveraineté ; c’est notre incapacité à le transformer en leadership économique qui la fragilise », argue-t-il.
Sur LinkedIn, Arthur Mensch, cofondateur et CEO de Mistral AI défendait il y a un mois la nécessité pour les pays européens de « stimuler la demande locale en veillant à ce que les secteurs stratégiques, en particulier la défense, s’appuient sur des acteurs européens. Posséder notre IA et notre infrastructure n’est pas facultatif pour gagner la course à l’IA », assure-t-il.
L’autre nerf de la guerre serait, selon le dirigeant, la rétention des talents. « Faisons de l’Europe l’endroit le plus attractif pour eux ».
La réforme Digital Omnibus, une première réponse qui effraie la société civile
Le sommet franco-allemand sur la souveraineté numérique européenne aura bien le droit à une table ronde consacrée à la régulation du marché public en faveur des entreprises européennes, dont les fournisseurs de cloud souverain et d’IA. Mais il débutera surtout par une séquence sur le Digital Omnibus. Ce projet de réforme est présenté comme un moyen « de réduire la bureaucratie, de simplifier la réglementation et de relancer la croissance ». Il est soutenu par l’État, comme en atteste une note des autorités françaises du 20 janvier dernier, divulguée par Politico. Le texte doit notamment simplifier l’accès à certaines données par les acteurs de l’IA, comme le réclament les signataires de la lettre ouverte.
Une volonté de réduire la portée de l’AI Act, le RGPD et le DSA, comprennent ses détracteurs.
« Une réforme dite “Omnibus” est un outil qui modifie normalement divers petits éléments de plusieurs lois de manière horizontale », écrit l’association Noyb, présidée par l’avocat Max Schrems. « Cependant, comme cela a été révélé, la Commission européenne travaille sur une réforme massive du RGPD sous le titre d’une prétendue “simplification” ou “clarification” », poursuit-elle. « La Commission propose notamment de modifier des éléments essentiels tels que la définition des “données à caractère personnel” et tous les droits des personnes concernées par le RGPD. Le projet qui a fait l’objet d’une fuite suggère également de donner aux entreprises d’IA (comme Google, Meta ou OpenAI) un chèque en blanc pour aspirer les données personnelles des Européens ».
Cela concernerait aussi les données sensibles : santé, orientation sexuelle, opinions politiques. « L’accès à distance aux données personnelles sur les PC ou les smartphones sans le consentement de l’utilisateur serait également autorisé ».
Et Noyb de signer avec 126 autres organisations issues de la société civile européenne une lettre publiée le 13 novembre. Celle-ci réclame à la Commission européenne de « mettre fin immédiatement à toute tentative de réouverture du RGPD, du cadre ePrivacy, de l’AI Act ou d’autres protections fondamentales des droits numériques ».
Un projet qui inquiète aussi la Commission nationale consultative des droits de l’Homme.
Les auteurs de la lettre ouverte « Exploiter l’IA open source pour faire progresser la souveraineté numérique », eux, appellent à maintenir les règles de protection des données privées et « d’autres droits ».
Dans les faits, comme l’évoquait il y a peu Larry Ellison, fondateur et CTO d’Oracle lors de la conférence AI World, les fournisseurs de LLM – ouverts ou non – sont d’abord intéressés par les données des entreprises. Ils cherchent à les convaincre de fine-tuner leurs modèles sur des données spécifiques. De son côté, la Commission européenne espère assouplir les règles de partage des données ouvertes du secteur public européen, dont celles des gouvernements. Elle souhaiterait, en revanche, opposer aux contrôleurs d’accès définis par le DMA (dont Meta, Microsoft, Amazon et Alphabet – Google) des conditions d’accès que les PME et ETI ne subiraient pas.
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