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Qui gagne et qui perd avec le décret de Trump sur l’IA ?

Les entreprises spécialisées dans l’IA sont les grandes gagnantes du nouveau décret de Trump sur l’IA, visant à préempter les cadres législatifs mis en place par les États américains. Mais qu’est-ce que cela signifie pour les utilisateurs finaux et les entreprises ?

Le président américain Donald Trump a demandé à son administration de commencer à travailler sur l’établissement d’un cadre réglementaire national en matière d’intelligence artificielle (IA) dans tout le pays. Il souhaite ainsi passer outre ce qu’il a décrit comme des cadres juridiques « lourds » au niveau des États.

Le dernier décret émanant du bureau ovale, intitulé « Assurer un cadre politique national pour l’intelligence artificielle », s’appuie sur un décret de janvier 2025 titré « Supprimer les obstacles au leadership américain en matière d’intelligence artificielle ». Un document dans lequel le président Trump reproche à son prédécesseur, Joe Biden, d’avoir prétendument tenté de paralyser le secteur par des réglementations.

Donald Trump allègue que son administration a apporté des « avantages considérables » qui ont permis d’investir des milliers de milliards de dollars dans des projets d’intelligence artificielle aux États-Unis.

Dans son décret d’application, le président affirme que pour gagner la course à l’IA face à la Chine, les entreprises américaines doivent être autorisées à innover. Or, elles sont entravées par des réglementations « excessives » au niveau des États. Selon lui, cela crée un patchwork de 50 régimes réglementaires différents, ce qui rend la conformité beaucoup plus difficile, en particulier pour les startups.

Le dirigeant reprend là des éléments de discours des éditeurs américains. Par exemple, Salesforce a listé l’année dernière plus de 600 articles et projets de loi relatifs à l’IA dans 45 États. La Maison-Blanche évoque « plus de 1000 » textes et propositions différentes.

M. Trump accuse également certains États de promulguer des lois qui obligent les entités à intégrer des « préjugés idéologiques » dans les modèles d’IA. Et de citer une loi du Colorado qui interdit la discrimination algorithmique. Il a affirmé que cela pouvait forcer les modèles d’IA à produire de faux résultats pour éviter « un traitement différentiel ou un impact sur les groupes protégés ».

« Mon administration doit agir avec le Congrès afin de s’assurer qu’il existe une norme nationale minimalement contraignante – et non 50 normes discordantes au niveau des États », écrit le président des États-Unis.

« Le cadre qui en résultera doit interdire les lois des États qui entrent en conflit avec la politique énoncée dans ce décret. Ce cadre doit également garantir la protection des enfants, la prévention de la censure, le respect des droits d’auteur et la sauvegarde des communautés. Un cadre national soigneusement élaboré peut garantir que les États-Unis gagnent la course à l’IA, comme nous devons le faire ».

Une « Task Force » pour évaluer les efforts d’unification

Le décret ordonne à la ministre de la Justice américaine Pam Bondi de créer dans le mois qui suit un groupe de travail (une « Task Force ») sur les litiges liés à l’IA, afin de contester les lois étatiques sur l’IA que l’Administration juge incompatibles avec le décret pour diverses raisons, par exemple celles qui « réglementent de manière anticonstitutionnelle le commerce interétatique » ou celles que Pam Bondi juge tout simplement illégales.

Le texte stipule en outre que dans un délai de 90 jours, le secrétaire au Commerce Howard Lutnick, en consultation avec diverses autres personnes, publiera une évaluation des lois étatiques existantes en matière d’IA, qui identifie celles qui sont en contradiction avec la politique générale et celles qui pourraient être renvoyées au groupe de travail.

Cette évaluation vise au minimum à identifier les lois qui exigent que les modèles d’IA modifient des résultats véridiques ou obligent les développeurs ou les hébergeurs à traiter les informations de manière inconstitutionnelle, en particulier en ce qui concerne le premier amendement relatif à la liberté d’expression.

L’Executive Order prévoit diverses autres dispositions limitant certains financements fédéraux pour les États ayant des lois restrictives en matière d’IA, notamment en matière de déploiement du haut débit. Il demande à des agences telles que la Commission fédérale des communications (FCC) et la Commission fédérale du commerce (FTC) d’envisager des normes nationales de reporting et de divulgation qui pourraient prévaloir sur les lois contradictoires dans des domaines tels que la véracité des résultats. Il propose une législation visant à créer une politique fédérale unifiée en matière d’IA. Le décret prend toutefois en compte certaines exemptions dans des domaines tels que la sécurité des enfants, l’infrastructure informatique et les centres de données liés à l’IA, ainsi que l’acquisition et l’utilisation de l’IA par les États.

« Je pense que la plupart des gens s’accordent à dire qu’à long terme, il est tout simplement impossible de penser que nous devrions [réglementer l’IA] au niveau des États », déclare Michael Leone, directeur des pratiques et analyste chez Omdia, une filiale d’Informa TechtTarget [également propriétaire du MagIT]. « Le marché évolue trop rapidement ».

« Cela crée un dangereux précédent en donnant la priorité à l’innovation à tout prix afin de “maintenir la compétitivité face à la Chine” ».
Michael LeoneDirecteur des pratiques et analyste, Omdia

« Imaginons qu’il y ait 50 États avec 50 règles ou lois différentes », poursuit-il. « Si je suis Microsoft, Google ou Amazon, je m’expose à tellement de batailles juridiques différentes que cela va nuire au progrès et à l’adoption ». Ces mêmes fournisseurs, bien qu’ils cherchent à repousser l’application de l’AI Act en Europe, ont salué l’effort d’unification à l’échelle de l’Union européenne.

Pour autant, l’Executive Order n’est pas jugé suffisant selon Michael Leone et Jack Gold, fondateur et analyste principal chez J.Gold Associates. « Le problème que je vois avec ce type de [décret] est qu’il se contente de dire : “ne faites rien. Je ne vais rien faire, mais vous ne pouvez rien faire non plus” », déclare Jack Gold.

Selon Michael Leone, cela crée une période d’incertitude, car les développeurs d’IA, les États et les entreprises attendent la politique fédérale. « L’absence de réglementation a de nombreuses répercussions d’un point de vue politique », indique-t-il. « Cela crée un dangereux précédent en donnant la priorité à l’innovation à tout prix afin de “maintenir la compétitivité face à la Chine” ».

Qui va profiter de ce nouveau décret, et qui va y perdre ?

« Les gagnants sont évidents », assure Jack Gold. « Ce sont les entreprises d’IA, parce qu’elles ne veulent pas de réglementation ». Elles ne sont pas ouvertement contre.

« La Business Software Alliance se félicite de l’accent mis sur la définition d’une approche claire, cohérente et nationale de la politique en matière d’IA, comme le demande le décret de la Maison-Blanche », indique l’association qui rassemble des éditeurs de logiciels américains. « La BSA réclame depuis longtemps une approche nationale de la politique en matière d’IA, car elle soutient le développement d’une IA digne de confiance et favorise une adoption plus large de l’IA dans tous les secteurs d’activité ».

Si ça peut accélérer le développement de l’IA, cela comporte aussi des risques. Jusqu’à présent, la plupart des grands acteurs de l’IA ont fait très peu d’efforts pour s’autoréguler et rendre leurs produits plus sûrs. Elles se sont contentées de mesures modestes pour éviter les poursuites judiciaires et la mauvaise presse, selon M. Gold.

« Les perdants seront les utilisateurs finaux, comme nous, qui utilisons directement l’IA ou qui sommes affectés par les entreprises l’utilisant de manière inappropriée ou dangereuse. »
Jack GoldFondateur et analyste principal, J.Gold Associates

En conséquence, ces entreprises encouragent l’innovation sans toujours tenir compte des conséquences, telles que la sécurité des enfants, les préjugés et la violation des droits d’auteur, entre autres.

« Les perdants seront, en fin de compte, les utilisateurs finaux comme nous, qui utilisons directement l’IA ou qui sommes affectés par les entreprises l’utilisant de manière inappropriée ou dangereuse », avance-t-il.

Michael Leone a également souligné le conflit entre l’efficacité de l’IA et les garanties démocratiques entourant cette innovation.

« Si je suis un développeur de services basés sur l’IA, c’est une bonne chose en termes d’innovation », considère-t-il. « Ce n’est pas génial en matière de garde-fous, pourtant ils sont vraiment importants. »

Par ailleurs, Michael Leone et Jack Gold s’attendent tous deux à ce que les régulateurs étatiques s’opposent à un certain niveau à cette ordonnance.

Le cabinet d’avocats Woodrogers, basé en Virginie, estime que « le décret soulève d’importantes questions juridiques ».

Il « ouvre la boîte de Pandore des questions non seulement constitutionnelles, mais aussi relatives à l’interprétation et à la portée du décret ». Les avocats associés se demandent si le Président dispose de l’habilitation légale pour modifier les lois des États. « Certains constitutionnalistes ont fait valoir qu’un décret tentant d’écarter les lois des États en matière d’IA violerait la souveraineté des États en vertu de la doctrine anti-commandement ancrée dans le dixième amendement », écrivent-ils.

Concernant le champ d’application entre l’État fédéral et les États, les avocats notent des éléments contradictoires. « Il pourrait y avoir une lacune dans la réglementation de certains aspects de l’IA par les États ». Et ces interrogations ne seraient que « la partie émergée de l’iceberg ». Et de conseiller aux entreprises d’adopter un cadre de conformité « flexible » en maintenant le respect des lois en vigueur.

Michael Leone et Jack Gold envisagent le fait que les États pourraient mettre en place de nouvelles restrictions sur l’IA ou maintenir celles qui existent déjà, et laisser les tribunaux trancher. Cela pourrait prendre des années. Gavin Newsom, gouverneur démocrate de la Californie, et son camp ont rejeté en bloc le décret. L’opposant de Donald Trump a rappelé l’influence des entreprises de son État en matière d’IA et la possibilité de fournir un schéma équilibré pour une réglementation qui dépasse ses frontières.

« Nous explorerons toutes les voies possibles – des tribunaux au Congrès – pour annuler cette décision. »
Sara JacobsÉlue démocrate de Californie à la Chambre des représentants

En août, Jared Polis, gouverneur démocrate du Colorado, a réclamé un délai pour l’application de sa propre loi sur l’IA, en attendant que les élus locaux se mettent d’accord. Bien qu’il encourage une loi nationale, le gouverneur a bien l’intention de poursuivre son projet. Phil Weiser, le procureur général du Colorado envisage de porter devant les cours de justice l’Executive Order signé par Donald Trump.

« Ce décret est profondément erroné, très corrompu, et va en vérité entraver l’innovation et affaiblir la confiance du public à long terme », avance pour sa part Sara Jacobs, élue démocrate de Californie à la Chambre des représentants, dans un communiqué. « Nous explorerons toutes les voies possibles – des tribunaux au Congrès – pour annuler cette décision ».  

Seul le temps nous dira quand les États-Unis établiront enfin un cadre universel pour l’IA et ce que cette politique comprendra. Mais Michael Leone espère que le décret stimule certains progrès en matière de réglementation.

« Ce serait bien si [cette ordonnance] ouvrait un peu plus les yeux du Congrès pour qu’il prenne des mesures et fasse avancer un accord entre les partis, sur ce à quoi devrait ressembler la réglementation et pourquoi elle devrait ressembler à cela », conclut-il.

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