Sommet UE - 5G : la France pionnière des télécommunications critiques

Réunis en Lettonie pour débattre des évolutions de la 5G, pouvoirs publics et entreprises ont mis sur la table le sujet des réseaux privés. La France s’est démarquée avec son projet RRF.

Les experts invités sur scène s’attendaient à expliquer à un public d’entreprises et d’administrations européennes que les projets de 5G pour les « missions critiques » seraient longs, chers et compliqués (photo ci-dessus, 5G Techritory, Riga, novembre 2022) . Lorsque, tout à coup, le ministère de l’Intérieur français est intervenu depuis Paris pour annoncer que la France venait de résoudre le problème : son nouveau réseau mobile RRF (Réseau Radio du Futur), très haut débit, couvrant tout le territoire, dédié aux policiers, gendarmes, pompiers et médecins du SAMU, est en cours de déploiement depuis quelques jours.

« Les services de secours utilisaient jusque-là en France deux réseaux privés de type GSM [appelés UBIS et INPT, N.D.R.], ni interopérables, ni adaptés à la transmission de grandes quantités de données. RRF leur succède avec un réseau à large bande passante, qui s’appuie dès aujourd’hui sur des technologies 4G et bientôt 5G » a lancé Renaud Mellies, en charge de la coopération internationale et de l’innovation au sein du ministère de l’Intérieur.

« RRF succède [aux 2 réseaux privés de type GSM] avec un réseau à large bande passante, qui s’appuie dès aujourd’hui sur des technologies 4G et bientôt 5G. »
Renaud MelliesResponsable de la coopération internationale, de la normalisation et de l'innovation, Ministère français de l'Intérieur, Programme RRF

« Le but est de permettre aux services d’intervention de joindre tout le monde, dans le réseau et hors du réseau, en France ou de l’autre côté des frontières, rapidement et de manière infaillible, avec un maximum d’informations », a-t-il précisé.

La scène vient de se passer lors du sommet 5G Techritory, un forum paneuropéen qui se tient désormais tous les ans à Riga, capitale de la Lettonie, et qui réunit tout l’écosystème des télécoms que compte l’UE. Administrations, opérateurs, équipementiers et industriels s’y retrouvent pour débattre des législations, des standards, des usages et des bonnes pratiques.

Déployer des réseaux radio privés, un défi économique et technique

Parmi les sujets mis en avant cette année, la couverture radio des « missions critiques » cristallise toutes les interrogations des pouvoirs publics et des industriels à propos des réseaux mobiles privés. Il faut savoir comment communiquer sur des ondes avec suffisamment d’étanchéité pour ne souffrir ni des oreilles indiscrètes ni des sursauts de bande passante causés par le voisinage des communications grand public.

La solution jusqu’ici privilégiée – par Hub One sur les aéroports parisiens, comme par Volkswagen dans ses usines allemandes – consiste à déployer sur site sa propre infrastructure : antennes, équipements RAN pour encoder les communications, cœurs de réseau pour les router et, bien entendu, appareils communicants dotés d’une carte SIM spéciale.

Le premier problème de tels déploiements est l’obtention de licences auprès du gendarme des télécoms local (l’Arcep en France) pour émettre sur certaines ondes dans un certain périmètre. À date, seule l’Allemagne a mis en place un guichet qui simplifie les démarches. Le reste de l’UE condamne ses entreprises à se jeter dans des gouffres bureaucratiques sans fin, qui, soit font avorter les projets, soit finissent par privilégier un opérateur national prédéfini (Orange, en France).

Le second problème est le coût de l’infrastructure. Il est exponentiel avec la taille de la zone à couvrir et incite paradoxalement les entreprises à courir après les économies. C’est un paradoxe puisque les applications sont critiques.

« Les entreprises considèrent à tort que la 5G privée consiste juste à répliquer l’infrastructure des opérateurs et à la cantonner à leur seul usage. Mais il faut aller bien au-delà », prévient Anne Stephan, en charge des projets réseaux et infrastructures critiques au sein de l’équipementier allemand Rohde & Schwarz, spécialisé dans les instruments de mesure pour les télécommunications.

« Car si vous perdez quelques fractions de voix ou de données sur votre mobile personnel, ce n’est pas un drame. En revanche, c’est potentiellement catastrophique si cette communication concerne une application critique. La base consiste donc à déployer des systèmes redondants, à les évaluer en situations extrêmes et même à prévoir des dispositifs de continuité d’activité en cas de sinistre », insiste-t-elle.

La solution française : utiliser les antennes publiques

Si la France a si rapidement mis en place un réseau mobile privé qui couvre tout son territoire – outre-mer compris – et que celui sera pleinement opérationnel en 2024 après 19 mois de tests, c’est parce qu’elle ne déploie pas son infrastructure. Elle se sert en majeure partie des antennes déjà déployées par les opérateurs.

Il existe en effet deux moyens de déployer un réseau radio privé : l’infrastructure autonome, citée plus haut, et le slicing. Le slicing consiste à dédier de manière logicielle une partie de la bande passante des antennes à un usage spécifique, avec la garantie – pour l’instant théorique – qu’aucune communication en dehors de cet usage ne pourra interférer avec lui.

Bien moins cher et bien plus facile à mettre en place qu’une infrastructure autonome, le slicing a notamment été utilisé par Nokia pour rapatrier les flux vidéo des caméras lors du récent championnat parisien Piste UCI Tissot 2022, sans avoir besoin de tirer des câbles tout au long du stade. Si le slicing est une caractéristique standardisée dans la 5G, il est aussi possible en 4G moyennant une intervention sur les équipements déployés.

Les équipementiers dubitatifs

Pour autant, le RRF n’a pas manqué de susciter l’incrédulité. À commencer par les équipementiers.

« Il y a quatre nouveaux points à prendre en compte dans le domaine des missions critiques par rapport à un réseau mobile public », est intervenu Mads Lindback, en charge chez Cisco des dossiers industriels en Europe.

« Le premier est que vos communications doivent avoir une fiabilité véritablement éprouvée. Si l’enjeu est qu’un médecin puisse à distance livrer un diagnostic d’après les images envoyées par une ambulance, il ne faut pas que la qualité du signal lui fasse confondre une tête humaine avec une pomme de terre », lance-t-il en déplorant que nombre d’entreprises négligent la qualité du signal au prétexte qu’elle ne servirait qu’au confort des applications grand public.

« Un autre élément à prendre en compte est la capacité de survie de l’équipement dans ces environnements. Si vous avez un routeur 5G ou une caméra dans un véhicule comme une ambulance, vous devez vraiment vous assurer qu’elle peut survivre à toutes les vibrations dans la voiture. »

« Concernant la redondance, c’est très bien d’utiliser la couverture radio 4G ou 5G disponible dans une ville pour connecter des voitures de police. Mais qu’arrive-t-il si ces policiers doivent poursuivre un malfaiteur jusqu’en dehors d’une ville, au-delà de la zone de couverture ? »

« Et puis, le dernier point, c’est la sécurité des réseaux. Franchement, les réseaux publics sont sécurisés après coup, avec des mises à jour une fois que les failles ont été identifiées. »

La difficulté de jouer les pionniers

Renaud Mellies a rétorqué tous les points. « Notre défi consiste à respecter scrupuleusement les normes scientifiques du 3GPP pour sauver des vies. Et la France a déjà le bon programme pour y parvenir. Nous sommes les pionniers, dans le sens où personne n’avait encore éprouvé ces normes dans de telles conditions », a-t-il assuré concernant la fiabilité.

« Il est probable que nous devions modifier le cadre juridique et réglementaire. »
Renaud MelliesResponsable de la coopération internationale, de la normalisation et de l'innovation, Ministère français de l'Intérieur

« Nous allons tester et certifier pendant 19 mois tous les équipements essentiels à la mission : la transmission, le transport, le spectre d’ondes, les appareils, toute la chaîne de bout en bout. Les quatre opérateurs nationaux en France sont très impliqués dans nos missions de secours. Ils couvriront 98 % du territoire en 2025. Les infrastructures de deux d’entre eux seront utilisées principalement et celles des deux autres serviront de redondance. »

Le responsable du ministère de l’Intérieur a tout de même précisé : « il est probable que nous devions modifier le cadre juridique et réglementaire, de sorte à définir ce qu’est un opérateur virtuel critique, ce que doit être l’itinérance entre les opérateurs pour permettre la transmission des communications critiques. Nous pensons ainsi qu’au-delà des réseaux 4G et 5G des opérateurs, nous pourrons utiliser le cas échéant des connexions satellites, ou encore les réseaux privés des industriels. »

Les experts divisés entre raison et ambition

Lise Karstensen, patronne de Nokia pour le nord de l’Europe a prévenu que l’exemple français risquait de ne pas être déclinable avant longtemps sur le reste de l’UE : « le problème des opérateurs grand public est qu’ils ne préviennent pas leur client quand ils font une mise à jour. Si le bon fonctionnement d’une centrale nucléaire dépend de la fiabilité des communications, vous n’allez a priori pas vous rembarquer dans des tests de maintenance à chaque fois que vous découvrez que votre système de communication a changé. »

« Le réseau 5G est en cours de déploiement et, nécessairement, des enseignements sont encore à attendre. »
Anne StephanVice President, en charge des projets réseaux et infrastructures critiques, Rohde & Schwarz

En toute logique pour un équipementier, elle milite pour l’installation d’appareils supplémentaires dans le cadre du slicing : « configurer un réseau privé sur un réseau public est étonnamment simple à faire. Mais si vous êtes dans le cas d’une application critique, vous devez reposer sur des systèmes de connexion qui ont un cycle de vie plus long que celui proposé par les opérateurs, ou du moins un système dont vous maîtrisez le cycle de vie. Et puis, surtout, sur des logiciels de monitoring. »

En définitive, c’est l’experte en maintenance des réseaux Anne Stephan qui aura apporté le plus de soutien au projet français : « il suffit de mettre en place une séquence. Vous utilisez tel réseau public, puis tel autre en cas de problème, puis tel réseau privé industriel, comme celui des trains par exemple. »

« Le réseau 5G est en cours de déploiement et, nécessairement, des enseignements sont encore à attendre. Viser dès le départ des exigences élevées et les atteindre petit à petit avec un réseau qui devient mature, au fil du temps, est juste le processus naturel », a-t-elle conclu, en expliquant que c’était ainsi que cela se déroulait dans les efforts de réseaux privés industriels.

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