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Le recours croissant aux freelances IT, un défi pour les entreprises et les ESN

Face à la pénurie de talents, certaines entreprises se tournent plus régulièrement vers les freelances IT, souvent par le biais de plateformes d’intermédiation, quitte à modifier leur relation avec les ESN et les cabinets de conseil.

En 2022, les ESN ont su tirer leur épingle du jeu, selon le cabinet d’analystes PAC. Par leur revenu, Capgemini, Sopra Steria et Accenture se distinguent au moment de comparer les résultats de l’an dernier des dix plus grandes ESN.

Cette bonne santé sur le papier, Capgemini la constate également lors de son premier semestre fiscal 2023. Il enregistre un chiffre d’affaires de 11,42 millions d’euros, en hausse de 7,9 % par rapport à l’année dernière.

Malgré la morosité relative de l’économie mondiale, les projets de transformation IT se poursuivent, affirment les dirigeants de Capgemini.

En parallèle, les responsables d’achat de prestation intellectuelle, notamment de services IT, et les directions RH observent une pénurie de talents.

Pénurie ou fuite de talents ?

« La pénurie de talents est une problématique à laquelle nous nous heurtons au quotidien », déclarait Céline Mazarin, responsable des achats chez OVHCloud, lors d’une table ronde organisée par l’éditeur lyonnais LittleBig Connection le 20 juin dernier. « Cette difficulté nous amène à nous questionner sur notre stratégie d’achat de prestation intellectuelle IT », ajoute-t-elle.

En France, traditionnellement, le marché de l’emploi IT est trusté par ces ESN, mais ces spécialistes des services numériques sont, eux aussi, touchés par la pénurie, selon la responsable. « Nos partenaires historiques tels que les grandes ESN ou les grands cabinets de conseil se heurtent à cette même problématique », affirme Céline Mazarin.

D’autant que les responsables des achats présents lors de cette table ronde ne sont plus forcément convaincus par la capacité des ESN à répondre aux besoins de leurs clients internes, les DSI.

« Il y a plutôt une fuite des talents : les ESN ont des difficultés pour retenir leurs talents pour diverses raisons », estime Gilles Collet, responsable achats chez Pôle Emploi.

C’est moins vrai en août 2023 selon Capgemini et Sopra Steria, qui au regard de la santé du marché américain, ont freiné les recrutements. L’attrition des talents était en forte hausse au cours des deux dernières années. Par exemple, cela obligeait Capgemini à recruter les talents expérimentés à la volée afin d’accomplir les missions. À la fin du mois de juillet 2023, Aiman Ezzat, PDG de Capgemini, observait que la situation « s’est normalisée et que l’attrition se situe à un niveau bas », autour de 20,9 %. Par ailleurs, le dirigeant assure que Capgemini « a toujours accès aux viviers de jeunes talents » et que le groupe continue de former ses employés.

« Auparavant, c’était simple, nous faisions appel à des ESN avec qui nous aimions bien travailler. Elles nous fournissaient 80 % des ressources de tout niveau, du junior à l’hyper expert. Aujourd’hui, ça, c’est terminé ».
Olivier VandendriesscheDirecteur solutions d’affaires et projets, finances, achats et droit auprès de la DSI, bioMérieux

« La problématique, ce n’est pas tant le manque de talents que d’arriver à les trouver », renchérit Olivier Vandendriessche, directeur des solutions d’affaires et des projets dans les domaines des finances, des achats et du droit auprès de la DSI chez bioMérieux.

« Auparavant, c’était simple, nous faisions appel à des ESN avec qui nous aimions bien travailler. Elles nous fournissaient 80 % des ressources de tout niveau, du junior à l’hyper expert. Aujourd’hui, ça, c’est terminé ».

Or trouver les bons talents serait le nerf de la guerre pour bioMérieux, dont « 60 à 65 % » des effectifs IT sont des prestataires externes. « Si l’on n’est pas bon en sourcing, nous n’atteignons pas nos objectifs de livraison logicielle », déroule logiquement Olivier Vandendriessche.

Du bon emploi des travailleurs indépendants dans l’IT

En ce sens, le recours au freelancing apparaît pour ces entreprises comme nécessaire. Ce mode de prestation présente toutefois ses propres défis.

« Nous n’achetons pas la même chose : avec les ESN, nous sommes sur une définition de besoins, ce qui passe obligatoirement par des appels d’offres, comme nous sommes un établissement public », relate Gilles Collet. « Avec les freelances, nous recherchons de l’agilité. Il s’agit de résoudre des problèmes dans le cadre de missions plus courtes, c’est-à-dire celles qui ne dépassent pas une durée de douze mois ».

« Avec les freelances, nous recherchons de l’agilité. Il s’agit de résoudre des problèmes dans le cadre de missions plus courtes ».
Gilles ColletResponsable achats, Pôle Emploi

Selon Olivier Vandendriessche, le profil des travailleurs indépendants œuvrant dans l’IT a changé depuis quelques années. Les experts ne sont plus les seuls à vouloir se lancer en tant qu’entrepreneurs. Les jeunes talents, de moins en moins convaincus par les conditions de travail offertes par les ESN, se lanceraient directement en tant que free-lance après l’obtention de leur diplôme. Aussi, la disponibilité des ressources est beaucoup plus dynamique qu’auparavant : les changements de poste et de carrière sont plus courants qu’auparavant.

« Quand nous n’arrivons pas à trouver le bon profil, nous cherchons à recruter des profils juniors ou middle pour les former, les coacher afin de les faire monter en compétences », déclare Olivier Vandendriessche. BioMérieux forme aussi bien ses employés de l’IT, ses jeunes recrues que ses prestataires.

Cela représente un risque, le « marché étant très dynamique », mais un risque nécessaire pour le bien de l’entreprise, juge le responsable.

De son côté, l’équipe responsable des achats de prestation intellectuelle chez OVHCloud travaille plus étroitement avec les clients internes pour « mieux identifier les postes en tension ». Au lieu de faire uniquement appel aux grandes ESN, le fournisseur cloud loue les services « de partenaires experts », de plus petites entreprises de services numériques par exemple, mais aussi de free-lance au travers de plateformes d’intermédiation et de référencement, comme celle de LittleBig Connection. « Cette diversification du sourcing est nécessaire », juge Céline Mazarin.

Chez Pôle Emploi, le recours – par le biais d’une plateforme d’intermédiation – aux consultants et ingénieurs indépendants est récent. « Il y a trois ans, nous ne dépensions pas d’argent dans la prestation de services auprès de freelances. Actuellement, cela représente une dépense annuelle de 10 millions d’euros », précise Gilles Collet. Parmi les 1 300 prestataires externes au sein de la DSI de Pôle Emploi (plus de 3 000 collaborateurs au total), « une centaine de free-lance sont en permanence dans les équipes ».

De nouveaux leviers de négociation avec les ESN

Pour autant, cette nouvelle source de prestation de services remet en question les pratiques des ESN.

« Les dispositions spécifiques que nous avons prises au travers de marchés publics font qu’un freelance est installé chez nous en moins de huit jours, quand une ESN peut prendre deux à trois mois pour nous mettre à disposition le bon profil », compare Gilles Collet.

Cyril Audousset, Group Category Manager IT & Digital Services chez ENGIE, rappelle que les niveaux de tensions diffèrent suivant les rôles. Il semble plus long de trouver un expert en cybersécurité qu’un développeur Java. « Il faut bien rédiger son expression de besoins et l’aiguiller sur le bon canal », déclare Cyril Audousset. « Selon moi, l’on ne peut pas faire appel simultanément à des ESN et à des plateformes de recrutement de free-lance : ce sont deux marchés différents, deux manières de fonctionner différentes », insiste-t-il.

« Sur certains sujets, les ESN sont mieux armées que des plateformes comme la nôtre pour pouvoir répondre aux besoins des clients sur de grands projets structurés », déclare Constance Noveret, CEO de LittleBig Connection auprès du MagIT.

Alors que l’obtention d’un accord avec un free-lance demande de la réactivité, une ESN offre « un certain confort » dans le cadre d’un projet à plus long terme, complète Cyril Audrousset.

Malgré cela, Olivier Vandendriessche considère que cette mise en concurrence peut être utile.

« Quand les missions s’y prêtent […], nous faisons le choix de solliciter simultanément les plateformes d’intermédiation et nos ESN », affirme le responsable chez bioMérieux. « Si nos ESN réagissent trop tard ou ont des délais d’identification des talents plus longs qu’une plateforme, elles peuvent rater le marché ».

Cela aurait conduit à une prise de conscience chez ces ESN, désormais plus enclines à créer des viviers de talents en phase avec les besoins de la DSI de bioMérieux. « C’est très positif pour nous », juge le responsable.

Aussi, en passant par les plateformes d’intermédiation, le responsable achats de Pôle Emploi, observe que le coût global annuel diminue de moitié. De fait, auparavant, quand la DSI de Pôle Emploi souhaitait faire appel à des freelances, la division achat était obligée de passer par un contrat-cadre avec une ESN.

Offshore, internalisation, télétravail, rapprochement des directions achats et RH : le chamboule-tout du recrutement

Chez bioMérieux, la pandémie de COVID-19, la démocratisation du télétravail et la difficulté à faire revenir les développeurs au bureau, imposent de nouveaux axes de réflexion autour du nearshore et de l’offshore. Un véritable « chamboulement de l’approche du sourcing de talents ». Jusqu’alors, du fait de leurs besoins importants, ce sont plutôt les ESN et les grands éditeurs de logiciels qui ont industrialisé le recours à l’offshore.

« Lorsque l’on parle de talents, cela induit des réflexions stratégiques en matière de formation, de transfert de compétences, de recrutement ou encore – et je vais dire un gros mot – d’internalisation ».
Céline MazarinResponsable achats, OVHcloud

Si ces réflexions se posent également chez OVHcloud, les nouveaux modes de travail sont davantage vus comme des moyens pour enjoliver la marque employeur et attirer les autoentrepreneurs. « La flexibilité et la souplesse de l’organisation du travail sont de plus en plus requises par les free-lance », affirme Céline Mazarin. « S’appeler OVHCloud et demander un expert Golang ne suffit pas : il faut vendre un projet, une vision, un contexte d’organisation du travail ».

Comme la marque employeur n’est plus seulement un critère pour le recrutement interne, « cela réclame une plus grande proximité entre la direction des ressources humaines et la direction des achats de prestations intellectuelles », juge la responsable.

Ce rapprochement serait en cours chez OVHcloud. « Lorsque l’on parle de talents, cela induit des réflexions stratégiques en matière de formation, de transfert de compétences, de recrutement ou encore – et je vais dire un gros mot – d’internalisation ».

Tenter de recruter les experts indépendants, ceux des ESN et des cabinets de conseil serait une pratique de plus en plus courante. Une véritable crainte pour certains acteurs présents lors de l’événement de LittleBig Connection. « Il y a à la fois une non-linéarité des carrières et à la fois une porosité assez forte entre les différents types de modes contractuels. Les entreprises doivent s’adapter à cette nouvelle réalité », conclut Constance Noveret.

 

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