Les freins qui se posent à l’intégration de l’IA dans la pratique médicale

Si le monde de la recherche médicale rencontre ses premiers succès en exploitant l’IA, son utilisation par les praticiens demeure balbutiante en France.

C’est le constat effectué lors de l’événement « Parlons IA 2024 », la deuxième édition d’un webinaire organisé par AstraZeneca en collaboration avec le MIAI Grenoble Alpes (Institut multidisciplinaire en intelligence artificielle) et le professeur Bernard Aguilaniu, pneumologue à Grenoble.

Le groupe pharmaceutique exploite des algorithmes de machine learning et de deep learning pour identifier des molécules, suivre sa production et optimiser les essais cliniques.

 Ce n’est pas l’objectif premier d’AstraZeneca France. « En France, notre mission, c’est la distribution de médicaments », rappelle Isabelle Laforgue, directrice du digital, de la transformation et de l’innovation chez AstraZeneca France. « Nous cherchons des solutions technologiques qui permettent d’amener le patient au médecin ».

La division française cherche entre autres à dénicher des solutions et des startups spécialisées dans le dépistage des maladies, dans l’aide au diagnostic et dans l’observance thérapeutique au service de patients atteints par des maladies chroniques.

Pour Bernard Aguilaniu, « Parlons IA » est l’occasion de « déterminer les besoins des médecins » et la manière dont « ces praticiens vont accaparer les technologies d’IA » dans le suivi des maladies chroniques non transmissibles « qui représentent 75 % de la charge financière de la santé en France ».

L’émergence de la médecine personnalisée

Plus précisément, « Parlons IA » se concentre sur le domaine de la pneumologie.

« La pneumologie est un bon exemple, car 70 % des consultations d’un pneumologue concernent des maladies chroniques non transmissibles », signale-t-il.

Le lien avec le milieu de la recherche n’est jamais très loin. Si les médecins se demandent quelle place peut avoir l’IA dans leur pratique, les laboratoires, eux, cherchent à mieux recruter les patients lors des essais cliniques.

« Il est nécessaire que les traitements que l’on propose aux patients s’appuient sur des données de vie réelle ».
Pr. Bernard AguilaniuPneumologue, Université Grenoble Alpes

« Il est nécessaire que les traitements que l’on propose aux patients s’appuient sur des données de vie réelle », avance Bernard Aguilaniu. « Jusqu’à aujourd’hui, les études qui démontrent l’efficacité d’un médicament recrutent des patients qui représentent environ 15 % de la population à laquelle ces médicaments vont être adressés ».

Au-delà de l’adoption d’une technologie particulière, il s’agit en premier lieu, selon Bernard Aguilaniu et Isabelle Laforgue, de généraliser l’adoption de la « médecine décisionnelle personnalisée ».

Si le corps médical n’est pas forcément d’accord sur la définition exacte de la médecine personnalisée, il s’agit, selon une étude consacrée à la littérature médicale parue dans un hors-série de la revue médecine/sciences en 2014, de s’intéresser « moins à la singularité de chaque patient qu’aux différences entre patients d’une même catégorie » à l’aide de l’analytique, l’IA, la génomique et la génétique.

Il est question d’affiner les diagnostics et les prescriptions thérapeutiques en fonction de la typologie du patient et de sa maladie.

Cela tombe bien, les données de santé et les architectures pour les traiter sont disponibles. « Les technologies sont assez robustes et matures par rapport à d’autres secteurs », juge Isabelle Laforgue. « En revanche, l’adoption dans la pratique est très loin » d’être répandue.

Des médecins encore trop peu sensibilisés à l’IA

« Il n’y a pas de barrières technologiques, il y a des barrières d’harmonisation, d’interopérabilité et d’accès aux données extrêmement riches, mais il y a surtout l’enjeu de l’usage et de l’appropriation », nuance-t-elle.

« Il n’y a pas de barrières technologiques, il y a des barrières d’harmonisation, d’interopérabilité et d’accès aux données extrêmement riches, mais il y a surtout l’enjeu de l’usage et de l’appropriation ».
Isabelle Laforguedirectrice digital, transformation et innovation, AstraZeneca France

Les praticiens ne sont tout simplement pas préparés à utiliser des systèmes d’IA dans la prise de décision médicale. Selon les interlocuteurs du MagIT, les médecins sont aussi sensibilisés à l’IA que le grand public. « Ils ont des fantasmes comme la population générale, mais ils ne sont pas formés à l’IA », constate Bernard Aguilaniu.

Les médecins sont formés pendant dix ans à la compréhension des maladies et de leurs traitements. Or le big data, le machine learning et l’intelligence artificielle « sont des technologies qui ne sont pas dans leur champ de compétences, qui ne relèvent pas des sciences médicales, mais des mathématiques », continue Isabelle Laforgue.

Ce n’est que depuis la publication de l’arrêté du 10 novembre 2022 que le ministère de la Santé rend obligatoire l’enseignement de compétences numériques aux étudiants en santé. L’arrêt prendra effet à partir de la rentrée 2024, et ce, pour les formations permettant de prétendre à exercer douze professions médicales.

Avant la fin de leur 3e année, les étudiants en médecine devront « connaître les grands enjeux liés à l’intelligence artificielle, aux algorithmes, aux biais et aux systèmes d’aide à la décision, ainsi que les principes éthiques associés au traitement des données de santé ».

Or les professionnels déjà en activité « n’ont pas la disponibilité cognitive » pour participer à la manière dont les algorithmes et les réseaux de neurones doivent les aider à prendre des décisions médicales.

« Il faut un collectif de médecins de différentes générations associés à des gens de la Tech qui pensent le système, mais il faut embarquer les praticiens, parce que l’on ne peut pas faire de l’IA de santé, la décréter et ensuite dire “prenez là” », martèle le professeur Aguilaniu, justifiant ainsi la raison d’être de « Parlons IA ».

AstraZeneca France multiplie les expérimentations avec les startups spécialisées dans l’observance médicamenteuse, le dépistage des maladies et le diagnostic dont les solutions ont déjà passé l’étape du marquage CE.

Or, dans le « temps de la consultation », Isabelle Laforgue remarque que l’ajout d’un dispositif supplémentaire dans la trousse à outils du médecin est inefficace. « Il faut que l’on trouve des solutions qui prennent place de manière la plus transparente possible dans l’environnement existant », insiste-t-elle.

Un problème rencontré par la plupart des entreprises, tous secteurs confondus.

Une informatique qui n’a pas été mise au service de l’acte médical

À ceci près qu’une « montagne » supplémentaire se présente au secteur de la santé. « Dans un hôpital, ce qui produit de la valeur, c’est l’acte médical », affirme Bernard Aguilaniu. « L’informatique médicale, paradoxalement, n’a pas été conçue pour optimiser l’acte médical et notamment l’optimiser sur un plan financier, sur un plan de l’efficience et encore moins sur un plan de la recherche ».

« L’informatique médicale, paradoxalement, n’a pas été conçue pour optimiser l’acte médical ».
Pr. Bernard AguilaniuPneumologue

Et même, jusqu’à récemment l’interopérabilité des outils de prestations médico-administratives n’était pas un acquis.

La première vague du programme Ségur du numérique en santé lancé en 2022 par le ministère de la Santé a officiellement pris fin le 20 septembre dernier. Le programme vise, selon l’Agence du numérique en santé, « à mettre en place des fonctionnalités intégrées de partage fluide et sécurisée des données de santé dans les logiciels des professionnels de santé ».

En concertation avec les éditeurs, l’ANS, la Délégation au Numérique en Santé (DNS) et la Caisse nationale de l’Assurance Maladie (CNAM) ont « encouragé » et « assisté » la quasi-totalité des hôpitaux et des médecins de ville à effectuer ces mises à jour devant garantir une interopérabilité des dossiers médicaux et leurs échanges sécurisés entre patients et praticiens.

La vague 2 du programme table sur une amélioration de la cybersécurité pour des cabinets exposés aux risques de cyberattaques, ainsi que l’ajout, au sein de « Mon Espace Santé », d’un carnet de vaccination et d’un carnet de santé de l’enfant numériques.

La réglementation est moins un enjeu que la nécessité de faire collectif

Quant à l’aide informatisée à la prise de décision médicale, elle est, pour l’heure, un objet d’initiatives singulières. Le professeur Aguilaniu est membre des comités scientifiques de l’observatoire BPCO (broncho-pneumopathie chronique) et PID (pneumopathie interstitielle diffuse) de la plateforme Colibri-Pneumo. Cet outil pensé par Association pour la Complémentarité des Connaissances et des Pratiques de la Pneumologie (aCCPP) est destiné à favoriser les échanges dans le temps de la consultation entre les experts du domaine. Ils sont assistés par des algorithmes de machine learning ensemblistes, pour l’aide à la prise de décision dans le traitement de la BPCO, la PID et l’asthme.

La plateforme créée en 2012 réunit les dossiers de 13 000 patients. Elle a suscité la publication de plusieurs travaux scientifiques et réside, pour l’heure, sur Google Cloud Platform, hébergeur certifié de Données de Santé (HDS).

En mai 2022, l’aCCPP, en collaboration avec le bureau d’études Clinityx a reçu l’autorisation de la CNIL de constituer un entrepôt de données de santé apparié aux bases de données du SNDS pendant une durée de dix ans. Outre des conditions de chiffrement des données au repos et transit, d’anonymisation, de pseudonymisation et un ensemble de règles de sécurité – celles-là même imposées au Health Data Hub dans le cadre du déploiement du projet EMC2 –, la CNIL réclame que les données de l’EDS Colibri-Pneumo soient gérées sur l’infrastructure d’un « hébergeur certifié pour l’hébergement de données de santé, localisé en France, et exclusivement soumis aux lois et aux juridictions de l’Union européenne ». Un critère auquel ne répond pas l’hébergeur actuel de Colibri-Pneumo.

« Cette plateforme qui a remporté un certain nombre de succès va migrer au cours de l’année 2024, peut-être 2025, à l’Institut Hospitalo-Universitaire de Nice », renseigne le professeur.

L’IHU de pneumologie de Nice est une cocréation du CHU Université Côte d’Azur, de l’INRIA et de l’INSERM. L’Agence Nationale de la Recherche a sélectionné le projet en février 2022 et lui a confié une dotation de 20 millions d’euros. Sa mise en place est en cours depuis ce début d’année, mais les bâtiments devraient sortir de terre entre 2025 et 2026.

« Une équipe va être constituée pour poursuivre le développement de la plateforme [Colibri-Pneumo] qui est aujourd’hui utilisée par ceux qui le souhaitent. Elle rencontre effectivement des problèmes d’interopérabilité, notamment avec les logiciels hospitaliers et de médecine libérale », indique Bernard Aguilaniu.

« En parallèle, nous sommes en train de travailler avec le service informatique de l’Hôpital Foch et bientôt d’autres dans l’intégration de cette plateforme dans l’architecture hospitalière », renseigne-t-il.

De manière générale, Isabelle Laforgue croit que « le système réglementaire très rigoureux en France et en Europe » en matière de traitement des données de santé n’est pas un frein à l’innovation. Au contraire, « en tant que citoyenne, j’estime que c’est extrêmement protecteur », ajoute-t-elle.

« Par exemple, AstraZeneca a rejoint l’initiative AGORiA SANTÉ avec Takeda France, Impact Healthcare et la Poste, qui avec sa filiale numérique Docaposte est en chef de file et opérateur technologique », illustre Isabelle Laforgue.

AGORiA SANTÉ, un autre entrepôt de données de santé (dédié aux données de santé réelles) sera déployé sur l’offre de cloud souverain NumSpot, le consortium constitué par Docaposte, Dassault Systèmes, Bouygues Telecom et la Banque des Territoires.

« Nous savons que c’est compliqué d’accéder aux données de santé, mais c’est possible, c’est fléché ».
Isabelle LaforgueDirectrice digital, transformation et innovation, AstraZeneca France

« Nous savons que c’est compliqué d’accéder aux données de santé, mais c’est possible, c’est fléché », insiste-t-elle. « En revanche, il y a très certainement une efficacité du système à trouver pour éviter de dupliquer des initiatives, alors que le régulateur (la CNIL) autorise d’avoir des formes de collectif pour pouvoir accélérer certaines mesures », note-t-elle.

L’étape réglementaire n’est toutefois pas la plus complexe, selon la directrice du digital chez AstraZeneca France.

Les deux interlocuteurs du MagIT s’entendent sur le fait que c’est plutôt l’émergence de démarches collectives entre entreprises, entre spécialistes, entre universités, ou entre praticiens, qui, jusqu’alors, a été difficile à mettre en place, en comparaison avec d’autres secteurs comme l’aviation et les télécoms, conclut Isabelle Laforgue.

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