Silicon Grenoble, ou la Valley des Alpes

Depuis près d’un siècle, la ville iséroise et sa région se sont évertuées à promouvoir la culture scientifique. Les résultats sont au rendez-vous avec un écosystème de laboratoires, chercheurs, étudiants et entreprises assez unique.

Nous sommes en 1940. C’est la débâcle. Louis Néel, âgé de 36 ans, quitte l’université de Strasbourg où il n’a plus les moyens de travailler et se réfugie à Grenoble en zone libre. À cette époque l’université de Grenoble accueille plus de 2500 étudiants et dispose de pôles très importants dans le domaine des sciences, à l’exception de la physique. M. Néel, prix Nobel en 1970, va transformer tout cela. Dans un creuset où les liens entre universitaires et milieux financiers sont déjà patents (une exception pour l’époque), M. Néel fait venir une antenne du CEA, du CNRS, puis contribue à la création de l’institut franco-allemand Laue Langevin.

Ce rapide raccourci historique est là pour expliquer que Grenoble n’est pas une cité où la science et l’informatique sont une nouveauté. Pour s’en convaincre, il convient de regarder la conférence racontée avec beaucoup d’humour et d’autodérision par le docteur Denis Guthleben sur l’histoire scientifique grenobloise.

Tout cela parce que la science regroupée à Grenoble avait besoin de calcul

L’informatique va rapidement avoir un grand rôle sous l’impulsion de Jean Kuntzmann. Ce grand mathématicien français a voulu créer en 1951 un grand laboratoire de calcul et celui-ci s’est équipé petit à petit d’ordinateurs IBM et Bull. Dans les années 1960, le laboratoire entame une activité de recherche en informatique qui deviendra l’ENSIMAG.

C’est sans doute ce qui a incité, en 1971, le constructeur américain Hewlett Packard à installer son centre de recherche européen à Eybens, en banlieue grenobloise. Il développera ultérieurement ses activités à l’Île d’Abeau, qui demeure aujourd’hui le centre de recherche européen sur le supercalcul. Parce qu’il faut le rappeler : HP, devenu entretemps HPE, est une pointure dans le domaine. Il détient actuellement le record du supercalculateur le plus puissant du monde, avec El Capitan (1,742 exaflops).

Aujourd’hui HPE est installé dans le Y.SPOT Partners, un centre d’innovation ouverte du CEA, avec le soutien de la région, du département et de nombreuses entreprises sur lesquelles nous reviendrons plus bas.

C’est également depuis Grenoble que naîtra l’aventure Capgemini. En effet, c’est là que Serge Kampf créa son ancêtre, l’entreprise Sogeti (Société pour la Gestion des Entreprises et le Traitement de l’Information) qui, après diverses acquisitions au fil des ans, deviendra l’un des leaders des ESN dans le monde, avec 340 000 collaborateurs dans 50 pays.

À l’âge d’or du site HPE de Grenoble, ce sont plus de 3000 salariés qui travaillent sur place. Las, dans les années suivantes, les licenciements vont commencer. « À l’américaine », c’est-à-dire rapidement mais avec des chèques conséquents.

« C’est ainsi qu’un écosystème de Business Angels va se créer dans la région, à partir des personnes qui ont quitté HPE avec de l’argent et des idées. J’en ai moi-même profité lors de notre première levée de fonds », témoigne Olivier Lambert, co-fondateur de l’entreprise Vates, une alternative Open Source à VMware dont le siège est installé dans la région de Grenoble.

Certains vont créer leurs entreprises. D’autres vont investir dans des start-ups existantes afin de les dynamiser.

Un parallèle avec Cambridge

Aujourd’hui, la région Grenobloise compte de grands groupes. Comme STMicroelectronics, qui y emploie près de 6000 personnes sur deux sites. Notons que ses deux principaux actionnaires sont le ministère italien de l’Économie et des Finances et BPI France, chacun à hauteur de 14,1%.

On trouve aussi des entreprises très pointues dans la conception de processeurs spécialisés, dont Kalray. Et puis des entreprises telles qu’Orange Business, Atos, Huawei ont ouvert des centres de recherche dans la région pour profiter des compétences sur place.

On le voit : il ne s’agit pas uniquement d’un écosystème de start-ups ou de sociétés de service, mais bien de regroupement d’acteurs qui œuvrent dans les applications dites « dures ». Même s’il existe d’autres pôles technologiques en France, aucun, à part l’Île-de-France, ne peut se prévaloir d’un tel tissu industriel.

« Si je devais comparer, je dirais que cela ressemble à la ville de Cambridge en Angleterre. Il y a d’excellents laboratoires, des chercheurs. Il existe de nombreuses similarités et c’est la raison pour laquelle beaucoup de jumelages sont organisés entre les deux villes », poursuit M. Lambert. « Je ne nie pas qu’il existe d’autres pôles comme Sophia Antipolis, Marseille ou Nantes. Mais le tissu formation, recherche, industrie et entreprises dont nous disposons est assez unique. ».

Plusieurs incubateurs pour doper l’innovation

Un acteur majeur de l’innovation dans la région est la technopole Inovallée, crée voici plus de 50 ans. Elle fait aujourd’hui partie des 45 technopoles françaises labellisées par le réseau Retis. Le campus est implanté sur 110 hectares à cheval entre deux villes. On y dénombre 12000 collaborateurs et chercheurs, ce qui en fait le plus gros bassin d’emplois privés de la région grenobloise.

Inovallée travaille pour trois filières : le logiciel, les smart technologies et l’Intelligence artificielle. 58% des entreprises sont constituées de PME et 35% de grands groupes, parmi lesquels Capgemini, Thalès, Eaton, Open, Schneider Electric ou encore Framatome. Il est possible de retrouver ces détails sur l’observatoire d’Inovallée.  

L’attractivité est également assurée par le pôle de compétitivité Minalogic. Il se présente comme « le moteur de la transformation numérique au service des enjeux stratégiques de réindustrialisation, de souveraineté et de développement durable ». 380 entreprises, plus 17 organismes de recherche et de formation en font partie. Depuis sa création en 2005, plus de 11000 projets ont été labellisés et financés grâce à 1,2 milliard d’euros de subventions publiques et 2,9 milliards d’euros d’investissements privés liés aux différents projets de R&D.

Le rôle principal de Minalogic est d’aider les jeunes entreprises à monter leur projet, assurer le financement, développer l’activité et recruter des talents. Le pôle intervient dans plusieurs thématiques : industries culturelles et créatives, industries du futur, micro et nanoélectronique, optique et photonique, cybersécurité et IA. Le pôle porte également des projets à l’échelle européenne. À l’instar d’Inovallée, l’objectif est de faire se rencontrer différents acteurs pour arriver à monter des projets communs.

À quand la mise en place d’un Small Business Act ?

Lors de nos différents entretiens, tous nos interlocuteurs ont déploré l’absence de mise en place d’un Small Business Act qui réserve une part de la commande publique aux petites et moyennes entreprises française et/ou européenne.

Cet aspect n’est pas spécifique à la région grenobloise, mais se retrouve partout et dans tous les domaines de la Tech. Un parallèle est également souvent fait avec l’industrie de l’armement. « Tout le monde vante la nécessité d’une défense européenne, mais la plupart des pays continuent à s’équiper de produits américains », précise M. Lambert

« Tout ce qui me rappelle Grenoble est pour moi le souvenir d’une abominable indigestion », écrivait Henri Beyle, dit Stendhal. Espérons que s’il revenait parmi nous, son regard aurait changé.

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