Le luxe à la Française à un tournant de sa transformation digitale
Pour le Comité Colbert et Bain & Company, le secteur du luxe n'est pas en avance dans sa transformation. Les grandes maisons vont devoir aligner leurs dépenses IT sur une feuille de route claire, rationaliser leurs architectures et internaliser des compétences comme l’IA. Et DSI et DG devront beaucoup plus dialoguer.
Historiquement, les marges du luxe sont élevées. De quoi permettre à cette industrie d’investir dans les technologies. Pourtant, elle ne fait pas office de pionnière dans le numérique. C’est ce qui ressort d’une étude menée par le Comité Colbert et Bain & Company, une organisation qui réunit une centaine de maisons françaises.
Seules 37 % estiment disposer aujourd’hui des compétences, des capacités IT et des données nécessaires pour mettre en œuvre leur stratégie numérique
Renforcer les fondations technologiques
Même si les DSI et les patrons du luxe « considèrent la technologie comme une fonction stratégique », les incertitudes actuelles – qui pousse à faire des économies – pourraient ramener les ambitions à la baisse.
Le Comité Colbert et Bain & Company préconisent une autre approche et appellent à voir plus loin. « Les maisons de luxe doivent [au contraire] renforcer leurs fondations technologiques pour saisir les opportunités de croissance et de rentabilité de demain, tout en répondant aux attentes d’une clientèle de plus en plus familière avec les outils et usages numériques », justifient-ils.
Le secteur consacrerait en moyenne 3,1 % de son chiffre d’affaires à la technologie. Mais cet indicateur masque de fortes disparités, avec une fourchette qui s’étend de 1,9 % à 5,5 %.
Fait notable, la taille de l’entreprise ne semble pas encore induire d’économies d’échelle significatives. Cette situation s’explique en partie par une croissance bâtie sur des acquisitions successives, mais aussi par le poids des systèmes legacy.
Moins de la moitié des budgets IT allouées à la TransfoNum
Le secteur semble d’accord avec les préconisations du rapport. Ses entreprises ne compteraient pas réduire la voilure. 60 % prévoient une hausse de leurs dépenses de plus de 5 % dans les trois prochaines années, dont 28 % qui anticipent même une augmentation supérieure à 10 %.
Cela ne signifie pas pour autant qu’elles ne vont pas rationaliser leurs dépenses. En moyenne, l’IT du luxe consacrerait 63 % de ses budgets au maintien des systèmes existants (le « run »). Et 37 % iraient aux projets de transformation et de modernisation (le « change »).
Ce ratio, inférieur à celui d’autres secteurs « plus matures », signale qu’un effort important reste à fournir pour moderniser les infrastructures et libérer pour l’innovation.
Mais encore faut-il innover juste. Or une part prépondérante (40 %) est encore allouée aux activités en contact direct avec le client. Une orientation héritée de l’accélération numérique post-pandémie. Comme le résume un directeur des systèmes d’information du secteur, « les investissements récents ont principalement porté sur l’innovation front-end. »
Trois leviers d’optimisation pour plus de performance
Quatre ans plus tard, les investissements doivent aller d’autres directions, préconise le rapport. « Nous entrons dans une phase qui exige une attention renforcée sur la donnée, l’intelligence artificielle, les opérations, la chaîne d’approvisionnement et la transformation du back-office », poursuit le DSI.
Pour Bain & Company et le Comité Colbert, le déséquilibre entre run et change imposera un arbitrage stratégique. Il ferait en outre de l’optimisation, non plus une option, mais un enjeu vital. Bref, l’optimisation des dépenses s’impose comme un passage obligé, souligne le rapport sectoriel.
Les experts identifient trois axes pour y parvenir, non pas dans une idéologie de réduction des coûts, mais avec l’ambition de « libérer des capacités financières et humaines au service de l’innovation. »
Une feuille de route à clarifier
Le premier levier réside dans l’alignement rigoureux des investissements sur les priorités stratégiques de l’entreprise. Une évidence ? Sans doute, sauf que les dirigeants du luxe ne répondraient pas toujours au besoin de clarté exprimé par les DSI.
Lorsque le DG est perçu comme moins moteur sur la Tech, 57 % des DSI réclament avant tout « une feuille de route claire, avec des objectifs précis ». À l’inverse, lorsque le DG est pleinement engagé, leurs attentes évoluent vers un partenariat plus stratégique.
Les DSI sollicitent alors « un soutien clair et constant » et « une aide pour faire progresser la culture technologique ».
Rationaliser et centraliser sans tuer l’autonomie
Le second axe concerne la rationalisation des architectures technologiques. Il s’agit ici de moderniser le legacy, d’éliminer les doublons et de s’appuyer davantage sur des solutions et des plateformes partagées entre les marques ou les régions.
L’étude suggère également que les achats IT et le suivi des coûts informatiques pourraient être davantage centralisés, tout comme le déploiement à l’échelle des projets pilotes les plus prometteurs. Mais sans nuire à l’autonomie et à la spécificité de chaque maison, nuance le rapport.
Internaliser des compétences clés pour se différencier
Le troisième impératif stratégique touche à l’évolution du modèle de gestion des talents. L’étude met en lumière une forte dépendance aux prestataires externes, qui capteraient 68 % des dépenses de transformation.
Les maisons auraient tout à gagner à internaliser progressivement ces compétences créatrices de différenciation, comme la cybersécurité, le développement front-end et l’IA/machine learning. Comme le souligne un dirigeant, ce « qui importe, ce n’est pas tant le pourcentage d’externalisation, mais les compétences clés conservées en interne ».
Pour entrer réellement dans une nouvelle phase de maturité technologique, le luxe est également appelé à soigner la qualité de la relation entre la direction générale et la direction des systèmes d’information.
Un retard culturel numérique très fort des DG
Le chemin s’annonce long cependant. L’étude révèle un fossé culturel et structurel profond. Un directeur général du secteur confie : « Je me plonge facilement dans de nombreux sujets, du merchandising à la finance… La technologie, en revanche, est un domaine plus complexe pour moi, car je n’ai pas le même bagage. »
Cette méconnaissance se traduirait par une place moindre accordée à l’IT dans les organes de décision. Seuls 35 % des DSI du luxe siègent au comité exécutif. Ce chiffre contraste fortement avec les 83 % observés dans la distribution.
Comme l’admet un autre patron du luxe : « La technologie est encore trop souvent perçue comme une fonction support ».
Un tandem DG-DSI à construire
Pour y remédier, le rapport émet plusieurs préconisations. Il recommande de renforcer la culture technologique des dirigeants (seuls 52 % des répondants affirment que leurs comités de direction ont été formés à ces enjeux).
Au-delà de la formation, une solution structurelle émerge : le « modèle Produit ». Cette approche a été popularisée par les géants du numérique, où experts métiers et technologiques travaillent en tandem. Son adoption reste inégale dans le luxe : 55 % pour les activités en contact avec le client, mais tout juste 25 % pour les opérations cœur de métier.
Ce modèle est vanté comme une réponse directe au besoin de dialogue et d’alignement entre IT et business pour transformer la fonction IT en partenaire créateur de valeur et non plus en centre de coûts.
Après avoir massivement investi pour combler son retard numérique, le secteur du luxe se trouve à un nouveau tournant, concluent les auteurs.
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