Le XV de France met de l’Intelligence artificielle dans son intelligence de jeu

Le XV de France a connu une année 2022 exceptionnelle (13 victoires consécutives, Grand Chelem aux 6 Nations). Si le travail du sélectionneur, du staff et des joueurs explique évidemment ce bilan, l’analytique avancée et l’IA ont eu leur rôle à jouer. Et elles devraient prendre une part importante dans la préparation des Tricolores pour la Coupe du Monde 2023 en France.

Une rencontre. Voilà comment Fabien Galthié, sélectionneur du XV de France de Rugby, et Jean-François Sebastian, directeur général de SAS France, expliquent la genèse d’un projet entamé en 2021 avec la Fédération Française de Rugby (FFR). (Photo ci-dessus : de gauche à droite, Fabien Galthié, Jean-François Sebastian, Julien Piscione. ©Julien Poupart/FFR)

Les deux hommes se sont croisés l’année précédente et ont œuvré pour lancer un nouveau projet analytique aux multiples facettes.

La phase de prototypage durera un an. Le partenariat débute en 2020 par l’organisation d’un atelier de Design Thinking entre Fabien Galthié, la cellule performance du XV de France, et SAS.

« Les données sont exploitées depuis vingt ou trente ans dans le monde de l’entreprise : leur analyse est un outil d’aide à la décision sur tous les sujets », constate Fabien Galthié. « Donc nous nous sommes demandé : pouvons-nous l’appliquer à notre travail ? C’est-à-dire pour se préparer au mieux et battre l’adversaire que l’on va rencontrer le week-end ? Et nous nous sommes mis à réfléchir sur tout, sans rien nous interdire ».

La touche augmentée à l’IA

Dans un premier temps, Charlotte Douette, consultante IA et analytique chez SAS, accompagne le data scientist et les « sport scientists » du XV de France pour analyser les touches. « Nous avons commencé à travailler avec Karim Ghezal, [l’entraîneur spécialiste des touches N.D.L.R], tout simplement parce qu’il était déjà sensibilisé aux données », raconte-t-elle.

Le XV de France et SAS ne sont pas partis d’une feuille blanche pour autant. « Au sein du staff et dans de nombreuses équipes, il y a des analystes de la performance qui décortiquent les résultats des matchs », confirme Julien Piscione, responsable Département Accompagnement à la Performance pour la Fédération Française de Rugby. Les data analysts du XV de France manipulaient par ailleurs déjà des scripts Python. Mais avec le nouveau projet, l’analytique allait passer à la vitesse supérieure.

Avec l’appui de la Fédération, l’équipe nationale concocte alors une base de données de 1 438 matchs (Top 14, U20, et internationaux) depuis 2019. « Pour le XV de France, cela représente 36 matchs, soit 450 touches », chiffre Charlotte Douette.

Les maillots de l’équipe de France sont équipés de trackers GPS. Ces dispositifs produisent la grande majorité des données enregistrées lors d’un match. Les sport scientists les complètent avec des statistiques sur le nombre et le type d’actions. Au total, on dénombre environ 4 500 événements, ainsi qu’une centaine de variables par événement et par match. Bref, des millions de lignes.

 « L’objectif, c’était de pouvoir récupérer l’ensemble des caractéristiques de la touche, que ce soit la composition, la vitesse de libération, la position sur la surface du terrain, pour avoir les forces et les faiblesses de chacun au sein de cette phase de jeu », explique Charlotte Douette.

Rappelons qu’au Rugby, la touche n’est pas une simple remise en jeu. Elle est une phase de conquête, où les deux équipes s’affrontent, le plus souvent dans les airs, pour récupérer la possession du ballon. D’où l’intérêt de « prévoir » pour gagner le plus de conquêtes.

L’analyse prédictive qui découle des données compulsées sert aujourd’hui à préparer l’entraînement.

Douze modules de prédiction de jeu

Petit à petit, Charlotte Duette, son équipe et le staff du XV de France ont mis au point douze modules de prédiction. « Nous avons travaillé sur la mêlée, les rucks, le jeu au pied, les pénalités, etc. », indique-t-elle.

Ces phases de jeu sont également contextualisées par zone de terrain. Avec l’historique de données, la cellule d’analyse du XV de France peut ainsi connaître le nombre moyen de types d’actions réalisées par son équipe et par l’équipe adverse.

À partir des moyennes historiques, les analystes tirent un prédictif des actions qui se dérouleront lors du match suivant : nombre de touches, de mêlées, de rucks, etc. Là encore pour aider à préparer l’entraînement.

Le responsable de l’analyse du XV de France, Nicolas Buffa et ses analystes s’appuient sur une interface Web fournie et adaptée par SAS. Cette UI « simple d’utilisation » permet de « croiser les informations entre des zones d’intérêt, des durées, etc. », précise Nicolas Buffa. « C’est le principe de pouvoir requêter à souhait ».

Les analystes ne passent donc pas forcément par des requêtes SQL. Cependant, ils n’obtiennent pas toujours les résultats escomptés. « Il faut apprendre à s’en servir, il faut apprendre à creuser », indique le responsable de l’analytique. « Parfois, cela ne donne pas grand-chose, mais toutes les semaines, nous arrivons à proposer un indicateur intéressant ».

Les données sont ingérées dans la plateforme SAS Viya hébergée sur Azure. Quant aux modules mis en place, ils génèrent automatiquement des rapports qui sont envoyés aux membres du staff du XV de France.

En sus d’un outil d’interrogation des données, des tableaux de bord sont associés aux modules de prédiction.

Des entraînements data-driven

Lors de la masterclass « l’Observatoire du Jeu » qui s’est déroulé le 11 juin au Centre National de Rugby, Nicolas Buffa expliquait comment lui et la cellule performance ont analysé l’historique des matchs de l’Écosse pour tenter de prédire le déroulé du match du 23 février 2022 contre la France, afin de planifier l’entraînement.

« La cellule de performance avait estimé que l’entraînement [influencé par ses analyses] représentait 37,5 % du déroulé d’un match contre l’Écosse », évoque-t-il. Ce pourcentage semble faible. Il n’a en fait rien d’anormal. Le prédictif se concentre en effet sur les départs d’action et les lancements de jeu.

« Il n’y a pas un match où le scénario que l’on a prévu se déroule. »
Fabien GalthiéSélectionneur du XV de France de Rugby

Si l’équipe de France fait du « prédictif », elle ne fait pas pour autant de « prédiction » (mais bien des prévisions, traduction correcte du « predictive » anglais).

« Le rugby est un jeu très disruptif qui change toutes les trois secondes : ceux qui étaient debout sont par terre, ceux qui étaient par terre sont debout. On pouvait être dans notre camp, et on se retrouve dans le camp adverse. On pouvait être en possession, et [d’un coup] on est en défense », rappelle Fabien Galthié.

Dès lors, il est impossible de simuler, ou de prédire à la minute près, le déroulé d’une confrontation rugbystique entre deux nations. « Il n’y a pas un match où le scénario que l’on a prévu se déroule », souligne le sélectionneur. Ce qui ne remet nullement en cause l’utilité de l’analytique. Bien au contraire.

Un algorithme pour mieux évaluer les adversaires

Après un match, les statistiques clés sont par exemple analysées afin de débriefer l’équipe et d’anticiper le match suivant.

Même si elles ne prédisent rien (puisqu’il s’agit de statistiques et donc de probabilités), les données historiques sur les autres équipes restent également très utiles pour établir des stratégies d’attaque.

Par exemple, lors de l’Observatoire du Jeu, Laurent Labit, entraîneur en charge de l’attaque, a évoqué des éléments de préparation d’un match hypothétique entre la France et la Nouvelle-Zélande.

Parmi les conditions de victoire, les analystes ont remarqué que les équipes qui gagnaient contre les All-Blacks avaient un jeu qui limitait les rucks en nombre et en durée.

Mais le XV de France va plus loin. Avec SAS, Nicolas Buffa a développé – avec la participation de Fabien Galthié lui-même – un algorithme pour noter l’expérience du collectif et son évolution au cours d’un match.

La force d’un collectif est établie, entre autres critères, en comptabilisant le nombre de matchs internationaux joués en commun par toutes les paires de joueurs (chaque joueur a 14 « paires » possibles) qui composent une équipe (105 paires de joueurs dans une équipe de 15 joueurs). « Nous prenons une quinzaine de nations et nous comparons les chiffres des trois ou quatre dernières années pour estimer le vécu des équipes », avance Nicolas Buffa. « Nous nous sommes aperçus que pour l’Afrique du Sud, il fallait remonter encore plus loin et que l’équipe avait quatre fois plus d’expérience collective que nous ».

Lors du match « amical » contre l’Afrique du Sud (deux cartons rouges), la note du collectif français est passée de 12 sur 24 au coup d’envoi, à 7,4 sur 24 après l’expulsion du capitaine Antoine Dupont pour jeu dangereux. « C’est une équipe avec “7,4” d’expérience collective qui est allée chercher ce dernier quart d’heure pour reprendre le score face à une équipe qui avait 24 sur 24 », se félicite Fabien Galthié. Preuve au passage qu’une métrique isolée ne fait pas tout.

Le sélectionneur a en effet utilisé d’autres leviers et des critères « secrets », et il a misé sur « d’autres objectifs » pour s’imposer face au Springbok. Mais il n’en dira pas plus.

L’intelligence collective passe avant l’intelligence artificielle

« Ce ne sont pas les chiffres qui nous dirigent, c’est nous qui les dirigeons. »
Fabien GalthiéSélectionneur du XV de France de Rugby

L’analytique avancée est donc de plus en plus utilisée par le XV de France. Mais Fabien Galthié insiste « ce ne sont pas les chiffres qui nous dirigent, c’est nous qui les dirigeons ».

Pour le sélectionneur, les analyses demeurent des outils d’aide qui sont à la disposition du staff. Les décisions importantes restent du ressort de l’humain. Par exemple, l’ancien demi de mêlée international ne fait pas d’analytique en temps réel. « Pendant un match, je ne me connecte à rien », assure-t-il.

De même, la sélection des individus qui forment le collectif demeure la seule responsabilité du sélectionneur et de son staff, sans qu’il y ait besoin de faire intervenir des modèles algorithmiques.

Quant à l’accompagnement mental des joueurs, il peut certes s’appuyer sur des indicateurs, mais là encore, ce sont les entraîneurs qui doivent trouver les clés pour comprendre et conseiller les rugbymen.

L’analytique prend le relais de la vidéo

L’intuition n’a donc pas disparu. Elle se vérifie juste désormais par des chiffres. Et l’analytique est bien plus valorisée que l’analyse vidéo traditionnelle.

« Nous avons mis l’intelligence collective au centre du projet. Et au centre, il y a la cellule d’analyse. »
Fabien GalthiéSélectionneur du XV de France de Rugby

« Nous avons mis l’intelligence collective au centre du projet. Et au centre, il y a la cellule d’analyse », assure le sélectionneur. « L’évolution majeure, elle est là. Avant, les coachs avaient l’intuition et se servaient de la cellule vidéo comme d’une bibliothèque de matchs. Aujourd’hui, nous pouvons tout déverser : nous travaillons sur des méthodologies, des manières de penser, etc. »

Les données sont également utilisées, de manière plus traditionnelle, dans le cadre de l’entraînement (Thibault Giroud, directeur de la performance du XV de France, s’appuie sur celles à sa disposition pour planifier la préparation physique de chaque joueur), ou pour réduire la fatigue liée au grand nombre de réunions.

Le XV de France et la FFR ont en tout cas validé le potentiel de l’analytique après le Grand Chelem obtenu lors du Tournoi des Six Nations 2022. Fabien Galthié et son staff anticipent déjà le prochain Tournoi ainsi que la Coupe du Monde en 2023. Dans un premier temps, il s’agira d’améliorer les modules en place. Mais la FFR aurait l’intention de lancer d’autres projets analytiques. Des initiatives « à suivre » donc. Comme une chandelle à l’ancienne.

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