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Les Greffiers blockchainisent le K-Bis et le RCS

Derrière les données publiques sur les entreprises se cache un système de notifications, que les Greffiers des tribunaux de Commerce ont modernisé avec un « vraie » DLT. Le but : gagner en rapidité et en transparence.

Cet article est extrait d'un de nos magazines. Téléchargez gratuitement ce numéro de : Applications & Données: Processus : les bons candidats pour le RPA

Ils sont deux cent vingt. Ils ont cent trente-quatre offices répartis sur la totalité du territoire (sans compter l’extension aux territoires ultramarins). Il n’y a pas une seule entreprise française qui ne passe entre leurs mains. Et pourtant. Les greffiers ont une profession qui n’est pas forcément bien connue.

« Nous sommes chargés de missions spécifiques dans les tribunaux de Commerce. »
Philippe BobetPrésident honoraire, Conseil National des Greffiers des Tribunaux de Commerce

« Nous sommes des officiers publics et ministériels – comme les notaires et les huissiers », resitue Philippe Bobet, Greffier associé du tribunal de commerce de Paris – également Président honoraire du Conseil National des Greffiers des tribunaux de commerce (CNGTC). « Nous sommes chargés de missions spécifiques dans les tribunaux de Commerce ».

Parmi ces missions spécifiques, les greffiers produisent les fameux « extraits K-Bis » ; ces documents qui résument un ensemble d’informations juridiques et des données personnelles sur les dirigeants des entreprises. Comme le registre de publicité légale des K-bis est obligatoire pour toutes les sociétés et tous les entrepreneurs, la mission des greffiers est considérée comme régalienne.

« Nous exerçons une mission de contrôle [des informations] et de légalité : est-ce que les dossiers sont conformes ? L’objet social est-il conforme au droit ? Etc. », continue d’expliquer Philippe Bobet. Or ce contrôle engage la responsabilité de ceux qui le font. Les greffiers cherchent donc en permanence des moyens de sécuriser l’information pour mieux la certifier.

L’IT en est un privilégié. « Historiquement, notre profession a toujours eu une grande appétence pour l’informatique », confirme le Président honoraire du CNGTC. Une appétence qui a récemment poussé la profession à se pencher sur la blockchain, dans le cadre d’un projet de modernisation du Registre de Commerce des Sociétés (RCS) et de la production de ces K-Bis.

Sous le capot du RCS : les notifications intergreffes

Pour comprendre l’intérêt des DLT (registres numériques distribués) pour les Greffes des tribunaux de Commerce, il faut plonger dans la mécanique du RCS.

Tout dossier de toute société française (création, changement de noms, de dirigeants, mise en liquidation, etc.) est d’abord saisi par les greffes. Dans un deuxième temps, une fois enregistrés et traités, ces dossiers deviennent accessibles sur un site comme Infogreffe, lui aussi géré par les greffiers – « le premier instrument de diffusion de cette information légale », souligne Philippe Bobet.

Dans un troisième temps, ces données publiques sont reprises, enrichies et agrégées avec d’autres sources par des sites comme DataInfogreffe (là encore géré par les greffiers), Société.com ou Altares.

Mais avant d’en arriver là, les 134 offices – qui sont des entités indépendantes les unes des autres – doivent s’échanger en permanence des flux d’informations croisés sur les entreprises des territoires qu’elles couvrent (Paris, Lyon, etc.). Ce sont « les notifications intergreffes ».

« Imaginez une société immatriculée à Paris et qui transfère son siège. [Par exemple] la SNCF, immatriculée à Paris, qui décide de transférer son siège dans le 93 [N.D.R. : comme elle l’a fait, entre en 2013 et 2015] », illustre Philippe Bobet. « La SNCF va accomplir une seule formalité légale, au greffe de Bobigny (93), pour dire qu’elle y transfère ses sièges sociaux. C’est le greffe de Bobigny qui va ensuite envoyer une notification à celui de Paris pour lui dire qu’il doit radier les établissements [de la SNCF] à Paris ».

La SNCF est un exemple intéressant parce qu’elle est implantée partout en France. « Bobigny va aussi écrire à tous les autres greffes où il existe un établissement. Chacun de ces greffes va recevoir une notification [numérique]. Il va la traiter, puis mettre à jour sa base locale ».

L’envoi de notifications multiples intervient également lors des changements de noms, des fusions ou des radiations de maisons mères. Dans tous ces cas, il faut informer l’ensemble des greffes où se trouvent des « établissements secondaires hors ressort ».

Des notifications multiples et sans suivis

Ces notifications, telles qu’elles étaient faites, posent plusieurs problèmes.

Le premier est que l’envoi d’une notification d’un greffe vers un autre n’est suivi d’aucun contrôle par l’expéditeur. « Quand j’envoie un mail, je ne sais pas vraiment s’il est lu et s’il est suivi d’effets ». Il y a certes les accusés de réception numériques « mais ils ne font pas preuve. Ce n’est pas “opposable” », rappelle Philippe Bobet.

« Lors du transfert du siège de la SNCF, Bobigny a donc envoyé 130 notifications aux greffes où se trouvaient des établissements secondaires, mais sans savoir si elles sont bien reçues et quels sont les délais de traitement […] Un greffe est dans le flou. Et s’il y a un problème, on peut ne s’en apercevoir que longtemps après ».

Des échanges à base de courriers

Un autre facteur a poussé les greffiers à moderniser leur système de communication : le papier.

À côté du mail, « les échanges sont encore beaucoup faits par lettres simples ou par R-AR. Il n’y a pas de système uniformisé et informatisé », regrettait Philippe Bobet. « Le mail n’est pas sécurisé – et dedans il y a de l’information très confidentielle qui circule de greffe à greffe. Quant au R-AR, il est lourd et peu satisfaisant pour une profession qui se veut moderne ».

« Le R-AR est lourd et peu satisfaisant pour une profession qui se veut moderne. »
Philippe BobetPrésident honoraire, Conseil National des Greffiers des Tribunaux de Commerce

Enfin, comme les offices sont indépendants, chaque greffe possède son propre SI. « Sur Infogreffe, vous avez accès à un registre centralisé. Mais c’est une agglomération de toutes les informations détenues dans des registres locaux, sous la responsabilité de chaque greffe concernée », résume le Président honoraire du CNGTC.

Dit autrement, en termes purement IT, le RCS français est un registre décentralisé, chaque greffe est un nœud totalement indépendant, qui travaille avec d’autres nœuds, sans lien de subordination, et qui ont tous intérêt à collaborer.

Résultat, la blockchain est apparue comme un bon moyen de relier tous les greffiers de commerce et leurs SI – même s’ils sont distincts – pour échanger cette information.

La volonté de tester

Le choix de la blockchain vient aussi d’une volonté de tester une technologie récente. Les Greffiers avaient déjà vécu les « bascules » vers le Minitel, puis vers Internet. Suite logique, « cette technologie blockchain, que l’on voit arriver des États-Unis depuis une dizaine années, nous voulions en faire », lance Philippe Bobet.

« Il nous a semblé indispensable de nous en emparer, de nous l’approprier et de l’utiliser au service de la Justice commerciale. Dans les professions réglementées du droit, tout le monde essaye d’en faire – huissiers, notaires ou avocats. Nous, nous avons cherché [un cas] où la blockchain aurait un intérêt, à l’échelle nationale, pour fonctionner entre tous les greffes des TC de France ».

NovaGreffe

La blockchain des greffiers aurait pu être menée en commun avec le projet Infogreffe (« seul point qui nous relie », rappelle le président), mais comme « il y a déjà un empilage conséquent de projets IT dans différents domaines sur cette plateforme, nous n’aurions pas pu commencer avant un an minimum ».

Pas question non plus de passer par les prestataires qui développent leurs solutions métiers. « Dans un greffe, il y a différents métiers. Nous gérons le RCS, mais aussi les procédures collectives [N.D.R. : lire ci-après), la prévention des difficultés, le contentieux, les référés. Tout cela est aggloméré et géré dans un seul système qui nécessite plus de 10 ans/Homme de travail [pour être développé]. Il y a cinq prestataires en France qui eux aussi, et comme tout le monde, avaient leurs projets en cours et leurs urgences du moment ».

Philippe BOBET et ses confrères décident donc de créer une association spécifique : Novagreffe – au sein de laquelle se rassemblent deux groupements informatiques nationaux (celui de Paris et d’autres greffes qui utilisent le même système d’information). L’objectif était de rassembler des professionnels et des « créatifs de l’IT » afin de « définir de nouveaux contours aux modalités d’exercice de notre métier en apportant plus de sécurité, transparence et facilité aux entreprises et usagers du service public », dit-il au MagIT.

Quatre villes sont alors incitatrices dans ce projet : Paris, Lyon, Meaux et St Etienne.

Le choix d’Hyperledger sur site

Comme les greffes ne sont pas soumis à une démarche de marché public (ils sont maîtres de leurs moyens financiers), ils peuvent choisir les prestataires qu’ils souhaitent. « Nous aimons nous qualifier “d’entrepreneurs de service public”. Cela résume bien la profession », sourit Philippe Bobet. « D’ailleurs, cette aventure de la blockchain a commencé par une rencontre qui a bien fonctionné », en l’occurrence avec IBM.

Pas d’appel d’offres non plus, « nous savions ce que cela allait couter ».

Le choix technologique s’est alors porté sur Hyperledger Fabric en version sur site. « Chaque greffe a son propre nœud. Dans notre groupement [N.D.R. : chapeauté par Paris], il y a un nœud par greffe. Mais dans d’autres, il peut y en avoir moins. ». Certains greffes sont en effet de taille très petite.
« Le Greffe de Guéret, par exemple, n’a pas les mêmes moyens que Lyon, Marseille ou Paris. Mais la philosophie, c’est bien de gérer nous-même. Quels que soient les domaines, dans notre profession, notre philosophie c’est d’être maître de nos moyens et de les pérenniser, de les développer et de les améliorer. C’est une constante depuis très longtemps. Il n’y a pas de raison que cela change [avec la blockchain] ».

« La philosophie c'est de gérer nous mêmes. Quelques soient les domaines, dans notre profession, notre philosophie c'est d'être maître de nos moyens. »
Philippe BOBETPrésident honoraire, Conseil National des Greffiers des Tribunaux de Commerce

Pourquoi Hyperledger Fabric, qui n’a pas la réputation d’être la blockchain la plus simple comparée à Ethereum ou Quorum ? « Elle a attiré notre attention, car ce semblait être le protocole le plus avancé et le plus utilisé par les entreprises dans le monde », répond Philippe Bobet au MagIT. Le fait qu’il soit open source et géré par la fondation Linux a également joué dans le choix.

Les premières rencontres avec IBM, début 2018, confirment qu’Hyperledger est bien compatible avec les besoins exprimés. Le projet est sur les rails.

La première phase a pris 18 mois. Les travaux démarrent en février/mars 2018 pour avancer étape par étape : « la première étape de prototype sur un cas précis de notification, [puis] un pilote interconnecté avec les systèmes d’information de deux de nos prestataires informatiques, [puis] une extension à l’ensemble des types de notifications RCS, puis à celles relatives aux procédures collectives, et [enfin des] tests de bout en bout et à l’échelle ».

Aujourd’hui, Philippe Bobet voit la blockchain « comme un squelette sur lequel nous allons nous connecter ; nous allons lui ajouter des membres, des ramifications ». L’intégration, via API, a été plutôt simple et n’a pris que quelques dizaines de jours/Homme. Mais, concède-t-il, la blockchain fait peur. « Dès que l’on parle de sécurité juridique, tout le monde a voulu regarder de très près ». Une documentation technique extrêmement fournie a donc été rédigée en parallèle.

Une UI très simple en front-end

Une phase de communication a également débuté pour expliquer la blockchain et former les collaborateurs des premiers greffiers qui devront traiter les demandes.

On l’oublie souvent, mais dans un projet blockchain, la partie « utilisateur » est en effet quasiment aussi importante que la blockchain elle-même.

« L’important, c’est que ce soit comme un téléphone. Je l’utilise, mais je ne sais pas comment cela fonctionne. Une télé non plus. J’appuie sur un bouton et ça fonctionne, c’est tout » compare Philippe Bobet. « Nous voulions que ce soit exactement la même chose pour la blockchain appliquée aux greffes de commerce. Nous voulions que l’opérateur devant son écran ait une UI qui ressemble à ce qu’il connaissait avant - avec le même vocabulaire. Qu’il y ait une blockchain derrière [mais que cela] ne change pas grand-chose pour lui ».

Remplacer tous les moyens de notifications intergreffes

Cette blockchain a vocation à terme à remplacer tous les modes de communication intergreffe pour accélérer les traitements. Elle sera pleinement opérationnelle ce trimestre. « C’est une vraie réalisation concrète » se félicite Philippe Bobet.

Avec la blockchain, le délai d’envoi des notifications lors d’un changement d’état d’un K-Bis se fait désormais en quelques secondes. Autre avantage, l’application à base de blockchain permet de suivre, en temps réel, les changements et les évolutions du traitement des demandes.

« Grâce à la blockchain, nous pouvons envoyer une information, à l’instant T, à tout le monde. Des indicateurs [sur une application de gestion] permettent de savoir que l’information est bien passée dans le réseau, si le destinataire l’a reçue, traitée, ou s’il y a eu un problème ».

Une UI simplissime

Le tableau de contrôle de l’application de notifications à base de blockchain est commun à tous les greffes, même s’ils ont des SI différents.

La notification verte montre une demande traitée, avec le code de l’opération (par exemple la réduction du nombre d’associés et une société qui devient à associé unique avec changement de forme juridique, sera UNI FJU).

En orange, les demandes non traitées (relance possible).

Et en rouge, les demandes refusées avec le motif également dans la blockchain.

Le SIRET est indiqué pour chaque notification.

L’objectif global est de traiter une demande en 72 h. Ces trois jours correspondent au délai cible de traitement « qui nécessite un contrôle de la légalité, réalisé par le greffier selon les normes professionnelles, et consécutivement la validation ou le refus de la notification par le(s) greffe(s) qui la reçoi(ven)t et qui est tenu d’en indiquer les raisons ou le grief ».

Dans le cas d’une notification concernant un groupe implanté partout en France, « ce sont jusqu’à 141 greffes qui sont notifiés et qui doivent fournir un retour », précise Philippe Bobet pour LeMagIT. « D’où ce délai qu’il faut voir comme un délai cible. Le délai moyen sera très certainement inférieur après les premières semaines d’utilisation ».

NovaGreffe n’a pas prévu d’ouvrir sa technologie à l’extérieur. « Infogreffe n’a pas vocation à reprendre cette blockchain privée, de greffe à greffe. Le Conseil National pourrait en revanche la reprendre pour en assure la pérennité », prévoir Philippe Bobet. « Mais elle sera gérée par NovaGreffe ». Et sera toujours appliquée « à la cuisine interne ».

Vers une blockchainisation des procédures collectives

Ceci étant, les greffiers n’entendent pas s’arrêter là et vont l’étendre aux procédures collectives (mises en redressement judiciaire, sauvegarde des sociétés, liquidations) d’ici 2021.

« Ce sont 3 500 dossiers par an pour le Greffe de Paris. Et autant de notifications intergreffes. Quand il s’agit d’un grand groupe – comme ce fut le cas de La Grande Récré mise en redressement judiciaire par le TC de Paris –, cette information doit là encore être portée à l’ensemble des juridictions dans lesquelles La Grande Récré a un établissement », illustre Philippe Bobet. « Et il faut le faire rapidement parce que c’est une information extrêmement précieuse qui intéresse les salariés, les créanciers, les acheteurs ».

Il faudra néanmoins un traitement technique différent des notifications précédentes pour prendre en compte l’effacement dans le temps de certaines inscriptions « expressément visées par les textes réglementaires (mentions relatives aux procédures de sauvegarde et redressement judiciaire) », précise le Président du CNGTC.

Un lancement progressif

« Techniquement, la solution est déjà exploitable par tous les greffes utilisant les solutions de deux prestataires informatiques, soit environ la moitié du volume des greffes. »
Philippe BobetPrésident honoraire, Conseil National des Greffiers des Tribunaux de Commerce

La première mise en production – ce trimestre – se fera avec quatre greffes (Lyon, Saint-Étienne, Meaux et Paris). Il est prévu d’ajouter quatre autres greffes dans la foulée après la mise en production.

« Techniquement, la solution est déjà exploitable par tous les greffes utilisant les solutions de deux prestataires informatiques, soit environ la moitié du volume des greffes », explique au MagIT Philippe Bobet.

Les travaux avec le troisième et dernier prestataire IT de la profession sont d’ores et déjà envisagés. Mais « ils dépendront de la réussite de la première phase ».

Propos recueillis lors de Blockchain Paris puis en février 2020 auprès de Philippe BOBET, Greffier associé du tribunal de commerce de Paris, Président honoraire, Conseil National des Greffiers des tribunaux de Commerce.

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