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Le rachat d’ARM par Nvidia inquiète aussi dans les datacenters

AWS, pour le cloud public, et Fujitsu, pour les supercalculateurs, utilisent des ARM comme une alternative aux GPU de Nvidia. L’Europe et la Chine aimaient cette technologie non américaine.

Nvidia annonce son intention de racheter ARM pour 40 milliards de dollars. Et même si le public sait surtout du premier qu’il est le leader des cartes graphiques, et du second qu’il conçoit les processeurs de tous les appareils mobiles, cette annonce explosive met en émoi le monde des datacenters au moins autant que celui des terminaux.

D’abord parce que les processeurs ARM sont justement en train de revenir dans les serveurs et les constructeurs de ces machines redoutent, tout autant que les fabricants grand public, que Nvidia influence les prochains designs pour moins concurrencer ses produits historiques.

Ensuite parce que ce rachat pose un problème géopolitique. En Asie, en Europe et au Moyen-Orient, les conglomérats industriels ont manifesté leur volonté d’abandonner les classiques processeurs x86 d’Intel au profit de processeurs ARM. Car, n’étant pas américains, ils préservent les capacités de R&D locales des embargos que les USA pourraient décréter à tout moment afin de conserver un avantage économique. Or, en devenant propriété de Nvidia, ARM passe sous pavillon étasunien.

L’épineux problème d’être souverain sans acheter de marque américaine

Il y a un précédent à ce risque de souveraineté : le processeur Risc-V. Né ces dernières années dans les universités technologiques de la Silicon Valley, le Risc-V est un processeur Open source qui a été développé avec la même ambition qu’ARM : permettre à quiconque de produire lui-même la puce dans les usines de son choix. Hélas, la fondation en charge du projet s’est rapidement heurtée aux invectives des industriels qui lui opposaient que toute technologie américaine, aussi Open source soit-elle, était nécessairement soumise à la juridiction de Washington.

En 2019, la fondation s’est vue contrainte de déménager son siège en Suisse, condition sine qua non pour que son projet soit adopté en Europe et en Asie.

À la tête de SiPearl, l’entreprise qui développe le Rhea, le processeur ARM des prochains supercalculateurs européens, Philippe Notton relativise néanmoins la gravité d’un passage d’ARM sous juridiction américaine. « Le problème auquel s’est heurtée la fondation Risc-V est plus symbolique qu’autre chose. Le fait est que, pour être à l’abri de tout risque d’embargo, il faudrait que les processeurs soient entièrement conçus et fabriqués en Europe, avec des moyens européens. Or, c’est à l’heure actuelle tout simplement impossible. »

« Comme nombre de fabricants de processeurs, nous allons faire produire le nôtre dans les usines du Taiwanais TSMC, après en avoir conçu l’implémentation sur des logiciels de design américains », ajoute-t-il.

En effet, les fondeurs utilisent principalement trois logiciels d’EDA (Electronic Design Automation) pour implémenter leurs circuits : Synopsys, Cadence et Mentor Graphics, tous américains. Quant aux usines de semi-conducteurs en Europe, elles se comptent sur les doigts d’une main : STMicroelectronics dispose de chaînes capables de graver des composants en 28 nm et l’antenne allemande de GlobalFoundries (propriété de la compagnie émirienne ATIC) sait descendre à une finesse de gravure de 22 nm. Nous sommes loin des 7 nm actuels des chaînes TSMC, voire des 3 nm qu’il annonce déjà.

Selon Philippe Notton, pour avoir des moyens locaux, il faudrait qu’une demande existe. Il imagine que l’adoption du Rhea dans les supercalculateurs européens dès 2022, puis dans l’industrie automobile au-delà, pourrait créer un tel besoin. En attendant, le fait que les ingénieurs et la propriété intellectuelle d’ARM restent en Europe devrait suffire à garantir une certaine autonomie vis-à-vis d’éventuelles décisions d’embargos prises outre-Atlantique.

Menace de monopole

Le risque que Nvidia influence l’évolution des processeurs ARM exacerbe tout autant les passions. Et pour cause : dans les datacenters, les raisons qui l’inciteraient à le faire ne manquent pas.

Exemple. En juin dernier, le Japon a fait une entrée fracassante à la première place du Top500, le palmarès des supercalculateurs, avec une machine Fugaku qui n’a plus besoin de GPU Nvidia pour battre de nouveaux records de performances. Son secret ? Fugaku est le premier supercalculateur entièrement basé sur des processeurs ARM, plus exactement des A64FX implémentés par Fujitsu et qui intègrent chacun 48 cœurs. Cette machine est 2,8 fois plus puissante que celle jusqu’ici en tête de peloton, un serveur Power9 d’IBM, bardé de GPU Nvidia Volta GV100.

Autre exemple. L’hébergeur AWS, à l’avant-garde de l’adoption des configurations ARM, s’est servi de sa licence pour implémenter des processeurs Inferentia dédiés aux moteurs de Machine Learning, dans le but de ne pas avoir à acheter de GPU Nvidia.

Dans ces situations, Nvidia n’a pas fait que perdre l'appel d’offres. Démontrer que ses GPU sont les composants les plus adaptés du monde pour les calculs complexes, sert à vendre ses produits dans les projets d’intelligence artificielle des entreprises. Une activité qui lui rapporte à présent plus que la vente de cartes graphiques.  

La crainte des fabricants de puces ARM est que Nvidia fasse en sorte que des déconvenues comme celles de Fugaku et des Inferentia ne lui arrivent plus. « L’indépendance d’ARM est la clé de son succès. Dès lors que son contrôle passe dans les mains de l’un de ses rivaux, son indépendance est compromise », commentait récemment l’analyste britannique Geoff Blaber du cabinet d’études CCS Insight.

Les analyses les plus virulentes, relayées par nos confrères de ComputerWeekly, viennent d’ailleurs du Royaume-Uni. « ARM vend des licences de son architecture à plus de 500 fabricants de processeurs, dont la plupart sont des concurrents directs de Nvidia. Désormais, Nvidia a le monopole. Il va certainement détruire ce modèle commercial », alerte Hermann Hauser, une figure de l’écosystème technologique de Cambridge, la ville universitaire qui a vu naître ARM au début des années 90.

La communication officielle de Nvidia dément toute velléité de rompre avec le modèle actuel d’ARM. Selon divers observateurs économiques, le candidat au rachat va néanmoins devoir passer encore un an, si ce n’est plus, à convaincre le gendarme de l’économie américaine que le risque de monopole est écarté. Cette condition doit être remplie avant d’obtenir le feu vert pour concrétiser la transaction.

Les processeurs ARM concurrencent plus Intel que Nvidia

Le patron de SiPearl fait partie de ceux qui excluent l’hypothèse d’un bouleversement de la stratégie d’ARM. « L’architecture ARM est incontournable et Nvidia se tirerait une balle dans le pied s’il y touchait. Le cas général reste que les architectures ARM et Nvidia se complètent », estime-t-il, en évoquant les feuilles de route des supercalculateurs qui seront équipés du processeur Rhea.

Aujourd’hui gravés par TSMC à une finesse record de 7 nm et enfin vitaminés par des cœurs Neoverse pour exécuter des codes applicatifs en parallèle, les processeurs ARM se positionnent en effet avant tout dans les datacenters comme une alternative aux processeurs x86 d’Intel. Sur le papier, les serveurs à base d’ARM seront plus compacts, moins chers et au moins aussi puissants. Et puis ils tombent bien : il semble que les x86 d’Intel peinent désormais à évoluer aussi rapidement qu’ils le faisaient il y a quelques années. Il reste juste aux serveurs ARM à convaincre les entreprises qu’ils n’ont plus rien à voir avec les premiers modèles Moonshot sur lesquels HPE s’est cassé les dents en 2014-2015.

Le segment niche des supercalculateurs scientifiques mis à part, des baies de serveurs ARM sont déjà en production chez les grands fournisseurs de cloud public, comme AWS, Azure (on ignore toutefois si Microsoft se sert des machines qu’il a construites), ou encore le Français Scaleway. Toutes servent à exécuter des services ou des machines virtuelles Linux avec plus de rentabilité que les configurations x86. Une approche que Nvidia avait lui-même saluée en proposant d’adapter ses bibliothèques de calcul Cuda aux machines ARM.

L’inconnue, en revanche, est de savoir si Nvidia va réussir à vendre longtemps en parallèle des licences de puces ARM et des GPU clés-en-main, sans qu’une activité ne cannibalise l’autre. D’un côté, on veut y croire : Nvidia a parfaitement réussi à intégrer dans son catalogue les contrôleurs réseau Mellanox qu’il a rachetés l’année dernière, au point de créer une division Compute & Networking Group dédiée qui compte aujourd’hui pour près de 45 % de ses revenus. De l’autre, on n'en est pas aussi sûr : d'autres fabricants de processeurs voudraient, comme AWS et Fujitsu, décliner l'architecture ARM comme une alternative aux GPU de Nvidia.

« L’EPI – le consortium européen qui est à l’initiative de notre Rhea – planche aussi sur des projets d’accélérateurs alternatifs, notamment à base de Risc-V. Mais cela ne signifie pas qu’ils concurrenceront les GPU de Nvidia. Outre le fait que ces composants ne seront pas prêts avant des années, ils adressent d’autres fonctions, d’autres besoins », estime Philippe Notton.

« Vouloir opposer les GPU propriétaires de Nvidia à des processeurs dont les licences sont ouvertes à tous, qu’il s’agisse d’ARM ou de Risc-V, rappelle un peu trop l’histoire de l’opposition entre Windows et Linux. À la fin, on se rend compte que les deux cohabitent parfaitement », conclut-il.

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