La dépendance aux fournisseurs IT américains, un casse-tête européen
Si les acteurs privés et publics s’entendent sur leur forte dépendance aux solutions IT américaines, ceux présents à l’Open Source Experience ne s’accordent pas sur les éventuelles voies de sortie.
Atmosphère tendue à la Cité des Sciences. Le 10 décembre, se tenait le premier jour de l’Open source Experience. L’occasion pour l’organisateur, Systematic, de consacrer la plénière d’ouverture à l’open source, comme « clé de l’autonomie stratégique de l’Europe ».
Une plénière se terminant par une table ronde consacrée aux « initiatives clés de l’industrie open source pour construire la souveraineté et la compétitivité européenne ».
Non pas que les intervenants ne partagent pas le même constat. Les entreprises, le secteur public et les organisations européennes sont dépendantes des bons vouloirs des fournisseurs IT américains. Tensions géopolitiques mises à part, la hausse des prix annoncée par Microsoft la semaine dernière en est la parfaite illustration. « Le modèle économique actuel n’est pas supportable », affirme Laurent Treluyer, directeur délégué de la DSI à la Caisse Nationale des Allocations Familiales (CNAF) et membre du conseil d’administration du Cigref. « L’évolution des tarifs va nous emmener dans le mur ».
Avant cela, Microsoft et d’autres éditeurs avaient déjà opéré des hausses, et l’épisode Broadcom-VMware a laissé des traces dans l’esprit des DSI. L’adoption du cloud et du SaaS n’ont fait qu’empirer cette dépendance (les hausses de coût y sont « exponentielles », dixit Laurent Treluyer) et l’IA est désormais l’argument préféré des éditeurs pour justifier les hausses.
Certains éditeurs européens – les plus grands – ne font pas forcément mieux.
« Comme vous êtes dépendant, votre capacité de négociation est faible », ajoute-t-il. Selon l’étude menée par Astérès pour le compte du Cigref, 83 % des parts de marché IT en Europe sont attribués à des acteurs américains.
Open source : le Cigref fait part de la prudence de ses membres
L’open source et le libre apparaissent alors comme une des solutions pour réduire les dépendances envers certains acteurs. Le DSI délégué de la CNAF et d’autres membres du Cigref ont toutefois un sentiment partagé en la matière.
« Nous avons tous des composants open source dans nos systèmes, nous nous demandons comment en intégrer davantage. Avec une difficulté tout de même, il faut que cela fonctionne », déclare Laurent Treluyer. « Le problème du PDG des entreprises privées [membres du Cigref] n’est pas de choisir telle ou telle solution. Il faut que cela marche. Nous n’allons pas permettre des éléments fragiles dans nos systèmes d’information ».
En particulier, certaines solutions open source ont pu perdre leur licence puisque leur contributeur principal y voyait un intérêt économique. Ou alors, la promesse d’alternative ne s’est pas réalisée. La solution n’était pas calibrée pour répondre aux ambitions de l’entreprise. Ce qui peut être un risque.
En 2026, les membres du Cigref prévoient de travailler collectivement et avec leurs homologues européens sur la manière d’intégrer l’open source, de mieux comprendre les dépendances qui sont en jeu dans l’écosystème open source.
Il y a un sentiment d’urgence selon Cristina Caffara, présidente de l’EuroStack Initiative Foundation, il faut à la fois soutenir les projets open source et les entreprises du numérique européennes. « À moins que nous changions de mentalité, nous renforcions notre propre industrie, que nous créons des actifs numériques basés en Europe, possédés par des européens, nous sommes finis », lâche-t-elle.
« Et je ne m’attends pas à ce que la Commission européenne donne une feuille de route. Ni que la France et l’Allemagne le fassent. […] Le procurement du secteur public ne représente que 20 % des achats IT. En Europe, environ 80 % des achats sont réalisés par des acteurs du secteur privé », insiste-t-elle. C’est donc une question de pouvoir d’achat : aux entreprises européennes de changer leurs habitudes d’achat, insinue-t-elle.
Laurent Treluyer, visage fermé, semble accuser le coup. Le Cigref représente près de 80 milliards d’euros de budget IT en cumulé.
Le « bundle », un mal et un remède
Dans un même temps, l’offre de solutions logicielles et cloud européennes « n’a probablement pas répondu à la demande » sinon les entreprises les auraient achetés auparavant, nuance Cristina Caffara. « L’on ne retrouve pas une offre de services ou un support de solutions sur un périmètre global tel que les géants de l’IT américain le font ».
Pierre Pezziardi, préfigurateur des communs numériques (Digital Commons) rappelle l’accoutumance aux « cadrans magiques » de Gartner à partir desquels les DSI prennent leurs décisions d’achat et sont essentiellement trustés par des éditeurs américains. « Les acheteurs deviennent addicts à cette réassurance, même la DIGIT au niveau européen [la DSI de la Commission européenne, N.D.L.R] trouve confortable de recourir à ces choses-là », note-t-il.
« Ce dont on a envie, c’est qu’il y ait des champions qui fassent ces bundles [offres groupées, en français, N.D.L.R], qu’ils soient en mesure de répondre à des appels d’offres des membres du Cigref ou du secteur public et de les gagner contre des GAFAM », prêche-t-il. « C’est dans cette psychologie-là qu’il faut attaquer le marché et non plus grignoter de petites briques ». Ces offres groupées qui concatènent les logiciels ou les infrastructures, si décriés pour les potentielles atteintes à la compétitivité, seraient aussi une partie de la solution.
Pierre Pezziardi, conseiller auprès de la directrice de la DINUM est à l’initiative de La Suite, l’alternative à Microsoft 365 déployée auprès de 400 000 fonctionnaires. Le projet a été inspiré par l’adoption par l’administration allemande d’OpenDesk, une autre solution basée sur des briques bureautiques open source pour 100 000 de ses agents.
« Nous avons repris les mêmes briques open source sur certains segments. Nous sommes allés en chercher d’autres pour les éléments les plus faibles, notamment les tableurs, le traitement de texte et la visioconférence », explique le conseiller.
Cela permettrait d’obtenir un coût de possession autour des 30 euros par utilisateur par an, au lieu de 350 avec la suite collaborative de Microsoft. Une approche qui demanderait du courage.
La Suite est née alors que « l’état du marché ne permettait pas d’effacer la dépendance à Microsoft ». Les échanges avec les homologues allemands ont donné l’idée des Digital Commons (des biens communs numériques) au niveau européen. La France, l’Allemagne, les Pays-Bas, et l’Italie sont les participants principaux de cette initiative.
La DINUM perçut comme un concurrent par certains éditeurs français
Or cela contrarierait les ambitions de la filière française.
« Chacun à sa place », lance Michel Paulin, président du comité stratégique de filière des acteurs du numérique de confiance et membre du conseil d’administration de Qandela. « Aujourd’hui, il y a des éditeurs de logiciels locaux, faisons leur confiance et ne commençons pas à avoir une substitution de l’État, subventionné par nos impôts pour créer une suite qui ne fait que créer un éditeur, dans des conditions concurrentielles dont on pourrait discuter, et qui fait tache d’huile », poursuit-il. « Non seulement la DINUM a fait sa Suite, mais l’on voit les territoriales, la GIP, l’ANCT qui sont en train de créer [des suites collaboratives] ».
« Tout le monde ne s’improvise pas du jour au lendemain éditeur de logiciels, même avec des biens communs à impact », souligne-t-il. « Je pense que le rôle de l’État c’est d’établir un environnement, des doctrines. Et d’ailleurs, ce serait bien que la DINUM se fasse respecter et tienne son rôle. Le ministère de l’Éducation a choisi Microsoft : pourquoi ? »
Concilier une préférence européenne et des « communs numériques », est-ce possible ?
Et d’insister, sur la nécessité d’une préférence nationale. « L’État devrait mieux commander aux éditeurs français. C’est le plus mauvais acheteur. Les éditeurs français ont environ 35 % de parts de marché en France. L’État représente 15 %. Le Cigref fait mieux », constate-t-il. Lui prône un partenariat public-privé.
Une préférence française et européenne qui, selon lui, pourrait être appliquée dès aujourd’hui. « Quand une doctrine de l’État dit que l’open source doit être au cœur de l’achat de l’État, nous devrions arrêter d’acheter Microsoft. Comment se fait-il que l’on exclût les GAFAM de l’application du Digital Markets Act ? Pourquoi l’autorité de la concurrence ne se saisit-elle pas sur des sujets comme la hausse des prix de VMware ? Faisons appliquer nos régulations avec fermeté, sinon elles ne servent à rien. Cela nécessite que nous manque tous aujourd’hui : du courage ».
Pierre Pezziardi répond que le secteur public représente « une part congrue du marché ». « De plus, cette préférence conduit chacun à se tourner vers des champions locaux, ce qui ne fabrique pas de la puissance collective », défend-il. « Nous ne nous sentons pas en concurrence. Au contraire, avec les Digital Commons, nous amenons des investissements partagés dans des communs numériques qui renforcent les acteurs européens qui voudront bien affronter ces GAFAM et fournir un investissement plus durable dans des projets open source pour lesquels nous avons besoin d’une assurance ».
En clair, il s’agit d’inverser la logique de contrôle en aval des projets open source : éviter que les éditeurs s’en emparent et les laissent mourir. De leur côté, les entreprises locales ne cessent de demander de la commande publique justement pour maintenir des solutions. Ouroboros, le serpent qui se mord la queue.
Difficile à date d’entrapercevoir dans ces multiples pistes et ses conflits, un chemin pour « l’autonomie stratégique de l’Europe ».
