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Thales : voyage dans une galaxie d’IA de confiance

Au travers de son programme CortAIx, Thales a industrialisé l’intégration de l’intelligence artificielle dans les systèmes critiques, militaires ou civils. La centaine d’applications IA développées concernent notamment la sécurité des mers, la lutte anti-drone ou encore le contrôle aérien. Mais pas que. Plongée dans cette galaxie d’IA aux contraintes très strictes.

En mars 2024, Thales annonçait son initiative CortAIx. Elle visait à rassembler les capacités d’Intelligence artificielle (IA) du groupe dans le domaine de la recherche, des capteurs et des systèmes. Début janvier, l’entreprise a fait un état des lieux de ses développements, une démonstration - au sein « du centre névralgique de la recherche de Thales » - qui s’inscrivait dans le Sommet pour l’action sur l’IA organisé à Paris en février.

Les IA sortent du laboratoire

« L’IA est sortie des laboratoires pour entrer dans nombre de nos produits », souligne Patrice Caine, le PDG de Thales. Le dirigeant évoque une centaine de cas d’usage.

L’IA (au sens large, et pas que l’IA générative), Thales la déploie dans ses trois grands domaines d’activité que sont la défense, l’aéronautique & spatial, et la cyber. Dans ces secteurs, elle constitue une « technologie habilitante » (sic), c’est-à-dire un levier d’amélioration des performances.

Mais pour implémenter de l’Intelligence artificielle dans les systèmes critiques, le groupe doit composer avec des exigences autrement supérieures à celles appliquées par les fournisseurs de solutions grand public. « Les produits de Thales dopés à l’IA vont servir des usages critiques, c’est-à-dire des situations dans lesquelles des ressources essentielles de nos sociétés et parfois des vies humaines sont en jeu », rappelle Philippe Keryer, vice-président, stratégie, recherche & technologie.

Les environnements d’utilisation imposent par conséquent des « responsabilités » au concepteur de l’IA, que ce soit en matière de fiabilité, de transparence et de robustesse. « Cela signifie bien souvent de repenser en profondeur le fonctionnement de l’IA et des modèles d’apprentissage. »

Des IA de confiance, souveraines, explicables et frugales

La conception doit tenir compte en outre « d’exigences de souveraineté » des clients et de leurs problématiques de certification, par exemple dans l’aérien. L’embarquabilité des IA - l’intégration à des produits ou systèmes - constitue une autre spécificité du développement de ces technologies pour les environnements critiques.

« On n’intègre pas une IA dans un système de contrôle aérien comme on installe une application sur un téléphone mobile », compare Philippe Keryer.

Du point de vue de la cybersécurité, les systèmes d’IA embarqués dans les matériels militaires n’ont donc aucune connexion avec des systèmes tiers. Côté frugalité, Thales travaille sur de nouvelles « races de composants » moins énergivores, tant en termes de puissance électrique que de données d’entraînement.

Plusieurs projets (en production ou en cours d’élaboration) illustrent ces aspects de l’IA de confiance pour les systèmes critiques.

Une nacelle intelligente pour avions de chasse

C’est le cas du Pod TALIOS (TArgeting Long-range Identification Optronic System – un système optronique d’identification et de ciblage à longue distance), qui prend la forme d’une nacelle de désignation laser embarquée sur les avions Rafale depuis 2020.

Cette nacelle pouvait déjà identifier et suivre des cibles mobiles de n’importe quelle taille, de jour comme de nuit, grâce à des capteurs électro-optiques et infrarouges de haute résolution. La nouvelle version intègre de l’IA. Elle a été validée par le Ministère des Armées et elle devrait être déployée à partir de l’année prochaine sur la version F4.3 du Rafale et sur des Mirage 2000.

« Par rapport à un traitement humain, le gain de temps est d’un facteur 100, le tout sans erreur », se félicite Arnaud Beche, ingénieur en traitement d’images chez Thales.

« Pour être capable d’embarquer des traitements aussi sophistiqués que de l’IA, il a fallu que nous concevions notre propre processeur – le Thales Neural Processor. Nous sommes partis d’un hardware ouvert dont on a effacé le logiciel. Puis nous avons tout redéveloppé de A à Z », confie-t-il. « Donc nous le maîtrisons complètement. Et nous avons pu l’intégrer sur une puce de taille très raisonnable et qui consomme très peu ».

L’autre avantage - et différence - par rapport à l’IA du grand public « c’est que nous sommes capables d’introduire des fonctions d’IA sur du matériel qui existe déjà. Le pod ne date pas d’hier, mais nous avons pu lui rajouter cette carte conçue par nos soins ».

Radar au sol

Pour les radars militaires au sol, Thales travaille sur une autre problématique remontée par les militaires : drones et oiseaux peuvent se confondre. L’enjeu consiste ici à distinguer les cibles d’intérêt.

« Avec des traitements habituels, c’est assez complexe. Les signatures radar sont quasiment identiques », explique Mathias Bossuet, responsable innovation. Grâce à du traitement algorithmique du signal, Thales applique de l’IA aux informations affichées par les radars.

Dont le Ground Master 200 (GM200). « C’est un radar très puissant, capable de voir un avion à 150 kilomètres, auquel on va demander de détecter un drone à 20 kilomètres. L’IA nous permet de descendre les seuils, et d’augmenter sensibilité et vitesse », détaille Loïc Dalloz, responsable IA, systèmes terrestres et aériens.

Mais la détection n’est qu’une partie du processus. Il est clé de pouvoir identifier précisément un drone. La reconnaissance exacte d’un objet est en fait « plus critique et plus difficile que la détection en elle-même ». D’où, ici aussi, l’IA.

Pour fonctionner, le système repose sur des réseaux de neurones et des données labellisées par des experts, qui permettent de filtrer les signaux pour ne retenir (ou presque) que les objets d’intérêt. Christophe Labreuche, expert systèmes, revendique un gain d’un facteur trois sur le nombre de fausses détections.

Encore en R&D, la solution de classification est prévue pour être intégrée aux radars physiques sous forme d’un add-on logiciel. La couche logicielle ajoute ainsi une capacité opérationnelle sans modification du hardware. « Les radars sont de plus en plus numériques, c’est le sens de l’histoire », met en perspective Christophe Labreuche. Une prochaine extension logicielle pourrait implémenter la détection de ballons (potentiellement espions).

Protéger le ciel des JO 2024 contre les drones

Durant l’été 2024, Thales a également assuré la protection du ciel de Paris contre les drones à l’aide du système PARADE (Programme de protection déployAble modulaiRe Anti-DronEs).

Testé en amont lors de premiers exercices, il avait semblé montrer quelques lacunes. Toutefois, il semble que Thales a su corriger ses erreurs, PARADE ayant parfaitement fonctionné durant les Jeux olympiques et paralympiques.

Le premier composant de ce système est, là encore, un radar. « Il est équipé d’intelligence artificielle avec du machine learning. Nous lui avons appris différents environnements, différents types de drones, différentes conditions météorologiques, » raconte Thierry Bon, directeur des solutions de lutte anti-drone.

« Ce qui est important dans la lutte anti-drone, c’est de trouver la menace, mais c’est surtout la vitesse de réaction. Lorsque nous détectons un drone suspect à 2000 mètres, s’il vole à 20 mètres par seconde – ce qui n’est pas très rapide – il sera sur objectif en 1 min et 40 secondes », resitue-t-il. « Le challenge pour l’opérateur est donc sa boucle décision : observer, orienter, décider, agir. ».

La deuxième approche consiste à écouter les fréquences utilisées pour piloter les drones pour repérer une télécommande ou un GPS. « C’est ce qu’on appelle la goniométrie. Elle permet de savoir plus précisément de quel drone il s’agit ».

Toutes les informations radar et de goniométrie sont fusionnées dans le centre de commandement et de conduite et analysées par d’autres algorithmes qui permettent de simplifier la compréhension de l’opérateur. « Vous imaginez Paris, l’été dernier : c’est un environnement hyper complexe », rappelle Thierry Bon. « Pour que l’opérateur puisse évaluer la menace, il faut lui présenter uniquement les informations nécessaires ».

Troisième angle d’attaque : la reconnaissance visuelle. « Nous utilisons du deep learning et du machine learning au sein d’une caméra. Elle peut reconnaître un objet et le suivre en permanence. De cette manière, l’opérateur a des informations d’évaluation de menace [ainsi que] la confirmation que c’est bien un drone. Et il pourra prendre sa décision ».

Au niveau du centre de commandement de conduite, d’autres algorithmes spécialisés proposent des décisions d’engagement. « Ce que nous utilisons le plus couramment, c’est le brouillage. Dans ce cas, l’opérateur va savoir quelles fréquences et quel type de brouillage (en omnidirectionnel ou en directionnel) il peut utiliser – celui qui sera le mieux adapté à l’environnement ».

Mais, insiste l’expert, « il faut toujours un humain dans la boucle pour une décision de neutralisation ».

Durant les JO de Paris, 400 drones suspects ont ainsi été détectés ; 91 ont fait l’objet d’une action de brouillage et 87 télé-pilotes ont été interpellés. De manière générale, le système PARAD commence à être déployé de plus en plus sur des sites civils ou des bases militaires.

Pour des questions évidentes de sécurité, Thierry Bon ne peut dévoiler les noms, pas plus qu’il n’a souhaité s’exprimer sur une éventuelle utilisation de l’appareil pour protéger le ciel ukrainien.

Gagner 30 % de temps à l'aéroport

Dans le civil, un outil de Thales infusé à l’IA est en cours de déploiement dans plusieurs aéroports internationaux (Singapour, Inde, Italie), mais pas encore en France.

Ce système de reconnaissance faciale, baptisé « Fly to Gate », est présenté par Sandra Cremer, docteure en biométrie et responsable recherche chez Thales. « L’avantage de cette solution est que le passager n’a besoin de présenter son document d’identité qu’une seule fois, lors de l’enregistrement. [Celui-ci] va pouvoir se faire à l’aéroport, grâce à un de nos kiosques, ou au domicile du passager, avec son smartphone ».

À partir de là, le visage du passager permet de l’identifier à toutes les étapes du parcours (dépôt des bagages, filtre sécurité, embarquement). Le gain de temps estimé par Sandra Cremer est de 30 %.

Mais la reconnaissance faciale se confronte à un défi de taille : « est-ce que deux images de visage correspondent bien à la même personne ? »

Toute la difficulté va être répondre, même lorsque l’image est de qualité dégradée, avec des variations de pose ou des variations d’âge. « C’est une technologie qui existe déjà depuis des décennies, mais ce sont des techniques relativement récentes de deep learning qui ont permis de drastiquement réduire ces taux d’erreur ».

Thales développe ses propres algorithmes de reconnaissance. Aujourd’hui, ils auraient atteint le niveau « extrêmement fiables », ce qui permet au groupede les déployer dans des contextes de haut niveau de sécurité, assure Sandra Cremer.

Il n’en reste pas moins que cette technologie peut être la cible d’attaques, comme les attaques par présentation. « C’est lorsque, physiquement, quelqu’un présente un faux visage devant la caméra. Cela peut être des masques 3D plus ou moins sophistiqués, ou une photo sur un t-shirt ».

L’IA serait aujourd’hui capable de détecter ce type d’attaque en combinaison avec des solutions hardware. Pour éviter les faux positifs, par exemple avec les jumeaux, la solution peut également être combinée avec une reconnaissance de l’iris et/ou des empreintes digitales.

Dans l’aérien civil, Thales travaille sur d’autres projets, comme la « Smart Digital Platform » et « Top Sky Sequencer ».

« Smart Digital Platform » est une plateforme cloud qui héberge les applications de gestion d’un aéroport - de la sécurité à l’expérience des passagers. Elle peut collecter des données provenant de tous les sous-systèmes intégrés et de n’importe quel capteur (ou de n’importe quelle source spécifique) de l’aéroport, puis les traiter grâce à l’analytique big data et à des algorithmes d’IA.

Top Sky Sequencer pour sa part est une IA de confiance, à base de réseau de neurones, à destination du contrôle aérien. Thales investit actuellement dans la recherche sur l’explicabilité pour certifier ce système.

Sonar intelligent et déminage

Retour dans le militaire avec une IA qui lutte contre les mines qui piègent les mers.

Menace ancienne, la mine, du fait de son rapport coût-efficacité, continue cependant de se moderniser. La lutte demeure par conséquent d’actualité, assure Benoît Drier de Laforte, conseiller opérationnel lutte anti-mines.

Pour mieux la mener, Thales a livré en 2024 à la marine française un système de combat qui embarque des capacités d’intelligence artificielle.

Cette riposte consiste à établir une cartographie des fonds marins à partir d’ondes acoustiques afin de détecter les engins suspects. La détection s’opère via des antennes sonar.

Ces équipements ont gagné en performance, mais ils produisent de grosses volumétries de données. Thales a donc conçu plusieurs modules d’IA. Le premier permet de détecter les échos parmi un bruit de fond naturel. L’algorithme réaliseraot 10 fois plus rapidement la tâche répétitive d’un opérateur humain. Un second module distingue parmi les échos ceux qui s’apparentent à des mines.

Pour obtenir ces résultats, l’IA étudie simultanément l’écho, l’ombre et le positionnement de l’écho par rapport à l’environnement. Au final, l’IA présenterait des performances supérieures aux algorithmes utilisés jusqu’à présent, affirme Benoît Drier de Laforte.

En milieu opérationnel, la solution est figée. Mais en parallèle, Thales a développé une station d’apprentissage de machine learning. L’intérêt ? Donner la possibilité aux opérateurs d’enrichir la base de données pour améliorer les performances ou d’inclure de nouvelles menaces.

Un radar volant dopé à l’IA

Dans le Golfe Persique, il est extrêmement aisé pour des attaquants de se dissimuler au milieu de milliers de bateaux pacifiques. « Notre problème c’est de trouver une aiguille dans une meule de foin » compare Nicolas Léger, Architecte Systèmes, chez Thales, « et, surtout, c’est de la trouver rapidement avant que [les pirates] n’agissent ».

Tout comme pour les sonars, un opérateur radar est confronté à une multitude d’objectifs, de cibles maritimes, aériennes, terrestres. Son travail est de les rechercher, de les pister, de les identifier. Pour ce faire, Thales a conçu un radar avec beaucoup de fonctionnalités, mais il produit – comme le sonar – énormément de données. C’est là que l’IA entre à nouveau en scène.

« Nous avons établi trois attentes principales de la part des opérateurs. La première, un radar qui se règle automatiquement en fonction d’un scénario de mission décrit intuitivement. Deuxième attente, un radar qui indique où sont les sites d’intérêt parmi la masse des données produites. Et la troisième, un radar capable d’apprendre de mission en mission » pour s’adapter à l’évolution de plus en plus rapide des théâtres d’opérations.

Sur la base de ces attentes, Thales a lancé en 2021, avec la marine et la DGA, un démonstrateur volant de « smart radar ». L’industriel s’est appuyé sur le radar qui équipe l’avion de surveillance maritime et sous-marine Atlantique 2, auquel a été connecté un PC avec des algorithmes à bord.

Avec le réglage automatique, et dans certaines situations, « le taux de couverture a été amélioré jusqu’à 250 %. C’est-à-dire que le radar couvre jusqu’à 250 % de surface en plus par rapport à un radar réglé manuellement », chiffre Nicolas Léger.

« Nous avons également expérimenté des fonctions de reconnaissance automatique de classe de dimension des cibles maritimes avec un réseau de neurones cinq fois plus rapides qu’un humain ».

Sur la base de ces résultats, Thales travaille avec la DGA pour passer à une version qualifiée et industrialisable. La mise en service est prévue cette année.

Une galaxie encore plus vaste

La galaxie des IA de confiance de Thales ne s’arrête pas à ces projets. L’industriel travaille sur bien d’autres systèmes, comme un appareil qui sait déchiffrer les conversations radio pour les rendre plus audibles et diminuer ainsi la fatigue des équipages.

Ou comme sur les drones. Car si les drones sont une menace, ils peuvent aussi être mis au service des militaires. Thales s’est donc également penché sur les essaims de ces machines qu’il devient possible, grâce à l’IA, de piloter avec un nombre réduit de pilotes. Et ainsi d’en massifier l’utilisation.

Mais dans tous les cas, et comme chez Safran, Air Liquide ou Renault, cette IA se doit d’être « de confiance », beaucoup plus robuste et plus explicable qu’une IA grand public. Pas de « black box » possible dans ce cadre, ni d’automatisation totale. « Il ne s’agit pas d’intelligence artificielle [autonome], mais d’intelligence augmentée des humains », insistent à l’unisson les dirigeants de Thales.

Une galaxie d’Intelligences artificielles donc. Mais sans « trou noir » en son centre qui ferait disparaître la compréhension de leurs fonctionnements.

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