Techritory : « en cas de conflit, les satellites doivent être notre réseau de secours »
L’événement annuel consacré aux infrastructures réseau en Europe alerte sur la menace qui pèse sur nos fibres et nos antennes 5G. L’enjeu est de développer un réseau de satellites 5G pour maintenir les télécommunications en cas de destruction sur Terre.
L’Union européenne cherche à rendre ses réseaux de communications plus résilients. Lors de la conférence Techritory qui s’est tenue ce mois-ci à Riga, en Lettonie, les acteurs privés et les autorités européennes liées aux télécommunications ont discuté de l’opportunité d’utiliser les satellites comme réseau de secours au cas où les antennes mobiles ou les fibres terrestres ne fonctionneraient plus. À cause d’une guerre commerciale, d’une extension du conflit en Ukraine, ou encore d’une grande catastrophe, naturelle ou non.
« L’Agence européenne pour le programme spatial (EUSPA, ou European Union Space Program Agency) a déjà identifié des applications stratégiques pour les États membres et nous allons lancer avant la fin de cette année des services de communication par satellite sur lesquels basculeront automatiquement des équipements militaires, industriels, critiques, gouvernementaux dès qu’ils ne pourront plus transmettre leurs données avec leurs moyens radio ou fibres traditionnels », a ainsi déclaré Juan Ramon Lopez Caravantes, le directeur du programme des communications sécurisées au sein de l’EUSPA, lors de cet événement consacré aux réseaux en Europe.
Ces services de communication de secours, regroupés dans le programme GOVSATCOM, utiliseront dans un premier temps les satellites géostationnaires militaires que cinq États membres de l’UE exploitent en orbite haute, à 36 000 km de la Terre.
« Ces satellites militaires disposent des toutes dernières technologies de protection contre la déformation des ondes et contre les interférences, hostiles ou non », précise Juan Ramon Lopez Caravantes.
Selon lui, ces satellites ne sont pas nombreux. Il faudra attendre la mise en œuvre du programme IRIS2 (Infrastructure for Resilience, Interconnectivity and Security by Satellite) d’ici à 2030 pour leur ajouter les 290 unités du consortium SpaceRISE. Celui-ci réunit trois exploitants privés de satellites européens en orbite moyenne (de 19 à 23 000 km de la Terre, celle des GPS) et en orbite basse (aux alentours de 600 km d’altitude, juste au-dessus de l’ISS) : SES (Luxembourg), Eutelsat (France) et Hispasat (Espagne).
L’enjeu de cette extension est de maintenir des communications compatibles avec les appareils 5G pour les citoyens, les entreprises et les infrastructures de l’Union européenne. Il est question que les communications elles-mêmes soient gérées par des opérateurs principaux – Orange et Deutsche Telekom pour les individus, Thalès et Airbus pour les transports, par exemple – qui partageraient la bande passante entre tous les utilisateurs.
« En fait, nous travaillons à élargir ce consortium au plus grand nombre de partenaires possible pour enrichir les services de communications qui seront maintenus via la constellation de satellites. Car, même sans parler d’un conflit ou d’une catastrophe naturelle qui détruiraient nos moyens de communication terrestres, l’enjeu d’IRIS2 est de couvrir déjà toutes les zones blanches de l’UE, y compris notre présence en mer et ailleurs dans le monde », ajoute Juan Ramon Lopez Caravantes. Il évoque la possibilité d’utiliser IRIS2 pour des services commerciaux.
Des télécommunications par satellite limitées
« Ne nous emballons pas. Quand on parle de communications compatibles 5G depuis des satellites, nous parlons de connexions redondantes. Il y a toute une foule d’applications qui peuvent en tirer parti, mais certainement pas toutes » pondère Uwe Baeder, analyste pour le cabinet de conseil Rohde & Schwarz.
De fait, s’il est physiquement possible d’établir depuis des satellites des communications sur des fréquences et des encodages compatibles avec les appareils 5G, le transfert des données pâtit lourdement de la distance à parcourir. D’une part, les téléphones cellulaires n’ayant pas assez de puissance pour émettre des ondes fiables jusqu’aux hautes altitudes, leur trafic vers l’espace serait cantonné à l’émission au ralenti de relevés (position, alerte, etc.). Seules les infrastructures équipées d’antennes adaptées seraient en mesure d’envoyer des flux de données complexes (audio, vidéo) avec un débit similaire à celui de la 5G terrestre.
D’autre part, si l’émission en haut débit de données depuis les satellites vers les appareils terrestres est possible, la distance impose un temps de latence. Ainsi, il y aurait pratiquement une demi-seconde de décalage entre l’émission et la réception d’une communication entre deux points sur Terre en passant par les satellites géostationnaires et environ un dixième de seconde en passant par ceux en orbite basse. Impossible dans de telles conditions de maintenir une conversation normale.
« Au-delà de la technique, il va également falloir sérieusement travailler sur une harmonisation de cette communication par satellite à l’échelle européenne. Aujourd’hui, les opérateurs de différents pays ne se superposent pas, car ils gèrent chacun des abonnés qui se trouvent dans un rayon de 30 à 50 kilomètres de leurs antennes. Demain, ce rayon sera à l’échelle du continent. Dans de telles conditions, lequel de ces opérateurs va prendre en charge une communication plus complexe qu’une simple alerte d’urgence ? », interroge l’analyste.
« Que ce soit technique ou contractuel, il y a un vrai risque d’interférences qui se pose. Parce que si vous partagez la bande passante d’un satellite entre plusieurs opérateurs, plus il y a d’opérateurs, moins ils ont de bande passante et plus les possibilités de communications sont limitées », s’inquiète pour sa part Richard Moore, de l’Ofcom, le régulateur des télécoms au Royaume-Uni.
Il indique que son pays a exactement les mêmes besoins que l’UE, sans en faire partie. « Nous comptons beaucoup sur les décisions qui seront prises en 2027, lors du prochain sommet WRC (World Radiocommunication Conference) de l’ITU, l’agence des Nations Unies pour les technologies de télécommunications », espère-t-il.
La question d’un système de télécommunication souverain
Présent à cette conférence censée être uniquement européenne, l’américain Amazon est intervenu dans la discussion pour défendre les solutions apportées par sa constellation de satellites en orbite basse Kuiper :
« Notre approche très pragmatique est plutôt de faire communiquer nos satellites avec les antennes existantes des opérateurs, lesquelles continueraient à se charger des communications mobiles vers les appareils 5G des utilisateurs », dit John Clemens, le directeur des affaires publiques pour le projet Kuiper. Il s’est empressé de préciser qu’il était lui-même citoyen européen, d’Allemagne.
« Ainsi, nos satellites serviraient juste de solution de secours aux fibres qui relient les antennes au réseau des opérateurs, si celles-ci sont détériorées, ou même quand un opérateur veut couvrir une zone avec une antenne qu’il ne peut pas connecter à une fibre », ajoute-t-il. Il argumente que des discussions auraient déjà été entamées avec tous les opérateurs européens et que ceux-ci seraient séduits par la perspective d’une mise en place rapide, sans rien changer à leur modèle commercial.
« Kuiper, ce sont déjà 3200 satellites en opération, avec une très basse latence, avec des équipements d’émission/réception terrestres que nous fournissons. Et, dans ce scénario, tous les services web des entreprises restent accessibles, avec des vitesses aussi rapides que 1 Gbit/s. » Pour achever de convaincre son auditoire, John Clemens annonce que dix-huit prochaines mises en orbite se feront par la fusée européenne Ariane 6.
La proposition de Kuiper aura fait au moins bondir Jaume Sanpera Izoard, le PDG de SatelIOT, un opérateur espagnol de satellites pour les communications des appareils connectés en 5G :
« Nous sommes la preuve qu’il est possible dès maintenant de faire communiquer des appareils 5G par satellites avec une solution 100% souveraine. Nous le faisons depuis septembre dernier avec nos six satellites et nous sommes en ce moment en pourparlers avec des grandes entreprises pour connecter ainsi des milliers, si ce n’est des millions d’autres appareils », lance-t-il.
« Nous travaillons main dans la main avec l’agence spatiale européenne, avec la Défense européenne. Notre solution n’a pas besoin d’émetteurs ou de récepteurs particuliers. Elle est directement compatible avec les appareils 5G en place, avec les cœurs de traitement 5G des opérateurs en place, en utilisant toutes les normes du 3GPP [le consortium qui standardise les communications mobiles, N.D.R.]. »
« Et d’ici à 2030, avec une nouvelle génération de satellites de seulement 150 kg, nous permettrons des communications en temps réel, avec des équipements autonomes, logistiques, d’ISR [intelligence, surveillance et reconnaissance, N.D.R.]. Ce sont des applications critiques qui ne peuvent être que souveraines », insiste-t-il.
« De toute façon, dès lors que l’on parle de satellites, il va falloir légiférer sur les technologies à l’échelle de la planète tout entière. Ne serait-ce que parce l’espace est un lieu commun à tous les pays du globe et que les équipements spatiaux ne sont pas des antennes qu’on remplace au bout de quelques années, ils sont faits pour durer des décennies. Donc autant partir tout de suite sur des standards qui seront acceptés de manière internationale », rétorque John Clemens, en guise de conclusion.
