IA : chez Bouygues Telecom, l’industrialisation est en marche

Après avoir lancé ses premiers chatbots en 2016, Bouygues Telecom a expérimenté les capacités de plusieurs technologies d’intelligence artificielle. Cinq ans plus tard, l’opérateur télécom forme ses équipes et prépare l’industrialisation des cas d’usage dans l’ensemble de ses départements.

Cet article est extrait d'un de nos magazines. Téléchargez gratuitement ce numéro de : Applications & Données: Bosch mise un demi-milliard sur l’IA

Quatre opérateurs de télécommunication majeurs se partagent le marché français. Pour tenter de se démarquer, ces groupes font le choix de l’innovation. Parmi eux, Bouygues Telecom a rapidement éprouvé l’IA, non pas pour la confier à ses abonnés, mais pour accélérer son activité commerciale. 

L’entreprise a saisi le potentiel du traitement du langage naturel (NLP), mise en avant par IBM avec son algorithme de questions-réponses Watson.  

« Nos premiers échanges avec IBM datent de 2016. Il faut bien comprendre qu’à l’époque Watson ne parlait pas français », se rappelle Philippe Kerignard, Responsable Innovation, Architecture Transverse & Gouvernance de la Donnée chez Bouygues Telecom.  

« Nous avons commencé dans un contexte de forte attente et de crainte concernant l’IA », ajoute-t-il. 

De fait, les premières utilisations commerciales de Watson émergent en 2016. Les cas d’usage sont alors principalement centrés sur cette notion de questions-réponses, une capacité idéale pour propulser des chatbots. Bouygues Telecom a décidé d’expérimenter la technologie en l’adaptant à sa foire aux questions. Ce cas d’usage – massivement répandu aujourd’hui – n’avait pas d’équivalent en langue française. 

« En France, nous étions les deuxièmes à utiliser Watson, après Crédit Mutuel, et les premiers à l’employer pour constituer un chatbot sur une foire aux questions », affirme Philippe Kerignard. 

Le pôle d’innovation de Bouygues Telecom ne s’est pas arrêté en si bon chemin. Ledit chatbot a évolué pour répondre aux interrogations les plus répandues adressées à l’opérateur, concernant l’installation et le dépannage de ses box internet, entre autres. Les responsables ont également diversifié leurs tests. 

Le chatbot comme porte d’entrée à l’IA 

« Nous avons expérimenté différentes solutions open source de chatbot pour venir en support des équipes commerciales, en sus de l’assistant Watson. Nous nous sommes aperçus que ce n’est pas magique. Finalement, cela nous a permis de rassurer les collaborateurs quant à certaines de leurs inquiétudes. Ils ont pu se concentrer sur d’autres tâches à forte valeur ajoutée », considère le responsable Innovation. 

Le chatbot dédié à la FAQ a gagné la capacité de lister les demandes auxquelles il n’avait pas su répondre dans la journée. « [Il s’agit] d’une précieuse information dans le cadre de nos opérations ». 

Petit à petit, un enjeu organisationnel s’est posé au pôle Innovation. 

« Nous nous sommes aperçus qu’un chatbot n’était pas un projet, mais une activité. Nous avons dû recruter de nouveaux profils pour apprendre au chatbot ». De plus, « il n’y avait pas d’outils autour de Watson, un souci corrigé rapidement par IBM », se remémore Philippe Kerignard.   

Cette problématique était d’autant plus prégnante que fort de ces essais, Bouygues Telecom a lancé une « Chatbot Factory », une usine à agents conversationnels complétée par des initiatives en dehors du spectre de la relation client.  

« Nous cherchons à proposer des évolutions utiles à nos clients. Ce n’est pas parce que c’est la mode des chatbots que l’on se lance sur un tel projet, mais qu’il y avait un réel gain à le faire. »
Philippe KerignardResponsable Innovation, Architecture Transverse & Gouvernance de la Donnée, Bouygues Telecom.

« Nous cherchons à proposer des évolutions utiles à nos clients. Ce n’est pas parce que c’est la mode des chatbots que l’on se lance sur un tel projet, mais qu’il y avait un réel gain à le faire. En deuxième phase, nous avons construit la chatbot factory, puis en 2017 nous avons décidé d’étendre l’usage de l’IA au-delà des agents conversationnels avec d’autres métiers que ceux des équipes chargées de la relation client », affirme le responsable innovation. 

Toutefois, il ne s’agissait pas encore d’adopter l’intelligence artificielle à grande échelle, mais plutôt d’explorer les cas d’usage les plus pertinents au sein du groupe. 

« Volontairement, nous avons tout d’abord ciblé des métiers assez éloignés des préoccupations de l’IA, notamment les métiers du juridique, les RH et du design. Nous nous sommes appuyés sur des startups pour essayer d’obtenir rapidement un ROI. Pour cela, nous avons employé des solutions sur étagère », explique Philippe Kerignard. 

Au sein du département juridique, ces projets concernaient la recherche sémantique dans des jurisprudences, la prédiction de coût de litige « extrêmement efficace ».  

Bouygues Telecom a également expérimenté une IA « génétique » afin de concevoir les pages de son site web commercial. 

« Cette intelligence artificielle mettait en compétition plusieurs algorithmes au regard d’objectifs préétablis comme le taux de transformation, le taux de remplissage des paniers, etc. Ils testaient des millions de possibilités et conservaient les paramètres les plus efficaces pour générer la page web », décrit notre interlocuteur. 

Le pôle innovation s’est également intéressé aux capacités des systèmes d’apprentissage machine dans l’entraînement des commerciaux. Pour prouver le bienfait d’un tel dispositif, il a constitué deux groupes de commerciaux grands comptes. L’un d’eux a profité d’une formation « classique ». Sur les 100 questions posées à la fin de ce parcours, les membres de cette cohorte ont fourni environ 35 réponses. L’autre portion de responsables du service à la clientèle a bénéficié d’un enseignement personnalisé, suivant des critères sélectionnés par une application embarquant des algorithmes. « Nous avons doublé l’ancrage mémoriel : la deuxième cohorte a répondu à environ 70 réponses », vante Philippe Kerignard. 

« Il s’agissait de montrer que l’IA était à la portée des métiers. Nous voulions aussi prouver que nous n’avions pas besoin d’investir 1,5 milliard d’euros sur dix ans avec 150 data scientists pour décrocher un ROI », complète-t-il. 

Une réorganisation nécessaire pour passer à l’étape supérieure 

À la fin de l’année 2018, l’équipe du pôle innovation a réalisé une synthèse de ces expérimentations. Le compte rendu a été remis et présenté auprès de la direction du groupe. 

« Nous avons documenté les résultats positifs que nous avons obtenus auprès du comité de direction. Mais nous étions restés sur des sujets périphériques. Nous avons expliqué au Comité de Directeur Général que : 1, il fallait aller beaucoup plus loin sur des sujets cœurs métiers, 2 développer des solutions en propre et 3, que nous avions besoin d’aide pour cela », liste le responsable. « Nous avions besoin de passer à l’étape supérieure, c’est-à-dire embarquer les algorithmes dans notre système d’information ». 

Début 2019, Bouygues Telecom réalise un appel d’offres. « Nous avons consulté les grands noms du marché. IBM l’a emporté pour nous accompagner sur ce que nous avons appelé en interne le PIA, le programme d’intelligence artificielle. C’est un programme d’accélération sur trois saisons et dix projets », déclare Philippe Kerignard.  

L’ambition était forte : le pôle innovation souhaitait déployer dix projets d’intelligence artificielle en dix mois. 

« Tous ceux que nous avions consultés nous ont prévenus : “dix projets en dix mois, vous n’y arriverez pas, c’est plutôt quatre projets en deux ans”. Finalement, nous avons tenu dix projets en 15 mois, il y a eu un petit peu de retard et la COVID n’y est pas étrangère ». 

Le programme a démarré en mars 2019 et s’est terminé fin juin 2020. Les dix projets correspondaient à un des cinq chantiers prévus par la direction de Bouygues Telecom. Les autres visaient à faciliter l’acculturation des collaborateurs, la formation développeurs, l’établissement du périmètre éthique et la construction du socle SI adéquat à cette mise en production. 

Bouygues Telecom a orienté ce travail autour de six thématiques techniques : la retranscription vocale, l’analyse des contenus en langage naturel, l’optimisation sous contrainte, l’apprentissage non supervisé, la computer vision et l’analyse prédictive. 

Ces technologies ont été utilisées pour réaliser des analyses de mails commerciaux, des conciliations de factures, des voicebots, de la maintenance prédictive ou encore des aides aux réponses à des appels d’offres. 

Sur les dix projets, huit ont été menés avec succès. L’un d’entre eux était trop complexe au regard de l’état de l’art de la data science. L’autre a été annulé, « le client interne a changé d’avis en cours de route », selon le responsable innovation.  

« En juillet 2020, nous avons passé la main à la DSI afin de pérenniser l’industrialisation des solutions les plus performantes. Les projets IA doivent devenir des projets IT comme les autres. »
Philippe KerignardBouygues Telecom

« En juillet 2020, nous avons passé la main à la DSI afin de pérenniser l’industrialisation des solutions les plus performantes. Les projets IA doivent devenir des projets IT comme les autres », insiste Philippe Kerignard.  

« Nous n’étions pas en capacité d’effectuer ce travail, seuls. IBM nous a accompagnés sur tous ces chantiers et nous a fourni une aide extrêmement efficace. À chaque moment compliqué ou lors de glitch, IBM a su réagir rapidement », vante-t-il.  

Faire du déploiement des modèles ML une démarche naturelle 

« Dans un projet IT classique, sans être agile on y arrive. En IA, l’agilité est une condition sine qua non. Il n’y a pas d’autres moyens », tranche-t-il. « Cela implique de mettre en œuvre de différents processus pour obtenir les données nécessaires, nous formons les modèles, nous les retournons à la production pour les faire évoluer et les maintenir ».  

Pour cela, « nous avons créé une organisation de 30 personnes avec l’appui d’IBM », ajoute Romain Dutot responsable de l’innovation IT à la DSI de Bouygues Telecom. Son équipe couvre de nombreux sujets que ce soit l’automatisation, les chatbots, les voicebots et plus récemment l’IA. 

« Nous avons repris le chantier dans le but de l’industrialiser en réfléchissant à la manière de l’emmener à l’échelle. Nous avions commencé à en discuter avec IBM quelques mois avant que je ne dirige ces travaux. Après plusieurs ateliers théoriques, nous avons davantage opté pour une posture pratique, en nous demandant pourquoi nous voulions mener l’IA à l’échelle », commente Romain Dutot. 

« Nous nous sommes mis d’accord sur trois points. Premièrement, nous voulons lancer des expérimentations facilement et rapidement. C’est un véritable exploit d’avoir lancé autant de projets dans un tel contexte. Nous manipulons des données sensibles dans des clouds adaptés, nous utilisons des algorithmes sujets à validation par un comité interne ». 

Le deuxième point, continue-t-il, « doit déterminer la manière dont nous passons de l’expérimentation à la production ». Le troisième vise à globaliser cette approche au sein de l’entreprise, afin que cela devienne une démarche naturelle.  

« Nous avons recréé une équipe sur les bases du programme IA renforcé par des IBMers. Nous l’avons nommé la cellule IA : cette équipe a pour ambition d’aider à mettre en œuvre l’IA au sein de la DSI en apportant des compétences et en industrialisant la démarche ». 

La DSI de Bouygues Telecom compte 600 collaborateurs en excluant les prestataires. Les projets d’intelligence artificielle sont par ailleurs dépendants de plusieurs directions métiers. « Notre but est de “coacher” les équipes IT afin de leur apprendre à administrer un projet IA et de leur fournir les savoir-faire techniques. Nous proposons une méthodologie pour gérer la relation avec les métiers, trouver des sponsors et des product owners. Nous appliquons ce modèle sur tous les nouveaux projets », décrit Romain Dutot. 

Si la formation des développeurs est un enjeu majeur, la chaîne d’outils l’est tout autant. Bouygues Telecom doit également concevoir l’architecture qui soutiendra ses modèles de machine learning en production. 

« Nous cherchons à bâtir une plateforme complète qui adresse les données en amont et les modèles IA en aval toujours dans le but de porter les projets rapidement en production en respectant nos standards. Cette plateforme cloud n’a pas encore vu le jour, elle est en cours de construction », indique Romain Dutot.  

Une première version de cette plateforme devrait être disponible mi-2021. Les projets menés jusqu’alors serviront de témoins pour déployer cet environnement. « Nous sommes agnostiques du cloud. Nos algorithmes s’exécutent sur AWS, sur Google Cloud ou sur notre cloud privé », rappelle le responsable de l’innovation à la DSI. 

Cela implique d’autres opérations en parallèle, notamment pour conduire les données à bon port. « La donnée ne dépend pas de la Cellule IA. Je travaille avec les équipes data de Bouygues Telecom sur la simplification de l’accès à la donnée, de la migration vers le cloud et des processus », précise-t-il.  

Aussi, la Cellule IA doit finaliser l’adaptation des projets IA à la chaîne CI/CD de Bouygues Telecom. Il s’agit de « délivrer rapidement, efficacement et de manière sécurisée » les modèles, de les réentraîner et les superviser. « Nous nous intégrons aux plateformes de cloud de production dans le but de manipuler nos données de manière sécurisée », complète Romain Dutot.  

Pas encore de MLOps, mais une attention particulière pour assurer la confiance dans l’IA 

Pour le moment, la Cellule IA ne considère pas que les équipes de Bouygues Télécom soient prêtes pour adopter pleinement l’approche MLOps.  

« Les projets IA touchent à l’architecture, au juridique, à la gouvernance de la donnée, etc. Il y a un effet domino extrêmement important : [...] nous commençons à disposer des outils pour prévoir ces enjeux. »
Philippe KerignardBouygues Telecom

« La difficulté que nous rencontrons avec le MLOps ne découle pas des intégrations techniques à notre chaîne CI/CD et nos processus, mais plutôt de la méthode pour définir et assigner les nouveaux rôles que cela induit », explique le responsable de l’innovation IT. « Nous commençons tout juste à faire comprendre ce que cela amène non seulement au sein des équipes de développeurs, mais aussi des métiers, car les deux bords doivent surveiller l’évolution des modèles IA. Cette phase d’accompagnement peut être très longue », insiste-t-il. « Aujourd’hui, nous supervisons les algorithmes à l’aide de l’outil de visualisation Kibana ». 

« Le point bloquant provient très rarement du modèle ou de la technologie », estime Joffrey Martinez, AI practice leader chez IBM France. « Nous observons un triptyque. Peu importe le secteur, les trois thèmes qui posent des difficultés tournent autour des talents – plus particulièrement des sujets des compétences et du changement, de la confiance en l’IA et des silos de données ». 

D’ailleurs, maintenant que Bouygues Telecom s’apprête à porter ses algorithmes et ses usages de l’IA en production, les responsables du programme se montrent beaucoup plus discrets sur leur teneur. 

« Nous avons choisi d’industrialiser les projets du PIA dont l’apport de valeurs est évident. Nous exploitons un système de marketing hyperspécialisé sur notre site web en fonction des profils des consommateurs. Nous sommes en train de déployer des solutions pour les directions métiers. IBM nous aide à définir la feuille de route en prenant en compte nos priorités », illustre prudemment Romain Dutot. 

« Les projets IA touchent à l’architecture, au juridique, à la gouvernance de la donnée, etc. Il y a un effet domino extrêmement important : nous l’avons découvert dans la première phase et nous commençons à disposer des outils pour prévoir ces enjeux », conclut Philippe Kerignard.

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