Sur le campus Iseran (Atos), passé, présent et futur du nucléaire cohabitent

La division Worldgrid d’Atos, désormais sous l’ombrelle Eviden, doit s’adapter aux nouveaux défis de la filière de l’énergie. Entre maintenance, modernisation des installations, conception de nouveaux systèmes, difficulté à recruter et transitions énergétiques, les équipes ne manquent pas de défis à relever.

C’est à Échirolles, en bordure de Grenoble, qu’Atos a installé son campus Iseran, un centre de recherche et développement consacré aux secteurs de l’énergie, de l’IA et des HPC. Ce site s’étalant sur plus de 19 200 mètres carrés accueille environ 1 000 employés.

Ces locaux inaugurés il y a un an sont principalement occupés par les équipes d’Eviden. Environ 85 % des effectifs présents sur le campus sont rattachés à cette division.

Dans le cadre d’une opération de restructuration, Atos a placé Worldgrid sous l’égide d’Eviden. Créé en 2010, Worldgrid regroupe 1 200 collaborateurs – dont 650, en France – répartis sur quatre sites. Approximativement 190 collaborateurs de Worldgrid travaillent dans les laboratoires du campus Iseran.

La spécialité de Worldgrid ? Les systèmes IT-OT consacrés au secteur de la production, de la transmission, de la distribution et la commercialisation de l’énergie. L’entité revendique plus de 250 clients dans le monde.

Son offre se matérialise par le développement, la fourniture et le déploiement de solutions logiciels pour les industriels de l’énergie (SCADA, DERMS, PLM, jumeaux numériques, etc.) et l’intégration de solutions CRM du marché, principalement le module SAP IS-U et Salesforce. « Nous sommes sans doute le leader européen du déploiement de Salesforce chez les fournisseurs d’énergie », avance Marc Le Traon, CEO chez Worldgrid France. « C’est une tendance récente. Historiquement, SAP représentait 80 % du marché en France et cela reste probablement le cas pour la facturation, mais depuis deux ou trois ans, les énergéticiens se tournent vers des solutions plus modernes, plus agiles, développées à l’aide de Salesforce ».

Le nucléaire, une part importante de l’activité de Worldgrid

Surtout, Worldgrid a développé plusieurs SCADA spécialisés. Le premier d’entre eux se nomme ADACS-N, un système de supervision en temps réel consacré aux centrales nucléaires. « ADACS, c’est SCADA en verlan », s’amuse Alain Chiapella, CPL Production Manager chez Worldgrid France. Lynx, lui, est un SCADA « multifluide ». Il permet de piloter la distribution et le transport de l’électricité, du gaz et de l’eau potable.

Worldgrid est également à l’origine du développement et du déploiement du compteur « intelligent » Linky, un projet qui lui a inspiré la solution Atos Smart Grid Suite.

« Notre savoir-faire le plus reconnu, c’est le contrôle-commande dans le nucléaire », affirme Alain Chiapella. « C’est par les aspects criticité, haute disponibilité, sûreté, que nous avons pu par opportunité aborder d’autres industries ».

Alain Chiapella estime que le nucléaire représente plus de 80 % de l’activité de son unité. « L’unité production génère environ 30 % de l’activité de Worldgrid en France », ajoute Marc Le Traon.

Ainsi, les systèmes Worldgrid sont déployés dans trois usines de production d’eau potable, dont celles gérées par Veolia pour le compte du Syndicat des eaux d’île de France.

Par ailleurs, l’entreprise est en train de rénover les systèmes contrôle-commande (I & C) des RER A et B, en région parisienne. « C’est un sujet assez sensible dans cette période pré coupe du monde de Rugby et Jeux Olympiques », note Alain Chiapella.

Maintien en conditions opérationnelles et simulateurs

Une bonne portion de l’activité gérée par Worldgrid est antérieure à sa création. Atos a signé ses premiers contrats avec EDF il y a 40 ans. Le fournisseur s’était alors équipé de « mini-ordinateurs » de la gamme SOLAR commercialisés par Bull, dont certains sont encore utilisés en production. Atos a véritablement « percé » dans le monde du nucléaire il y a 30 ans.

Depuis, Worldgrid a déployé des systèmes de contrôle-commande niveau 2 de plusieurs centrales nucléaires en France, au Royaume-Uni, en Chine, en Slovaquie et en Russie et en assure le maintien en conditions opérationnelles (MCO).

« Dans le nucléaire, les architectures de contrôle commande sont divisées en quatre niveaux », explique Alain Chiapella. « Le niveau 0 correspond à celui des capteurs, des vannes, des pompes, etc. Le niveau 1 comprend les PLC, les automates de manière générale. Le niveau 2 représente les moyens mis à disposition des opérateurs de conduite, tandis que le niveau 3 concerne les outils d’aide à la décision et à l’exploitation, la cybersécurité, ainsi que les réseaux qui permettent d’interconnecter les sites ».

En 1983, Atos a signé un contrat avec EDF pour piloter le développement et la maintenance des automates (niveau 1) et des systèmes de conduite informatisés au service des salles de commande en position assise (niveau 2) des centrales équipées de réacteurs N4 à Civaux (Vienne) et à Chooz (Ardennes). Ils ont été livrés dix ans plus tard, en 1993.

Ceux-là ont remplacé les systèmes de conduite en position debout qui avaient montré leurs limites lors de l’accident de la centrale de Three Mile Island en 1978 aux États-Unis. « Auparavant, les opérateurs devaient passer de pupitre en pupitre pour pouvoir dérouler les procédures de conduite. Il fallait manipuler des centaines de “tourner-pousser lumineux” (TPL), vérifier près d’un millier de verrines d’alarmes », relate Alain Chiapella.

Depuis 1996, Worldgrid assure la maintenance et les mises à jour de ce système. Ce contrat LTS avec EDF court jusqu’en 2035, mais les systèmes seront sans doute maintenus jusqu’en 2040. Concrètement, il s’agit d’assurer le support logiciel et matériel d’une architecture client-serveur sous Alpha/VMS ou UNIX/True64 (Worldgrid est passé sur une architecture x86/Linux entre 2009 et 2014, avant d’adopter le RTOS VxWorks de Windriver).

Maintenir des systèmes de près de 30 ans d’âge, cela réclame d’être astucieux. Par exemple, une fois obsolètes, les écrans cathodiques ont été extraits des consoles de commande, puis remplacés par des panels PC. Il a fallu également connecter les automates à la fibre pour augmenter les temps de réponse. Et quand un composant casse, il faut parfois réparer ou concevoir à façon des cartes PCB, notamment quand les pièces de rechange n’existent plus.

« Nous travaillons sur des technologies qui n’ont plus cours, voire avec des équipements qui ne se fabriquent plus ».
Emmanuel BesseCEO Worldgrid et E & U Europe

« Nous travaillons sur des technologies qui n’ont plus cours, voire avec des équipements qui ne se fabriquent plus. Nous collaborons avec des brokers, nous faisons réparer ou nous réparons nous-même », commente Emmanuel Besse, CEO Worldgrid et E & U Europe.

De manière générale, Worldgrid intervient peu sur les niveaux 0 et 1. Ces dernières années, les nouveaux projets ont concerné l’implémentation de système I & C niveau 2 dans une dizaine de centrales nucléaires en Chine. « Pour chacun de ces systèmes, nous avons placé notre produit ADACS », indique le responsable de la production.

Au campus Iseran, Worldgrid a installé des simulateurs permettant de former les opérateurs EDF, de vérifier la qualité des mises à jour et de tester des scénarios s’appuyant sur ADACS-N. « Sur un simulateur, l’on peut jouer avec le temps, ce qui demande une configuration spécifique », avance Alain Chiapella. « Cela nous permet de rejouer des événements pour effectuer une analyse post-mortem ou pour assister rapidement les opérateurs d’EDF ».

Pour autant, Worldgrid se veut « agnostique » des architectures logicielles et matérielles. Dans les principaux chantiers du Grand Carénage, EDF a inscrit la modernisation du contrôle-commande de la plupart des centrales nucléaires et l’application des directives « post-Fukushima », des mesures prises après la catastrophe survenue dans la centrale japonaise en 2011.

Déployer le SCADA des autres éditeurs, pas un problème pour Worldgrid

Dans ce cadre, Worldgrid déploie le SCADA Panorama de l’éditeur français Codra pour le compte d’EDF. « Nous passons d’IHM legacy propriétaires à Panorama. Il a des modifications profondes : tout le réseau est chamboulé. La salle de commandes est fortement modifiée, car il y a plus d’écrans, plus de serveurs », évoque le responsable de la production. « Cela se fait en plusieurs étapes. À raison, EDF n’aime pas les changements big bang ».

Un autre gros chantier pour Worldgrid concerne les EPR en cours de construction. Il y a cinq ans, l’entreprise a été choisie pour réaliser les procédures de test ICBM (Independent Confidence-Building Measures) du système de sûreté de la centrale nucléaire Hinkley Point C, qui sera équipée de deux réacteurs EPR. Worldgrid a réalisé plus de 50 000 tests. Ici, les autorités britanniques exigent que le maître d’œuvre des tests soit totalement indépendant. En clair, Worldgrid n’a pas participé et ne participera pas au développement des systèmes dans cette centrale.

L’objectif ? « Fournir des preuves quantitatives que la probabilité de défaillance du système de protection du réacteur est meilleure que 10-4 (avec un degré de confiance de 99 %) », indique Worldgrid.

« Nous nous appuyons sur une approche probabilistique pour déterminer le nombre de tests. Nous avons fortement automatisé notre procédure. Malgré tout, cela a pris un an pour vérifier les différents scénarios d’urgence », évoque Alain Chiapella. « C’est indispensable pour que le système obtienne l’autorisation d’exploitation par l’autorité de sûreté ». Ce projet devrait encore durer cinq ans. « Nous sommes en discussion pour déployer notre plateforme de tests dans d’autres centrales au Royaume-Uni ».

Le recrutement, « l’enjeu numéro 1 » de la filière nucléaire

Plusieurs défis attendent Worldgrid. Le premier d’entre eux n’est autre que l’attractivité de la filière nucléaire. Comme Cédric Lewandowski, directeur exécutif du groupe EDF et directeur du Parc Nucléaire et Thermique qui s’est exprimé à ce sujet lors de l’AWS Summit parisien en avril dernier, Alain Chiapella tente d’attirer les nouveaux talents, malgré la mauvaise réputation de l’activité.

« C’est un savoir-faire unique. Ce sont des générations de personnes qui sont amenées à manipuler ces outils. Il faut savoir garder ces compétences de manière à pouvoir faire vivre les systèmes », indique-t-il.

Selon le responsable, la moyenne d’âge dans les équipes dépend de la typologie des projets, mais elle est d’environ 50 ans quand il est question de MCO.

« Le recrutement est l’enjeu numéro 1 pour nous », renchérit Marc Le Traon. L’unité production à elle seule, 220 collaborateurs au total, cherche à recruter 60 à 70 salariés en 2023. Autant de postes seront ouverts en 2024. « Nous avons déjà engagé un peu moins de 30 personnes depuis le début de l’année », précise Alain Chiapella.

« Comme dans le reste de la filière, les recrutements ont ralenti il y a 7-8 ans », poursuit Marc Le Traon. « Depuis un an et demi environ, nous cherchons un mix de profils junior et senior ».

« Il faut une première expérience : cela réclame une certaine méthodologie de travail et ce n’est généralement pas la filière de cœur pour les jeunes diplômés », constate Emmanuel Besse.

« Chez nous, avant de pondre une ligne de code, il faut rédiger des spécifications durant des mois en respectant des carcans normatifs. C’est indispensable ».
Alain ChiapellaCPL Production Manager, Worldgrid France

De fait, là où la plupart des éditeurs et des entreprises prônent les méthodes Agile et DevOps, les projets nucléaires de Worldgrid exigent une application stricte du modèle de cycle en V. « Chez nous, avant de pondre une ligne de code, il faut rédiger des spécifications durant des mois en respectant des carcans normatifs. C’est indispensable », prévient le production manager. « Avec des systèmes classés, en modifier les caractéristiques réclame de repasser l’équivalent de dizaines de milliers d’heures de tests pour montrer patte blanche ».

Des réseaux d’énergie plus intelligents, plus complexes

Dans un même temps, comme l’ensemble du secteur énergétique, Worldgrid se penche sur les défis posés par la transition énergétique, à la fois la décarbonation et la nécessité de produire d’électricité pour couvrir les besoins des automobilistes. Son équipe Smart Grid cherche les moyens d’assurer l’équilibre de la charge sur un réseau continental – et peut-être, un jour, intercontinental – où les appareils de production nouveaux et existants, ainsi que de multiples sources d’énergie (nucléaire, thermique, éolienne, solaire, biomasse, géothermique, hydraulique) sont amenés à coexister.

La R&D de Worldgrid travaille notamment sur la conception d’une plateforme nommée AI4ES (AI for Energy Storage). Une partie de ce projet est réalisée en collaboration avec Météo France afin d’affiner les prévisions de production, des coûts de production et des tarifs de revente de l’énergie en fonction des conditions météorologiques. Dans un deuxième temps, la plateforme devra permettre de piloter le stockage de l’énergie dans des batteries lithium ou avec l’aide de piles à l’hydrogène décarboné afin de la réinjecter dans le réseau en cas de pic de consommation. « La production d’énergies renouvelables est, par nature, intermittente. Aujourd’hui, l’équilibrage de charge est effectué à l’aide de centrales thermiques. Avec un tel système, l’on pourrait se passer des centrales à gaz. Les réseaux seront plus complexes, mais plus intelligents », envisage Jacques Martin, coordinateur global des activités R&D chez Eviden.

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