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Comment Decathlon industrialise ses modèles d’IA

Chez Decathlon, le déploiement de l’intelligence artificielle est perçu comme un enjeu industriel. À tel point que l’enseigne a bâti une « AI Factory » dont les membres suivent un protocole strict, mais flexible afin de favoriser le déploiement des algorithmes les plus utiles en production. Explications.

Cet article est extrait d'un de nos magazines. Téléchargez gratuitement ce numéro de : Applications & Données: Applications et données 24 – AI Act : un « Brussels effect » moins marqué que le RGPD

Précédemment, les responsables du traitement de données chez Decathlon ont décrit leur stratégie organisationnelle pour déployer l’IA et former les collaborateurs. Toutefois, ils n’ont pas détaillé les usages des données de l’enseigne spécialisée dans la vente d’équipements sportifs. Ceux-là s’articulent autour de trois catégories principales.

Des analyses de données spécialisées par domaine

Il y a d’abord l’analytique. Chez Decathlon, cet exercice consiste à répondre à des questions telles que « Pourquoi ai-je des ruptures de stock ? Pourquoi ce produit ne se vend-il pas ? ». Il est mené par des Data Analysts spécialisés par domaine – un choix organisationnel pour faciliter les interactions avec le métier et maximiser la création de valeur.

« Pour qu’un analyste soit performant, il importe qu’il maîtrise parfaitement le jeu de données qu’il travaille », explique Didier Mamma, vice-président Advanced Analytics & AI Innovation chez Decathlon. « Il faut le laisser s’approprier un domaine pour qu’il puisse produire des analyses pertinentes. » 

« Pour qu’un analyste soit performant, il importe qu’il maîtrise parfaitement le jeu de données qu’il travaille ».
Didier MammaVice-président Advanced Analytics & AI Innovation, Decathlon.

Cette approche permet, grâce à la spécialisation, d’encourager l’analyste à s’emparer lui-même des sujets et à interpeller le métier, ce qui est préférable à une situation systématiquement inverse. À l’analyse de données s’ajoute, ensuite, du monitoring au travers de la livraison de cockpits de pilotage, « de la BI classique », ou presque.

« Nous nous efforçons d’introduire un changement sur le décisionnel, qui consiste trop souvent à produire des tableaux de bord que les utilisateurs sont invités à consulter […] Il serait préférable de disposer de dashboards poussant de l’information. Le chiffre d’affaires sur un rayon baisse, l’utilisateur doit être alerté. La manière dont l’information est mise à disposition est un enjeu fort pour nous. Elle doit être activable », témoigne le VP Data.

Decathlon combine IA prédictive et prescriptive

Enfin, le troisième type d’usage englobe les automatisations au travers, en particulier, de l’IA. Ces systèmes sont exploités afin, par exemple, d’émettre des recommandations personnalisées ou de réaliser des réapprovisionnements automatiques.

Pour générer des cas d’usage, Decathlon dispose d’un riche patrimoine de données, dont une base de 200 millions de clients. Au travers de divers croisements, dont les données extraites de ses applications, l’enseigne peut, par exemple, identifier 14,5 millions de pratiquants de randonnée et cibler des actions sur ce segment.

Dans le domaine client, l’intelligence artificielle permet déjà à Decathlon de personnaliser 80 % de ses courriels. En fonction du comportement, la marque insistera par exemple sur la location de vélo plus que sur l’achat. Sur le site, 80 % des recommandations sont, elles aussi, personnalisées grâce à des algorithmes.

En vue d’optimiser la productivité et ses besoins humains en magasin dans la gestion du click & collect, les responsables disposent de prédictions quotidiennes. « Nous avons utilisé de l’IA et des séries temporelles pour que chaque jour les magasins soient informés du nombre de colis à préparer avec un très fort taux de probabilité », indique Didier Mamma.

Sa connaissance du marché permise par la donnée permet aussi à Decathlon une meilleure répartition des produits sur ses entrepôts, et ainsi « d’optimiser la durée de vie du stock comme les déplacements de marchandise. » À la clé, des économies financières et une réduction des émissions de CO2 avec en 2023 1,105 million de kilomètres économisés.

Par ailleurs, en magasin, les vendeurs ont accès à un chatbot générant des graphiques. Ils peuvent interroger l’assistant en langage naturel pour obtenir des données commerciales. Côté expérience sportive, l’application Pacer programme un entraînement en fonction d’un objectif et des résultats intermédiaires. 

Des produits IA industriels triés sur le volet

Decathlon dispose d’un pied dans le présent et le second dans le futur, assure Hugo Hamad, directeur de l’AI Factory de Decathlon Digital (5 000 collaborateurs). Outre le travail déjà réalisé, « beaucoup de processus restent à améliorer avec du reengineering avec les métiers », voire à réinventer. C’est le volet innovation et R&D.

Afin de délivrer les cas d’usage, la division numérique de l’enseigne s’appuie sur un centre d’excellence, sa fameuse IA Factory. Une usine qui ne se met en fonctionnement qu’après une phase d’estimation de la valeur attendue du produit d’IA à concevoir, précise Hugo Hamad. Cette mission de définition de la valeur est confiée à une équipe « Data Value » composée de « Data Value Engineers ». 

Quant à l’AI Innovation Lab, il intervient sur les sujets nécessitant de la recherche et du développement. En matière de conception, la Factory est structurée autour de Fabrics, des équipes organisées par ligne métier (logistique, tarification, connaissance client).

Un Fabric Incubator accueille, lui, les projets non encore attribués à une équipe dédiée. « Nous allons créer de plus en plus de Fabrics en fonction des cas d’usage », anticipe le directeur de la Factory. 

Voilà pour l’organisation. La conception des produits d’IA en elle-même s’appuie sur une méthodologie, mise en œuvre dans le cadre de la gestion des produits en seconde vie. Cette expression « seconde vie » désigne le fait qu’un client, en ligne ou depuis une borne en boutique, peut proposer un article à la reprise et obtenir une estimation du prix. Les produits ainsi rachetés seront ensuite proposés en occasion par Decathlon.

Une solution interne pour gérer ce marché de la seconde main préexistait. Elle a été repensée par l’IA Factory pour apporter « plus de performance », commente Corentin Vasseur, Machine Learning Engineer de Decathlon Digital. 

Avec le métier a été définie « une structure opérationnelle » en appliquant un processus commun à tous les projets : définition du problème ML à résoudre, conception du build, son déploiement en préproduction et production, monitoring du modèle, etc. Ces étapes sont réalisées par une équipe composée de différents profils (Data Value Engineer, Product Manager, Data Scientist, Data Engineer, ML Engineer). 

Ces compétences exploitent les ressources (services d’infrastructure, outillage logiciel, données…) fournies par l’équipe de la plateforme Data. C’est à ce niveau qu’intervient l’ingénieur MLOps, dont la fonction est de fournir « des accélérateurs afin que, demain, nous soyons plus efficaces et rapides dans le développement des solutions d’IA ».

Grâce à ces différents profils et cette méthodologie, la Factory a conçu un modèle de tarification capable d’estimer le prix de rachat du produit et celui de revente. Charge au Data Scientist de concevoir la fonction de gain ou d’objectif optimisant la marge, les chances de revente et l’intérêt pour le revendeur.

La fonction est traitée par plusieurs modèles de machine learning. Un premier estime la probabilité de rachat, soit les chances que le propriétaire du bien accepte la proposition du distributeur. Un second modèle estimera le coût de reconditionnement, un troisième, celui du stockage, etc. Ces modèles multiples composent ainsi le moteur de tarification de Decathlon.

Pour générer de la valeur, il doit encore être rendu disponible, c’est-à-dire mis en production. Différents outils techniques sont pour cela mobilisés (Python, Airflow, mlflow, Databricks, etc.), pour le développement, le run et la supervision.  

Selon Hugo Hamad, toute cette ingénierie est indispensable au « développement de produits. Un produit d’IA est accompagné d’un pack complet de services, dont le support, et d’un outillage permettant de diagnostiquer et gérer des problèmes en production. » L’industrialisation est aussi clé dans l’adoption par le métier et le client final. 

Le directeur de la Factory souligne aussi l’intérêt de s’appuyer sur des ambassadeurs au sein des équipes métiers. Les utilisateurs des produits d’IA doivent aussi être conscients que toutes les fonctionnalités ne pourront être déployées dans la première version. Les développements s’opèrent selon des cycles itératifs avec pour objectif de livrer dans un premier temps une solution « good enough », dixit Didier Mamma. 

Cependant, Hugo Hamad insiste sur le fait qu’il s’agit de développer du code « nativement industriel, pas du jetable. Nous limitons au maximum la dette technique ». Afin de concilier rapidité et code industriel, Decathlon Digital conçoit notamment des « actifs communs » et réutilisables. Hugo Hamad le précise, l’entreprise jongle entre l’achat de solutions ou leur conception en interne et procède à des arbitrages entre vitesse et qualité technique. « Du quick, mais pas du dirty », ajoute-t-il.

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