La « Conteuse Merveilleuse », aussi une histoire d’IT locale et frugale

La startup derrière l’un des rares jouets tech fabriqués entièrement en France pousse sa logique « d’entreprise avec une mission » jusque dans l’IT. Elle privilégie les outils locaux, open source et une démarche éco-responsable.

« Best UI is no UI ». C’est avec cette formule qu’Adam Goldberg, président et fondateur de NetSuite (désormais Oracle Netsuite) résumait lors du SuiteConnect 2020, ce qui pour lui est le meilleur moyen d’interagir avec un ERP : ne passer par aucune interface. Appliquée au monde du jouet, la meilleure illustration en est certainement la « Conteuse Merveilleuse ».

Cette conteuse est un cube, sans clavier, ni écran, ni bouton. Fabriqué en France, le cube raconte des histoires aux enfants qui peuvent lancer les contes en tournant, secouant, tapant délicatement les faces de l’objet. L’idée de départ de Mathieu Roumens, le fondateur de Joyeuse.io (l’entreprise derrière la conteuse), est de stimuler l’imagination en restant dans la tradition orale, qui complète celle de la lecture.

La conteuse s’annonce comme un best-seller de Noël. Lancée il y a à peine deux ans par la startup – qui a tout conçu, du design au firmware – elle trône aujourd’hui en bonne place chez les distributeurs, de la FNAC à Cultura en passant par Amazon ou la chaîne plus confidentielle et plus « centre-ville » Bonhomme de Bois, ainsi que chez 130 détaillants indépendants.

« Le maximum de prestataires que l'on peut localiser en France, on le fait. Dans l’informatique, le SaaS et pour nos solutions aussi. »
Mathieu RoumensJoyeuse.io

L’autre particularité de Joyeuse.io, en plus de mettre un point d’honneur à fabriquer en Bourgogne et à Nantes, est de s’inscrire dans une démarche de « B-Corp », c’est-à-dire durable et avec une visée sociétale.

Mais qu’en est-il de l’IT derrière cette « success story » du jouet « made in France » ? Était-il lui aussi local ? LeMagIT a posé la question à son fondateur Mathieu Roumens.

Sa volonté est, en résumé, de prendre les solutions européennes ou open source – quand elles existent – et de faire le plus possible de l’IT « frugale » ou « sobre » (pour reprendre l’expression du Cigref).

Mais tout ne peut pas être fait, tout de suite, avec ces seuls outils.

Une boutique de contenus sur OVH (et Symfony)

« On a cette volonté de fabriquer en France, localement. Pour le produit, c’est fait. Mais le maximum de prestataires qu’on peut localiser en France, on le fait aussi. Notamment dans l’informatique, le SaaS et nos solutions », explique-t-il au MagIT. « Cela fait partie de notre projet [global] de faire de l’éco-code, du serveur basse consommation et d’être durable en utilisant du soft qui économise de la bande passante et de l’espace disque ».

Photo de Mathieu Roumens fondateur Joyeuse.ioMathieu Roumens, fondateur
Joyeuse.io

L’histoire qui représente le mieux cet engagement local est celle du choix de l’hébergeur du « Club Joyeuse ». Alors que l’agence en charge du site préconise AWS, Mathieu Roumens impose le choix d’OVH : « Avec le cloud AWS, le serveur est évolutif sans même se poser la question, mais je leur ai dit “écoutez, je sais que c’est performant, que c’est un datacenter en France… mais si on peut s’appuyer sur une alternative 100 % française, faisons-le ».

Dès le début, l’histoire de Joyeuse.io a d’ailleurs commencé sur OVH. « On en est à la troisième migration de serveurs chez eux », compte Mathieu Roumens. La startup a choisi de s’appuyer sur des serveurs virtualisés. Pas de serverless, de scalabilité à la minute, ou de paiement au strict usage. Mais une option robuste : « là, on vient de prendre un plus gros serveur, qui nous permet de voir venir pendant deux ans. Ce n’est pas vraiment du cloud » […] AWS nous aurait apporté plus de souplesse parce que l’on peut scaler plus vite. Mais ce n’est pas très grave. Si on en a besoin, on prendra une instance encore plus grande sur OVH et ce sera bon ».

Image de la bibliothèque de la Conteuse Merveilleuse
La bibliothèque de la Conteuse Merveilleuse accessible aux membres du Club Joyeuse et les contenus qu'elle propose sont hébergés sur OVH

Concrètement, le serveur OVH héberge la partie « club » de la Conteuse Merveilleuse. « Nos clients ont la possibilité de s’inscrire sur le site et de devenir membres du Club. Ils bénéficient alors de plus services », précise Mathieu Roumens. « Nous proposons trois services clés : la librairie (un store d’environ 1 000 titres à date, où l’on peut acheter et télécharger de nouvelles histoires audio), le studio d’enregistrement (un espace où les parents, voire les grands-parents, peuvent s’enregistrer et raconter une histoire) qui génère un fichier à mettre dans la Conteuse, et enfin un convertisseur audio qui prend en charge presque tous les formats (pour par exemple, convertir le contenu en WAV d’un CD en MP3 compatible avec la conteuse) ».

Cet espace membre est codé avec le framework PHP Symfony, en collaboration avec une agence française (PLDev). « On a développé toute notre interface de e-commerce pour nos contenus dématérialisés sur Symfony […] Symfony, c’est robuste, open source, modulaire : il y a beaucoup de briques déjà disponibles pour construire tout ce que l’on veut. Et on l’interface avec des APIs comme pour le paiement » vante Mathieu Roumens. Pas de off-shoring ni de near-shoring pour le site, ni pour le firmware d’ailleurs, conçu spécialement avec un développeur recommandé par Cap'tronic.

L’exception Shopify qui confirme la règle

Le « front » de Joyeuse.io ne repose cependant pas que sur du « local ». La boutique de la Conteuse (pour acheter l’objet en direct) et le site vitrine sont en effet sur Shopify. Mathieu Roumens justifie ce choix par l’absence d’alternative simple et performante.

Le dirigeant souhaite développer ce canal de distribution, dont la marge est plus avantageuse que l’indirect. Mais comme ni Prestahop ni les modules e-commerce d’un CMS ne l’ont convaincu, c’est ce SaaS canadien qui motorise le site officiel.

« Nous prenons aussi des prestataires non locaux, mais uniquement quand ils sont irremplaçables. »
Mathieu RoumensJoyeuse.io

« On prend aussi des prestataires non locaux, mais uniquement quand ils sont irremplaçables. Typiquement, on peut remplacer le cloud AWS par OVH. Mais pour moi, il n’y a pas vraiment de Shopify français », analyse en toute transparence Mathieu Roumens qui ne ferme pas non plus la porte à d’autres options. « On se reposera la question un jour », envisage-t-il.

L’ergonomie et la simplicité de l’outil canadien expliquent ce choix de départ. « Pour la toute première version du site, nous avions pris un WordPress », raconte le fondateur de Joyeus.io, « mais c’était une vraie galère. Shopify gère plus simplement les contenus pour faire des pages corporate. C’est quand même très bien fait. Après, si on change de stratégie et que l’on devient un gros site de contenus [N.D.R. : avec des articles, des lectures, des lives, etc.), on reviendra à un CMS open source. Mais ce n’est pas d’actualité ».

Le back-office de la boutique de Shopify a aussi joué en sa faveur. Il apporterait « une fluidité incomparable en termes d’UX, et sur toute l’analytics, avec des conseils (tips) en permanence pour améliorer le ROI ». Autre brique dans ce cas, les paiements sont gérés avec Stripe. « On ne pouvait prendre zéro risque sur le paiement, donc nous avons pris une solution ultra-répandue. Et puis, il y a une couche servicielle (analytics, etc.) qui n’a rien à voir avec une solution bancaire classique ».

D’autres exceptions, mais temporaires

Dans la communication unifiée et le collaboratif, Joyeuse.io a également débuté avec les outils d’un grand du SaaS américain (mail, partage de documents, édition bureautique en ligne). Mais à la différence de la boutique et du paiement, où les alternatives manquent pour le fondateur, Mathieu Roumens envisage déjà d’autres solutions.

« Sur la messagerie pour le coup, il y a des solutions alternatives et écoresponsables, françaises ou européennes, en remplacement. »
Mathieu RoumensJoyeuse.io

« Sur la messagerie pour le coup, il y a des solutions alternatives et écoresponsables, françaises ou européennes, en remplacement. Cela fait partie des choses qu’on va étudier pour être plus sobres, en complément de la data hébergée en France. Des solutions permettent de diviser l’impact carbone par au moins deux ou trois sur la bureautique en ligne, les e-mails, le drive partagé. J’espère bien le faire dès 2021 ».

Pour le SAV, les interactions clients – environ 500 par mois – passent aujourd’hui par un système de ticketing sur Zendesk. Là encore, la volonté d’aller vite et de faire simple pour se concentrer sur le cœur du projet (à savoir concevoir puis fabriquer la Conteuse) a abouti à ce choix initial de l’éditeur américano-danois. Mais comme les solutions « françaises ou open source » existent, Joyeuse.io a également en projet de faire un tour des alternatives.

Idem pour les mailings. Aujourd’hui sous Mailchimp, ces envois devraient bientôt être assurés avec Sendinblue, l’éditeur lyonnais qui a levé 140 millions d’euros en octobre.

Back office : du SaaS français pour le CRM B2B et la gestion de trésorerie

Le gros des ventes des Conteuses Merveilleuses ne se fait pas en direct sur la boutique en ligne, mais via le réseau de partenaires. Pour gérer ce canal B2B2C, l’entreprise est en train de migrer d’une solution lyonnaise, qui atteint ses limites avec la croissance de Joyeuse.io, vers un autre CRM SaaS français, Sellsy plutôt qu’un Salesforce ou un HubSpot.

Côté gestion financière, un point toujours critique est la trésorerie. Dans le contexte actuel, incertain et fluctuant, la planification dynamique est indispensable. Mathieu Roumens et son équipe ont, là encore, joué la carte locale avec une startup lyonnaise : Agicap.

« Agicap est un système connecté à la banque (pour voir les dépenses et les entrées, et les classer par grandes catégories) qui fait des projections et des simulations de trésorerie sur plusieurs mois en fonction des scénarios de rentrées d’argent, de développement de CA et de dépenses », explique Mathieu Roumens. « Cela permet d’identifier la zone de danger. En trésorerie tendue, c’est vraiment un bel outil ».

Photo de la Conteuse Merveilleuse
La Conteuse Merveilleuse

Cet outil SaaS lui a permis de formuler différentes hypothèses de ventes – hautes basses moyennes – qui sont allées du « crash test » à moins de 15 000 conteuses produites à 50 000 unités. À chaque hypothèse, l’outil évaluait la trésorerie. « Quand on navigue à vue, toutes les entreprises font des scénarios. Nous, nous en avons fait des centaines au printemps. Typiquement, nous nous engageons six mois à l’avance sur les commandes à produire. Et au début d’année, nous avions zéro visibilité. Est-ce qu’on allait dans le mur ? Est-ce qu’on n’aurait plus aucune tréso ? ».

« Avec ces documents très visuels, j'ai prouvé [aux banquiers] qu'on était viables et que nous pouvions assurer l'inflexion de fin d'année avec un prêt. »
Mathieu RoumensJoyeuse.io

Les différents scénarios ont permis à la startup de modéliser sa trésorerie en milieu et en fin d’année. « Les courbes nous montraient clairement notre zone critique vers septembre et octobre : la période où l’on n’a pas encore touché les ventes, mais où nos prestataires sont payés. On a pris les scénarios “dangereux” et on est allé chercher du cash ».

Aujourd’hui, Joyeuse.io a sécurisé son BFR en convainquant les banquiers avec des arguments chiffrés et pertinents issus d’Agicap. « Avec ces documents très visuels, j’ai montré [aux banquiers] qu’on était viables et que nous pouvions assurer l’inflexion de fin d’année avec un prêt en complément du PGE que nous avons aussi réussi à avoir. […] Aujourd’hui, c’est bon. On a ce qu’il faut ».

Les belles histoires, ce n’est pas que pour les enfants.

Fondé en 2018, Jouyeuse.io va doubler cette année son chiffre d’affaires. L’entreprise a lancé une déclinaison pour les bébés. Et ses conteuses « sans UI », présentes dans 600 points de vente, devraient être en rupture de stock pour Noël.

Bref, si la Conteuse Merveilleuse raconte de jolies histoires aux enfants, elle en est aussi une pour ses créateurs. Et pour l’IT locale et frugale.

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