Pour le CTO de GE Digital, jumeaux numériques et IA sont inséparables

Colin Parris, fondateur de l’initiative « jumeaux numériques » de GE Digital, explique pourquoi la gestion des données peut faire ou défaire une application et pourquoi l’association des jumeaux numériques et de l’intelligence artificielle permet de les améliorer.

Colin Parris a 22 ans d’expérience en tant que cadre dans des divisions importantes d’IBM et maintenant de General Electric, mais le directeur technique de GE Digital se considère avant tout comme un data scientist, et cela se voit. Demandez-lui de vous parler de la technologie des jumeaux numériques qui envahit la conception, la fabrication et la maintenance des produits, et il vous répondra qu’il s’agit d’un problème de gestion des données. Disposez-vous des bonnes informations ? Sinon, pouvez-vous les acquérir ? Dans quelle mesure votre culture est-elle axée sur les données ?

Les compétences de Colin Parris en matière de data science, son baccalauréat ès ingénierie de l’Université Howard (l’équivalent d’une licence en France N.D.L.R.), son doctorat en génie électrique obtenu à UC Berkeley et sa maîtrise en sciences de la gestion de l’Université de Stanford, ont contribué à le préparer à une carrière à l’intersection de l’analyse des données, de l’IA et de l’IoT industriel. Il a passé cinq ans à diriger le groupe de recherche sur l’intelligence artificielle, l’analytique et le traitement des données de GE, où il a piloté l’initiative qui a produit plus de 1,2 million de jumeaux numériques pour les divisions de fabrication et leurs clients.

« Ce que nous faisons, c’est de nous emparer d’un problème commercial et le transformer en un problème de données ».
Colin ParrisCTO de GE Digital

« GE Research s’occupait de tout un tas de machines tournantes », explique Colin Parris, en faisant référence au dénominateur commun des moteurs à réaction et des turbines à gaz, à vapeur et hydroélectriques que l’entreprise confectionne. « Ce que nous faisons, c’est de nous emparer d’un problème commercial et le transformer en un problème de données ».

En mai 2020, Colin Parris a pris son nouveau poste de vice-président senior et CTO de GE Digital, la filiale axée sur les logiciels et services d’automatisation industrielle. Il explique que son principal défi chez GE Digital est de prédire les choses en utilisant des données éparses, telles que des données de simulation et des notes personnelles. Son double rôle est de pousser l’innovation dans les produits de GE Digital afin qu’ils apportent de la valeur aux clients, et de mettre à l’échelle ces produits pour l’usage interne de GE.

Avant de rejoindre GE en 2014, il était vice-président chez IBM, où il a notamment travaillé sur les systèmes Unix et dans la division composée de 6 600 développeurs responsables des logiciels pour les équipements IBM. Colin Parris raconte que le PDG de GE de l’époque, Jeff Immelt, l’avait engagé pour employer son expérience acquise avec IBM dans les secteurs de la banque, des communications et de la médecine aux principaux domaines ciblés par GE : l’aviation, le transport, l’exploitation minière, le pétrole et le gaz, l’énergie et l’industrie pharmaceutique.

Dans une interview, Colin Parris explique comment identifier et tirer profit de la valeur des jumeaux numériques, ainsi que le rôle que joue l’IA dans ce processus. L’entretien a été édité dans un souci de clarté et de concision.

 

LeMagIT : Comment GE utilise-t-elle les applications de jumeaux numériques dans sa propre production ?

Colin Parris : Un jumeau numérique, pour moi, est une représentation vivante et apprenante d’une certaine forme d’actif ou de système. « Vivant » signifie qu’il y a un flux continu de données qui permet au modèle d’être conscient de l’environnement. Il y a aussi des données de retour : « Quand je fais une action, quel est le résultat ? ».

« Un jumeau numérique, pour moi, est une représentation vivante et apprenante d’une certaine forme d’actif ou de système. »
Colin ParrisCTO de GE Digital

L’autre aspect est l’apprentissage. Je ne veux pas seulement apprendre à partir des données des capteurs de cet actif particulier, mais aussi des éléments de la flotte, des simulateurs que j’ai construits lors de la conception. Par ailleurs, je souhaite apprendre des gens et regarder tous les rapports que les experts en maintenance ont rédigés. Je veux des photos.

Il peut s’agir d’une pièce, d’un système complet, d’un réseau ou d’un processus. Tous ces éléments sont des jumeaux.

Chez GE, nous utilisons les jumeaux numériques à trois fins.

La première consiste à paramétrer une alerte précoce dans un délai qui convient à l’entreprise.

La deuxième est de rendre les actifs aussi disponibles que possible – par exemple, un moteur d’avion. Lorsque l’appareil atterrit, il se présente à la porte d’embarquement et les pilotes procèdent à l’analyse habituelle avant le vol. Une lumière s’allume dans le cockpit. Nous sommes en panne. Pourquoi cela s’est-il produit ? Les capteurs ont seulement indiqué que c’était une défaillance de roulement. On ne peut rien faire d’autre que de décharger les gens de cet avion.

Mais peut-on prédire cette défaillance de roulement 30 jours à l’avance ? Vous avez besoin de 30 jours pour trouver un moyen d’amener un autre moteur ou un avion à cette porte à ce moment-là, et vous avez besoin de suffisamment de temps pour découvrir le bon itinéraire pour l’équipage.

La seconde fin revient donc à obtenir une prédiction continue pour prévoir quand les pièces vont tomber en panne. J’ai besoin de plus de temps, car, dans de nombreux cas, il s’agit de pièces standards. La construction d’un moteur à réaction et d’un bon jeu de lames de moteur peut prendre quatre à six mois parce que je dois déterminer l’inventaire.
Si je dois stocker toutes ces pièces, je dois activer la chaîne d’approvisionnement et demander aux fournisseurs de produire cet alliage de nickel spécial et de l’envoyer à dix personnes avant de pouvoir fabriquer cette chose. Si je peux faire de la prédiction en continu en disant : « Voici le niveau d’endommagement de chaque pièce », et que je le sais six mois à l’avance, je peux optimiser les stocks et concevoir le nécessaire. Sinon, je bloque des centaines de millions de dollars de composants qui restent là parce que je pourrais en avoir besoin.

La troisième chose que nous faisons, c’est l’optimisation, par exemple « quel avion retirer pour que son moteur puisse être réparé et réintégré dans la flotte ». Si je peux faire cela, j’économise une somme importante d’argent pour vous. Si je peux observer la façon dont les pilotes décollent, la quantité de carburant utilisée lors du vol en fonction des courants d’air, puis la portion utilisée au moment de l’atterrissage, je peux maximiser l’emploi de combustible.

L’autre chose pour laquelle vous utilisez les jumeaux numériques, ce sont les simulations. Vous pouvez tester des scénarios.

Une question de probabilité… et de données

LeMagIT : Quels sont les jumeaux numériques qui ont le meilleur retour sur investissement ?

Colin Parris : Vous essayez de comprendre où sont les plus grandes lacunes rencontrées par les clients. Où perdent-ils le plus d’argent ? Où se situent les risques les plus importants et les meilleures opportunités de revenus ?

Ensuite, vous réfléchissez au niveau de maturité du client. Certains ne sont pas matures sur le plan numérique. Ils n’ont pas collecté le bon ensemble de données, ou il y a beaucoup de manques dans les data sets ou ils nécessitent beaucoup de traitement.

Avant, dans mon monde idéal, c’était facile. J’arrivais et je disais : « Numérisons tout et mettons en place une solution de master data management. Cela vous coûtera 4 millions de dollars ». Aujourd’hui, la discussion s’articule comme ceci : « Allons dans l’entreprise, voyons quel est votre plus gros problème actuel, puis déterminons quelles données je peux collecter pour le résoudre ». Si vous avez un problème qui vous coûte 8 millions de dollars, si la solution en vaut 10 millions, vous ne voulez pas le faire.

Ensuite, tout est question de probabilité. Voulez-vous obtenir une précision de 90 % qui pourrait coûter 7 millions de dollars et vous permettre de réaliser un bénéfice d’un million de dollars, ou voulez-vous une précision de 60 % qui ne coûtera que 2 millions de dollars ?

LeMagIT : Quels sont les défis auxquels les entreprises seront confrontées lors de la mise en œuvre de jumeaux numériques ?

Colin Parris : Les sociétés disposent généralement d’un MES [système d’exécution de la fabrication], d’un PLM [gestion du cycle de vie des produits] et d’une variété de systèmes et affirment qu’elles collectent une grande quantité de données. Mais tout le monde engrange ces métriques dans des silos et dans un but spécifique. Si vous savez comment fonctionnent les bases de données et les schémas de données [vous devriez d’abord] définir la requête, puis rechercher les données.

Lorsque la question change et que vous avez un environnement dynamique, il est faux de croire que vos systèmes existants puissent y répondre sans préparation. Vous ne pouvez pas utiliser les mêmes données pour répondre à une question différente. Vous devrez peut-être en ajouter de nouvelles ou modifier celles que vous exploitez déjà.

De nombreuses personnes ne comprennent pas complètement cet aspect. Ils passent d’un problème industriel à un autre, lié aux données. 

Maintenant que je saisis suffisamment cet enjeu, comment collecter ces données ? Avez-vous recueilli les bonnes données ?

Enfin, comment se sort-on d’un problème de données pour obtenir une solution « data-driven » ? Disposez-vous des bons talents en la matière pour y parvenir ?

LeMagIT : Qu’auriez-vous fait différemment si vous aviez su ce que vous savez maintenant sur les jumeaux numériques ?

Colin Parris : J’aurais aimé comprendre que la transformation numérique ne se fait pas en premier. Ce qui se produit d’abord, c’est la transformation des processus métier. Dès que vous commencez à dire qu’il y a un enjeu commercial que je dois résoudre… et que vous le décomposez d’une certaine manière, il s’agit généralement d’effectuer une cartographie de chaînes de valeur.

Une fois que j’ai fait cela, je peux déterminer d’où vient le gaspillage, où je peux optimiser et idéalement générer un ROI. C’est à ce moment-là que je numérise. Ce sont les domaines dans lesquels je peux numériser la collecte d’informations, les indicateurs que je peux obtenir et les actions que je peux entreprendre.

Une fois que vous faites cela, tout le monde s’unit. [Si vous pouvez] réduire ou éviter les coûts, augmenter la productivité, conquérir de nouveaux marchés pour obtenir de nouveaux revenus – c’est un cri de ralliement.

Puis, il y a une prise de conscience au niveau culturel. J’ai passé 20 ans chez IBM et je vis moi-même dans ce monde numérique […]. Tous les quatre ou cinq ans, il y a une nouvelle idée. C’est toujours une révolution.

Puis j’arrive dans le monde industriel où un moteur à réaction dure 40 ans, une turbine à vapeur dure 30 ans et nous en avons qui ont 82 ans. C’est une expérience culturelle très différente. Les gens sont formés pour penser d’abord à la sécurité et à la stabilité économique et des processus à très long terme.

Tout à coup, ils sont projetés dans un monde où Google achète de l’électricité pour ses centres de données, mais où il installe aussi des parcs éoliens et des parcs solaires. Ces mondes qui étaient parfaitement constants deviennent soudainement très, très dynamiques.

L’IA, un complément essentiel du jumeau numérique

LeMagIT : Quel est le rôle de l’IA dans les applications de jumeaux numériques ?

Colin Parris : Dans un jumeau numérique, vous avez un système d’IA qui travaille avec un objet physique. Je les considère comme inséparables.

« Les systèmes d’IA font partie du jumeau numérique. Ils interviennent quand nous n’avons pas d’équations ou quand les humains ne peuvent pas prédire des éléments parce qu’il y a trop de variables. »
Colin ParrisCTO de GE Digital

Il s’agit entièrement, dans certains cas, d’une équation de physique qui dit : voici la température qui sera à tel endroit, ou voici la résistance du métal. Vous avez certains types de constantes… que vous pensez être toujours les mêmes dans votre système. L’avion va décoller d’une certaine façon – je fais cette supposition.

L’IA travaille avec la physique dans certains cas. Dans d’autres cas, vous n’avez pas d’équations physiques. Lorsque vous regardez une éolienne et que vous essayez de voir comment caractériser le vent qui entre dans l’éolienne, vous vous rendez rapidement compte que sa vitesse change en fonction de la hauteur de l’éolienne et n’est pas une constante. La vitesse du vent change également chaque heure de la journée. C’est une chose tellement complexe qu’elle ne peut être modélisée par une équation physique.

Ce que nous avons tendance à faire maintenant, c’est d’utiliser l’IA et les réseaux de neurones pour modéliser cela. Nous pourrions utiliser l’IA pour remplacer toute cette équation. Dans de nombreux cas, nous prenons des équations physiques et utilisons les algorithmes de machine learning pour les compléter.

Les systèmes d’IA font partie du jumeau numérique. Ils interviennent quand nous n’avons pas d’équations ou quand les humains ne peuvent pas prédire des éléments parce qu’il y a trop de variables.

LeMagIT : Quels sont les principaux défis auxquels les entreprises sont confrontées lorsqu’elles combinent IA et jumeaux numériques ?

Colin Parris : Le premier défi est celui des données. Comment collecter les données ? Parce que dans de nombreux cas, vous avez affaire à des cultures dans lesquelles ces informations sont considérées comme un sous-produit. Ils utilisent les données pour quelque chose qui est entièrement axé sur la machine elle-même. La collecte de ces données, la compréhension de leur valeur et leur nettoyage constituent une part importante du travail.

Les nouveaux géants – les Google et Amazon – ont commencé par collecter des données. Les données font partie de leur culture. Dans le secteur industriel, les données ne font pas forcément partie de notre culture.

Le deuxième défi est le suivant : comment obtenir les bonnes informations ? Parce que vous avez un processus qui est en cours, et maintenant je dois améliorer ce processus. J’ai besoin de data scientists qui appréhendent convenablement le procédé pour le modifier. Et j’ai besoin d’ingénieurs de processus ou d’ingénieurs mécaniciens qui comprennent suffisamment les capacités de l’IA pour pouvoir aider à diriger les data scientists. Cela se construit par l’expérience.

Enfin, comment traduire cela de manière à permettre la transformation des processus d’entreprise ? Il faut maintenant que je mette cet indicateur au cœur de votre gestion opérationnelle. Je dois découvrir comment vous prenez les décisions qui ont un impact sur vos profits et pertes.

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