« Pas assez cloud » : SAP va-t-il vers un avenir « sombre » ?
SAP a perdu 30 % de sa valeur en une semaine. Des analystes financiers prédisent « un avenir sombre » à l’éditeur, pas assez cloud pour eux. Mais des analystes IT estiment que cette réaction ne reflète pas les perspectives à long terme et traduit surtout une myopie des marchés.
Pour son troisième trimestre 2020, SAP a annoncé un chiffre d’affaires de 6,535 milliards d’euros, en baisse de 4 % par rapport à la même période en 2019. C’est peu de dire que les investisseurs ont très mal accueilli ce résultat. En une journée, la société a perdu 28 milliards de valorisation (soit environ 20 % de sa capitalisation). Une chute qui continue lentement depuis.
Au milieu de ce naufrage boursier, SAP a pourtant annoncé quelques bonnes nouvelles. L’éditeur a par exemple indiqué que ses revenus cloud avaient augmenté de 11 %. Autre point positif, la dynamique de S/4HANA semble se poursuivre. Sur la période, SAP revendique 500 nouveaux clients sur son ERP de nouvelle génération. Au total, S/4HANA dépasse désormais les 15 100 clients dans le monde dont environ 8 100 en production. Soit une progression de 20 % en un an pour l’ERP.
Lenovo, Æon, Shanghai Land (Group), et la société espagnole de gaz et d’électricité Naturgy ont choisi S/4 HANA au cours du trimestre.
SAP veut être « cloud-first »
Historiquement, SAP vient du « sur site ». Sa stratégie actuelle vise à en faire un éditeur « cloud first » face à des concurrents « cloud native » comme Workday (dans le HCM/SIRH et la gestion financière), ServiceNow (dans la gestion des process) ou Salesforce (dans le CRM).
La pandémie COVID-19 et la façon dont les métiers doivent répondre aux défis qu’elle pose, favorisent le mouvement des clients vers le cloud, a justifié Christian Klein, PDG de SAP, lors de l’échange avec les analystes financiers, le 26 octobre, juste avant le krach de SAP.
Christian KleinSAP
« La COVID-19 est un tournant pour nos clients. De nombreuses entreprises ont de vrais problèmes pour produire, vendre et livrer un produit en période de confinement et de travail à domicile », constatait-il alors. Pour répondre à ces besoins, SAP veut donc s’établir comme « une entreprise leader dans les plateformes cloud ».
« Nous avons toujours été le leader dans les plateformes applicatives sur site. Des milliers de partenaires et de clients ont construit des solutions et des extensions sur SAP depuis presque 50 ans », a-t-il ajouté. « Notre but est de le refaire dans le cloud, de positionner SAP comme la plateforme cloud de référence, et de transformer la manière dont les entreprises travaillent à l’âge du numérique ».
Concur plombe le cloud de SAP
Derrière le discours volontaire de son PDG, les résultats financiers peuvent néanmoins paraître inquiétants pour SAP, alors que d’autres grands noms de l’IT affichent des revenus insolents (Microsoft en tête). Mais pour Andrew Bartels, de Forrester Research, la situation n’est pas aussi catastrophique quand on plonge dans le détail des activités de SAP.
« Les revenus des licences ont diminué, c’est une déception. Mais ceux de la maintenance ont assez bien résisté », commence-t-il. « Ensuite, si vous creusez un peu, l’un des gros points noirs de leurs revenus de cloud, c’est Concur – qui a considérablement baissé. Or ce n’est pas surprenant que cette ligne de revenus directement liés aux dépenses des entreprises (voyage et notes de frais) soit à la ramasse ».
Joshua GreenbaumEnterprise Applications Consulting
Les autres solutions du cloud « Intelligent Spend » de SAP, dont fait partie Concur – à savoir Ariba pour les achats B2B et les approvisionnements, et Fieldglass pour la gestion des effectifs temporaires – ont assez bien résisté, souligne Andrew Bartels.
Pour l’analyste Joshua Greenbaum d’Enterprise Applications Consulting, bien que le recul des revenus de SAP soit significatif et que la chute des actions ait été brutale, cela n’a rien d’une surprise.
« On s’y attendait, et finalement c’est arrivé », confirme-t-il. Pourquoi ? « C’est typique de la myopie des marchés. C’est dommage, parce que cela détourne le regard de la vraie problématique : celle de savoir comment un éditeur crée de la valeur pour ses clients… plus que de savoir comment un éditeur doit présenter ses résultats trimestre par trimestre aux investisseurs ».
Qui veut voyager loin ménage ses clients
Devenir « cloud » pour SAP n’est cependant pas une chose facile. Joshua Greenbaum estime que la route sera longue et difficile.
« SAP doit faire évoluer petit à petit une base installée de clients que Salesforce ou Workday n’ont pas. [Mais la lourde sanction de SAP] est davantage due au court-termisme de la communauté financière qu’à la stratégie à long terme », conclut-il. « SAP est réellement en train d’assembler les éléments de sa stratégie cloud. Et la croissance continue des licences S/4HANA dans sa base installée, est de bon augure pour la suite ».
Predrag JakovljevicTechnology Evaluation Centers
« SAP ne fait que commencer sur cette voie [vers la cloudification] », renchérit Predrag Jakovljevic, analyste de Technology Evaluation Centers. « Après quelques cycles, Wall Street sera habitué et appréhendera mieux ses revenus cloud ».
L’équipe de direction relativement inexpérimentée de SAP et sa mauvaise communication avec les investisseurs – comme le fait de ne pas avoir prévenu en amont que les résultats seraient mauvais avec un « profit warning », ou sur les vents contraires de la COVID-19 auxquels Concur a dû faire face – ont probablement contribué à la (sur)réaction des investisseurs, estime-t-il.
Pour Trevor White, analyste de Nucleus Research, continuer à vendre du « sur site » n’est par ailleurs pas une aberration pour SAP. Un point que les marchés auraient du mal à comprendre également.
« C’est vrai. SAP a été un des derniers gros éditeurs à se convaincre que l’avenir de l’IT des grandes entreprises se trouvait dans le cloud » concède Trevor White. « Mais une partie du retard de SAP est en grande partie due au fait qu’il a une très grande base de clients, traditionnellement préoccupés par la gestion de leurs chaînes d’approvisionnement. Et ces clients, quelle qu’en soit la raison, ont tendance à être les plus réticents à l’idée de migrer. » Il n’y avait donc pas d’urgence à les pousser vers un cloud qui risquait de les brusquer.
Trevor WhiteNucleus Research
Oui, mais voilà, « la pandémie entraîne tout le monde, y compris SAP, vers un avenir “full cloud” », continue Trevor White. Le cloud a rapidement pris une importance encore plus majeure.
Pour l’analyste, même si SAP est en retard, l’éditeur dispose d’une expertise technologique très poussée et d’un portefeuille de produits très diversifié, qui devraient l’aider à rester pérenne sur le marché des grandes entreprises.
« À long terme, son orientation vers le cloud va être bénéfique pour SAP et pour ses clients », estime Trevor White. « Et du point de vue plus technique, je ne suis pas inquiet pour leurs fondamentaux ni pour la qualité de leurs produits ».
La bourse veut du « cloud only », pas les clients
L’écart d’analyse est donc fort entre les financiers d’un côté et les spécialistes de l’IT de l’autre. Aux États-Unis, l’éditorialiste de la chaîne économique CNBC et ancien gérant de fonds Jim Cramer a par exemple prédit des « perspectives sombres » pour SAP et a vilipendé « une gestion confuse » (« management turmoil ») depuis le départ de Bill McDermott en 2019.
Même son de cloche dans l’édition britannique du Financial Times. Le « FT » y écrit sans ambages que « SAP a besoin d’une meilleure offre cloud pour répondre aux besoins d’une plus grande partie de ses propres clients… le coronavirus incite les clients de SAP, souvent des grandes ou moyennes entreprises, à passer plus rapidement aux services cloud. Cela signifie que SAP doit investir davantage, même si ses revenus ralentissent ».
À rebours des financiers, pour Andrew Bartels (de Forrester), la cloudification de SAP doit se faire avec beaucoup de précautions. Car le cloud n’est pas forcément une bonne option pour tout le monde. Le fait que beaucoup des clients de SAP choisissent S/4HANA – que l’éditeur aime à présenter comme un ERP cloud – en version « on prem » ou dans un cloud privé ou en hybride, semble aller dans ce sens.
Andrew BartelsForrester Research
« La bascule vers le cloud est beaucoup plus prononcée aux États-Unis qu’ailleurs », rappelle Andrew Bartels. « Il existe toujours une forte demande dans le monde pour des systèmes SAP sur site, par exemple dans les marchés émergents où l’infrastructure cloud n’existe tout simplement pas. Il n’y a donc aucun avantage pour SAP à se retirer de ces activités-là alors que le marché du cloud dans ces pays est très immature et que la demande pour le on prem est encore relativement forte ».
Ces réflexions à plus long terme, et plus larges sur le cloud et sur les applications d’entreprise, ne seraient souvent pas prises en compte par les analystes financiers, avance l’analyste IT.
« SAP peut vouloir communiquer sur sa nécessité de passer au cloud, parce que du point de vue des investisseurs, les revenus cloud sont plus appréciés que les revenus issus de la vente de licences, […], mais c’est de l’ingénierie financière », conclut-il. « Fondamentalement, les investisseurs qui voient les choses en 100 % cloud sont myopes. La réalité, c’est que pour beaucoup de choses, passer au cloud n’a aucun sens. Mais beaucoup d’investisseurs ne comprennent pas cela et ils se perdent dans une vision où “tout doit être dans le cloud” ».
Hasso Platner en profite pour acheter du SAP
Dans la foulée, SAP a revu à la baisse ses prévisions de résultats à moyen terme et pour l’année en cours. Sa cloudification étant fixée à un horizon de deux ans.
En attendant, sur 2020, SAP vise un chiffre d’affaires entre 27.2 et 28 milliards d’euros, contre une fourchette précédente allant de 27,8 à 28,5 milliards. Dans le cloud, ses prévisions vont de 8 à 8,2 milliards de revenus, contre 8,3 à 8,7 milliards précédemment.
Ces annonces n’ont fait que renforcer la défiance des marchés. Depuis son naufrage d’octobre, l’action continue de reculer (-30 % désormais par rapport à son niveau d’avant le 26 octobre).
Mais un des plus fins connaisseurs de SAP y a vu, lui, une opportunité. Hasso Plattner, co-fondateur et aujourd’hui président du conseil de supervision de SAP, a en effet profité de la chute du prix de l’action de sa société pour en racheter à titre personnel ; pour la modique somme de 250 millions d’euros. Un pari de l’IT contre les financiers en quelque sorte.